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Réforme de la politique agricole: un (trop) gros enjeu pour l’agriculture

En matière de politique agricole, le calme n’est pas pour demain. Le Parlement va, en effet, empoigner le dernier en date des paquets de réformes, la PA 2011. Il devra apporter au projet les corrections auxquelles le Conseil fédéral n’a pas voulu procéder, afin que les conséquences de cette nouvelle réforme soient supportables pour les familles paysannes et que celles-ci soient en mesure de maîtriser les défis à venir. Le projet gouvernemental présente, en effet, de grosses faiblesses dans les domaines suivants: enveloppe financière, soutien du marché, droit foncier rural et droit du bail à ferme agricole, mesures de réduction des coûts de production. L’Union Suisse des Paysans (USP) attend donc du Parlement qu’il trace une voie permettant aux paysannes et aux paysans de prendre leur avenir à bras le corps avec toute l’énergie et la force d’innovation nécessaires.

Depuis plus d’une décennie, la politique agricole suisse est un vaste chantier sur lequel on ne cesse de construire et de transformer. Les familles paysannes ont remarquablement réagi à la transformation rapide des conditions-cadres. Elles ont adapté les structures de leurs exploitations, aligné leur production aux besoins du marché et découvert des niches à exploiter. Les réformes successives de la politique agricole ont, toutefois, exigé un lourd tribut. Depuis 1990, plus de 30 000 exploitations, soit un tiers du total, ont cessé toute activité. Aucune autre branche de l’économie n’a vécu une restructuration aussi importante en si peu de temps. Avec la PA 2011, nous voici à l’aube d’une nouvelle étape de la réforme. Après tout ce temps, nous sommes légitimement en droit de faire le point. Les attentes ont-elles été satisfaites? L’agriculture répond-elle aux exigences de la durabilité? L’USP propose, pour répondre à ces questions, d’analyser la situation actuelle en matière d’écologie, d’économie et de compatibilité sociale.

Les objectifs écologiques sont atteints


L’évolution, depuis le début des années nonante, en matière de protection des animaux et de l’environnement est impressionnante. À l’heure actuelle, près de 98% de la surface agricole utile (SAU) sont exploités en fonction de critères écologiques sévères et près de 11% conformément aux principes encore plus sévères de l’agriculture biologique. Les surfaces de compensation écologique, faisant l’objet d’une exploitation de faible intensité, représentent également 11% de la SAU. Depuis le lancement de la réforme, l’utilisation de produits de traitement des plantes a reculé de 35% et les épandages d’engrais ont diminué entre 24 et 68%, selon le type d’engrais. Depuis ce temps, les deux tiers des animaux peuvent sortir régulièrement en plein air et plus d’un tiers d’entre eux sont détenus dans des systèmes de stabulation particulièrement respectueux de leurs besoins naturels. Les objectifs en matière d’écologie et de bien-être des animaux, formulés en 2002 dans le message du Conseil fédéral relatif à la PA 2007, sont donc largement atteints. S’il n’est nullement question de revenir sur ces acquis, il n’est pas non plus nécessaire d’agir prochainement dans ce domaine. En effet, au vu de la situation difficile des familles paysannes, il faut impérativement empêcher toute nouvelle exigence synonyme de coûts supplémentaires.

Les paysans sont des «travailleurs pauvres qui fournissent un dur labeur»


Lorsque l’on aborde la situation financière des familles paysannes, le tableau est bien sombre. Malgré tous les efforts qu’elles ont consentis, leur situation économique s’est aggravée. L’évolution des prix à la production et à la consommation montre des trajectoires divergentes particulièrement préoccupante. Ainsi, au cours des 15 dernières années, les prix à la production ont reculé de 25% tandis que le commerce de détail augmentaient ceux de détail de 15%. Le recul des prix enregistré par les paysans n’a par conséquent nullement profité aux consommateurs: il a servi à renforcer les marges de la transformation et du commerce. Dans ce contexte, le fait que les paysans soient contraints d’acheter des agents de production à des prix toujours plus élevés – 25% d’augmentation environ – est lourd de conséquences pour leur revenu, qui stagne à un faible niveau. Le revenu d’une unité de main-d’oeuvre familiale travaillant à 100% sur l’exploitation est actuellement de 38 800 francs environ par an. L’agriculture ne permet donc que la moitié des revenus perçus dans un autre secteur de l’économie. De plus, en tenant compte de la longueur de leurs horaires, on peut qualifier les paysannes et les paysans de «travailleurs pauvres qui fournissent un dur labeur». Les gains accessoires qui soutiennent l’activité agricole sont indispensables à la survie d’un nombre toujours plus important d’exploitations. Qui s’en étonnerait d’ailleurs, sachant que pour 70% d’entre elles, le rendement du capital est négatif.

