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La loi sur les cartels et ses effets dans la pratique: études de cas

La révision de la loi sur les cartels (LCart), entrée en vigueur le 1er avril 2004, a étendu les attributions de la Commission de la concurrence (Comco): les sanctions en cas d’infraction font partie des domaines concernés. L’art. 59a LCart charge, en outre, le Conseil fédéral d’évaluer l’efficacité des mesures prises et l’exécution de la loi. Les études de cas permettent d’acquérir des enseignements en ce domaine. Elles permettent plus particulièrement de connaître les effets qu’auront eus les décisions d’intervenir ou non sur le marché et comment celles-ci se répercutent sur les personnes et les branches concernées.

Le rapport K. Hüschelrath, N. Leheyda, P. Beschorner, G. Licht, S. Arvanitis, M. Wörter et H. Hollenstein, Studien zu den Wirkungen des Kartellgesetzes, Mannheim et Zurich, 2008. Un résumé du rapport peut être téléchargé à l’adresse suivante: www.weko.admin.ch/dokumentation/00216/index.html?lang=fr . sur lequel se fonde cet article examine quatre études de cas – inspirées par la structure de la LCart – dans les domaines des accords illicites, de l’abus de position dominante, des concentrations d’entreprises et des accords verticaux. Le traitement des accords verticaux sera traité à travers le commerce automobile et les ententes cartellaires en prenant l’exemple des revêtements de chaussée. Les principales conclusions des deux autres cas étudiés dans le rapport, qui relèvent des marchés des pharmaceutiques et des télécommunications, sont résumées dans les encadrés 2 et 3 En plus des quatre études de cas mentionnées, le rapport regroupe aussi les réponses à une enquête sur les effets de la loi sur les cartels, menée auprès d’avocats, d’entreprises et d’associations. Les questions sont subdivisées en: développements généraux du droit des cartels, existence et conception des programmes de conformité antitrust, influence du droit des cartels sur les stratégies des entreprises et des affaires, évaluation de mécanismes particuliers (réglementation transitoire, sanctions, règlement des bonus, perquisitions, procédure contradictoire, contrôle des fusions, communications), aspects institutionnels du droit de la concurrence. Pour des raisons de place, il n’est pas possible de présenter ces réponses ici..

Étude de cas d’accord vertical: le commerce automobile (2002)


Par sa Communication concernant les accords verticaux dans le domaine de la distribution automobile (décision de la Commission de la concurrence du 21 octobre 2002), la Comco a émis de nouvelles règles concernant le commerce automobile en Suisse. Cette communication se réfère au règlement européen CE 1400/2002 du 31 juillet 2002 sur le secteur automobile, tout en tenant compte des conditions économiques et juridiques spécifiques à la Suisse. Elle a pour but de favoriser la concurrence entre les marques et d’améliorer la protection des consommateurs lorsqu’ils achètent de nouveaux véhicules ou lors des réparations et des services. L’étude de cas examine dans quelle mesure cet objectif a été atteint et quelle part la communication de la Comco y a prise.

La vente automobile


La communication de la Comco a fourni aux importateurs de voitures l’occasion de restructurer et d’optimiser leur réseau commercial et leur système de distribution, mais elle n’a pas été seule en cause. Quelques importateurs ont adapté leurs exigences en matière de qualité et d’investissements, ainsi que celles concernant les systèmes de rabais. Dans l’ensemble, le nombre des concessionnaires a diminué, parce que les nouveaux contrats qui leurs sont proposés font qu’il est devenu plus difficile d’entrer sur le marché. On constate aussi une légère tendance à la consolidation. La concurrence pourrait s’accroître entre les marques s’il y avait plus de groupes de concessionnaires et d’agences multimarques.Ils ont été, toutefois, très peu à faire ce choix. Cela tient aux fortes exigences que les importateurs fixent dans leurs contrats de concession. On demande, par exemple, une quasi-duplication de l’enseigne de l’entreprise sans qu’il soit vraiment possible d’exploiter les synergies. En Suisse, le multi-marquisme reste l’apanage de grands groupes de concessionnaires. La communication de la Comco n’a donc pas eu d’effet sur le nombre des petites agences multimarques. Le but de la Comco de promouvoir la concurrence intramarque n’a pas non plus été atteint. La concurrence entre canaux de distribution n’a pas augmenté et les nouveaux réseaux de distribution comme Internet restent secondaires. Quand il s’agit d’acheter une nouvelle voiture, l’émotion et la présence physique des clients jouent un grand rôle. Internet a surtout une fonction de média d’information et de publicité. Depuis l’entrée en vigueur de la communication, les importations parallèles n’ont pas sensiblement augmenté et, de l’avis des experts consultés, ne progresseront guère à l’avenir. Les marques de prestige et, en particulier, celles de niche, sont plus intéressantes pour les importateurs que celles qui visent le grand public. Le cours des changes a également une grande influence. Malgré la pression accrue de la concurrence, il subsiste une différence de prix, pour les nouvelles voitures, entre les marchés suisse et européen (voir graphique 1). Cela s’explique en partie par un meilleur équipement des modèles vendus dans notre pays. Certains éléments, fournis en option dans les pays de l’UE, y sont standard. Le niveau d’exigence pourrait en être responsable, même si les Suisses deviennent de plus en plus sensibles au prix.