La restructuration bat son plein


La situation économique provoque l’abandon de 2,5% des exploitations agricoles chaque année. Mais comme cette évolution structurelle se concrétise la plupart du temps au moment du changement de génération, elle est dans une certaine mesure socialement supportable. Leur mauvaise situation économique contraint les paysans à bien des sacrifices. Ainsi, un ménage paysan ne consacre que 827 francs par personne aux dépenses de consommation courante, alors que la somme moyenne par ménage dans notre pays se situe à 2012 francs. Si l’on y ajoute la longueur du temps de travail, la précarité financière dans laquelle vivent les paysans fait qu’ils sont moins de 40% à croire en la survie à long terme de leur exploitation. En règle générale, les familles paysannes affrontent donc l’avenir avec un sentiment d’incertitude prononcé. Pour résumer, c’est en matière de rentabilité de l’agriculture que les réformes passées sont très largement déficitaires. Les prochaines doivent par conséquent donner la priorité à l’amélioration de la situation économique.

PA 2011: le projet du Conseil fédéral est insuffisant


Traité pour la première fois, au début du mois de juillet, par la Commission de l’économie et des redevances (CER) du Conseil des États, le projet du Conseil fédéral s’articule autour des cinq axes suivants: 1. Améliorer la compétitivité de la production par une réallocation, aux paiements directs, de moyens financiers affectés au soutien du marché, et par des mesures destinées à abaisser les coûts. 2. Garantir les prestations d’intérêt général fournies par un système simple de paiements directs. 3. Favoriser la création de valeur ajoutée dans le milieu rural. 4. Faciliter les restructurations et les rendre supportables au plan social. 5. Simplifier l’administration et coordonner les contrôles.  À l’exception du transfert de fonds destinés au soutien du marché vers les paiements directs, l’USP soutient ces objectifs dans leur totalité. Certains problèmes surgiront, toutefois, quant à leur interprétation et aux moyens de les atteindre. Pour l’USP, les moyens financiers prévus pour soutenir les diverses mesures sont clairement insuffisants. La réduction de 630 millions de francs prévue par rapport au budget de la précédente étape de la réforme est inacceptable. Au vu de la fragilité de la situation financière des exploitations agricoles, toute nouvelle réduction du crédit-cadre aurait des conséquences négatives.

L’agriculture offre davantage qu’avant! Mais pour combien de temps encore?


Les familles paysannes suisses produisent aujourd’hui des denrées alimentaires de qualité irréprochable. Les forces de l’agriculture indigène résident dans un production respectueuse de la protection des animaux et de l’environnement, dans la proximité de la production et donc dans la fraîcheur des produits. De plus, outre des denrées alimentaires, l’agriculture offre une gamme de prestations dont la société ne saurait se passer: elle crée des paysages variés et des espaces de vie et de détente attrayants. Elle participe dans une très large mesure à la vitalité économique et sociale de l’espace rural. Sans une rémunération suffisante tirée de la production agricole, les exploitations ne pourront plus garantir ces prestations à long terme. Or, le programme proposé par le Conseil fédéral manque de perspectives claires à ce propos et contredit l’objectif d’une consolidation de la situation économique des paysans. Les coupes budgétaires prévues et la conversion du soutien du marché en paiements directs auront des conséquences très importantes, voire vitales sur le revenu des fanilles paysannes. Les lacunes du projet ne pourront plus être compensées par la croissance de la taille des exploitations, les gains de productivité, la mécanisation ou la conquête de marchés de niche. Rien ne sert de se bercer d’illusions: la création de valeur ajoutée dans les branches en amont et en aval dépend aussi d’une agriculture productive!

Des corrections en profondeur sont nécessaires


Pour éviter d’élargir encore le fossé séparant les familles paysannes du reste de la population, le paquet de réformes de la PA 2011 doit être corrigé en profondeur. Il s’agit en l’occurrence de respecter les trois lignes directrices suivantes: 1. L’attrait économique de la production de denrées alimentaires et de matières premières pour l’industrie agroalimentaire ne doit pas se réduire. 2. Le cadre légal applicable à l’agriculture et aux activités accessoires agricoles doit être assoupli: déréglementation du marché des consommations intermédiaires, assouplissement de la législation sur l’aménagement du territoire, autorisation des importations parallèles et autres mesures similaires. 3. Les prestations d’intérêt général doivent être rémunérées convenablement.  Pour atteindre ces objectifs et satisfaire aux exigences d’une agriculture durable, le projet devra répondre aux conditions suivantes: 1. L’enveloppe financière ne doit pas être réduite, mais au contraire maintenue et adaptée au renchérissement. L’évolution structurelle est en effet déjà assez rapide et la pression exercée par les engagements internationaux de la Suisse suffisamment forte, sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter au plan intérieur. Les revenus des familles paysannes sont faibles et très éloignés des normes de prospérité matérielle en vigueur dans le reste de la société suisse. Les pertes excessives occasionnées par l’OMC ou d’autres engagements internationaux ou bilatéraux doivent être compensées séparément. 2. Les mesures de soutien du marché ne doivent pas être démantelées de manière excessive. Il n’y a aucune raison d’aller plus loin que ce qu’exigent nos engagements auprès de l’OMC. Les mesures adoptées ont fait leurs preuves ces dernières années: à montant égal, elles sont plus efficaces que les paiements directs en matière de création de revenu. 3. Le Conseil fédéral doit mettre en oeuvre des mesures de réduction des coûts: autoriser les importations parallèles, harmoniser les normes suisses avec celles de l’UE et appliquer sur une base réciproque le principe du Cassis de Dijon. En outre, il ne doit pas focaliser son attention uniquement sur l’agriculture. Les échelons en amont et en aval doivent être intégrés dans la réforme, car c’est de l’amélioration de la compétitivité de toute la filière agroalimentaire qu’il s’agit. Sur les 46 milliards de francs que les consommateurs suisses consacrent chaque année à l’alimentation, seul 1,2 milliard environ (3 %) revient à l’agriculture. 4. Ces dernières années, les familles paysannes ont réagi à la pression économique croissante en exploitant de nouvelles sources de revenus, notamment au travers d’activité para-agricoles. Par ce terme, on entend l’ensemble des activités ayant un lien étroit avec l’agriculture: vacances à la ferme, nuits sur la paille, vente directe, pension pour chevaux, etc. Afin de tenir compte de son importance croissante, les conditions-cadres des activités para-agricoles doivent être améliorées. 5. Le droit foncier rural et le droit du bail à ferme agricole étant très importants pour l’agriculture, ils ne doivent pas être vidés de leur substance. Cela signifie qu’il ne faut pas augmenter exagérément la limite donnant droit au statut d’entreprise agricole et conserver le prix licite ainsi que le contrôle du loyer des fermages. Dans le cas contraire, la protection des exploitations familiales paysannes ne serait plus assurée.

La politique de l’autruche du Conseil fédéral


Ces revendications ne sont ni exagérées ni inopportunes puisque la procédure de consultation sur la PA 2011 a vu un large front se dessiner pour demander la correction du projet, qui ne se composait pas uniquement d’organisations agricoles et alliées, mais de la très grande majorité des cantons et de quelques partis politiques. Les critiques portaient notamment sur la faiblesse de l’enveloppe financière, le rythme trop rapide de la conversion du soutien du marché, l’insuffisance des mesures de réduction des coûts et la libéralisation du droit foncier rural. Les revendications de l’USP ont ainsi recueilli un important soutien. Malheureusement, en ne tenant compte que d’une infime partie des résultats de la consultation qu’il avait lui-même organisée, le Conseil fédéral a préféré jouer les autruches. Sans que l’on puisse comprendre pourquoi, son message aux Chambres ressemble à s’y méprendre au projet soumis à la procédure de consultation, faisant ainsi fi de cette dernière. La CER-E sera la première à discuter du dossier, en septembre. Certains de ses membres se sont déjà exprimés, faisant part de leurs doutes. Ainsi, le conseiller aux États radical Fritz Schiesser, cité par l’hebdomadaire alémanique Cash, considère que le rythme de la réforme est trop élevé. Son collègue démocrate-chrétien Bruno Frick s’est exprimé dans le même article encore plus concrètement. Selon lui, le rythme de la réforme de la politique agricole ne devra être accéléré qu’au moment où les barrières commerciales génératrices de coûts pour les paysans auront été levées. L’USP attend maintenant du Parlement qu’il corrige le projet de PA 2011 et accorde ainsi à l’agriculture le soutien dont elle a impérativement besoin ainsi que de nouvelles perspectives.

Du temps et de la force de persuasion pour réussir


Les paysannes et les paysans suisses sont disposés à relever les défis qui se présentent, à accroître leur compétitivité et à se confronter davantage à la concurrence internationale. Ils ne peuvent, cependant, pas s’adapter du jour au lendemain. Les restructurations, qui battent actuellement leur plein, doivent continuer et elle se poursuivront. Les paysans vont montrer qu’ils sont suffisamment motivés et innovateurs pour trouver des solutions. Ils surmonteront ce nouvel obstacle, pour autant qu’ils puissent compter sur le soutien du gouvernement, du Parlement et des autorités, et que la réforme se déroule à un rythme raisonnable. En d’autres termes, pour autant que la PA 2011 soit corrigée en profondeur.

Graphique 1 «Impact de la PA 2011 sur le revenu de divers types d’exploitation Estimation des revenus agricoles en % par rapport à la période 2002-03»

Encadré 1
La décennie suivante fut marquée par la rationalisation et la mécanisation des exploitations. Les effectifs de la main-d’oeuvre agricole fondirent d’un tiers environ, alors que la production augmentait sensiblement. L’exploitation agricole rationnelle et bon marché fut, toutefois, source de problèmes écologiques. D’autres tâches s’ajoutèrent à la production de denrées alimentaires et occupèrent avec plus d’intensité les discussions sur la politique agricole des années nonante. Les exigences auxquelles l’agriculture dut se soumettre devinrent plus sévères: la société voulait certes une production plus écologique et plus respectueuse des animaux, mais également plus de marché dans le secteur des produits agricoles. Sur la scène internationale, le débat fut marqué par le démantèlement du soutien à l’agriculture et on exigea le libre-échange le plus poussé en matière de commerce des produits agricoles.Les 10 dernières années du XXe siècle ont été le théâtre d’une transformation radicale des conditions-cadres de la politique agricole: elle découlait, d’une part, de la signature des accords du Gatt/OMC et, d’autre part, du nouvel article constitutionnel agricole adopté par le souverain le 9 juin 1996, sur la base duquel la nouvelle loi sur l’agriculture fut élaborée. La Constitution définit les tâches multifonctionnelles de l’agriculture et le soutien de l’État. La nouvelle politique agricole, plus connue sous le nom de PA 2002, et l’entrée en vigueur des accords bilatéraux avec l’Union européenne, garantissant notamment un accès réciproque aux marchés, ont provoqué une baisse des prix et placé la production agricole face à de nouvelles exigences. La pression économique s’est accrue et les structures durent être massivement adaptées. Au cours des 15 dernières années, le nombre des exploitations a reculé d’un tiers, la productivité a augmenté, les exploitations se sont spécialisées et ont conquis de nouveaux marchés et de nouvelles niches. Cette évolution se poursuit et on n’a pas encore fini de raconter l’histoire de la paysannerie suisse!

Proposition de citation: Jacques Bourgeois (2006). Réforme de la politique agricole: un (trop) gros enjeu pour l’agriculture. La Vie économique, 01 septembre.