Le service après-vente et le commerce de pièces de rechange


Les changements les plus sensibles induits par la communication de la Comco concernent le service après-vente et le commerce de pièces de rechange. Ici, la concurrence entre grossistes et entre ateliers de service indépendants est facilitée, parce que tous bénéficient d’un accès simplifié aux pièces de rechange des différentes catégories de qualité et aux informations techniques nécessaires. La délimitation et la définition précise des pièces de rechange ont également aidé à renforcer la concurrence. L’espoir que le marché des services liés aux marques s’approvisionne davantage sur le marché libre des pièces de rechange ne s’est pas concrétisé. Les ateliers concessionnaires en sont plutôt restés à l’ancienne pratique consistant à ne se procurer que peu de pièces de rechange sur le marché. La communication a certes légitimé l’approvisionnement libre, mais les concessionnaires de marques restent souvent tenus de se procurer la quasi-totalité des pièces auprès de l’importateur. Cela découle des systèmes de bonus qui lient fortement les concessionnaires aux importateurs. À l’opposé, les grands fournisseurs qui approvisionnent les garagistes indépendants et les consommateurs finals offrent des avantages sur le plan de la disponibilité et de la rapidité. Il est difficile d’estimer l’importance et le développement futur des chaînes d’entretien du genre d’Euromaster. Certaines personnes interrogées estiment que ces chaînes font sans doute du bon travail, mais qu’elles ne répondent pas aux besoins de la clientèle suisse et qu’elles ne pourront donc s’installer fermement. Cela pourrait tenir d’une part au lien personnel qui lie les clients à leur prestataire local, de l’autre à la topographie suisse. D’autres sont d’avis que les chaînes d’entretien peuvent conquérir des parts de marché pour les réparations et services standards, même si leur potentiel de croissance demeure limité.  Les ateliers indépendants sont appréciés différemment suivant les clients. Certains d’entre eux ont résilié leur liens vis-à-vis d’une marque lors d’une renégociation avec les importateurs, tout en gardant leur clientèle. Des chaînes d’entretien indépendantes sont, en outre, apparues sur le marché suisse. Leur popularité pourrait continuer à s’étendre et la concurrence augmenter dans la fourniture de services. Le sentiment des clients que leur fidélité au garage de leur marque n’est plus indispensable s’est renforcé du fait de la publicité faite par les chaînes d’entretien et le développement de leur réseau de filiales. Les importateurs font des efforts pour fidéliser la clientèle aux services d’entretien et de réparation offerts par l’atelier de leur marque. Ils consistent à proposer des éventails de prestations de plus en plus larges grâce auxquels l’automobiliste paie tous les services fournis sous forme de versements mensuels. À part le véhicule, ces prestations comprennent les assurances et tous les travaux de réparation et d’entretien nécessaires. C’est là une des raisons pour lesquelles la communication de la Comco concernant la séparation du service et de la vente a raté sa cible, qui était de faciliter l’accès de nouveaux prestataires au marché. En outre, l’entretien est un travail lucratif, qui offre la possibilité de compenser les risques existants et la fonte des marges dégagées par la vente de véhicules neufs, donc de travailler généralement à profit. Il est vrai que quelques petites entreprises ont abandonné la vente de véhicules neufs et se sont concentrées sur l’entretien, par exemple quand les volumes de vente, qui jouent un grand rôle sur le marché des véhicules neufs, n’étaient pas atteints. Cette stratégie peut être profitable, en particulier dans les régions rurales.

Conclusions et recommandations au monde politique


La communication de la Comco avait pour but de promouvoir la concurrence dans le commerce automobile et de procurer ainsi des avantages concrets à l’automobiliste lors de l’achat, de l’entretien ou de la réparation de son véhicule. La libéralisation du marché devait donc favoriser les intérêts des consommateurs. Or, on a globalement pu constater que la communication n’avait eu que peu d’effet sur la concurrence dans cette branche. On peut certes relever des changements, mais il n’est pas sûr qu’ils lui soient attribuables. Le renforcement de la concurrence provient plutôt de l’évolution générale du marché, même si le processus pourrait avoir été accéléré par la communication de la Comco. L’étude de cas a révélé quelques domaines où les objectifs de la Comco n’ont pas été atteints, ou alors seulement dans une mesure limitée: renforcement du multi-marquisme, séparation de l’entretien et de la vente, indépendance des concessionnaires par rapport aux importateurs, augmentation des importations parallèles, ainsi que promotion de la concurrence intramarque. La communication de la Comco peut être jugée positive dans la mesure où elle a amélioré la transparence du marché automobile. En ce qui concerne la mise en pratique, il serait souhaitable de renforcer la politique d’information de la Comco. Il est également recommandé de persévérer dans l’harmonisation avec le droit communautaire européen. La satisfaction de ces deux revendications réduira l’incertitude actuelle des acteurs du marché. Il faudrait envisager une évaluation économique explicite de la communication. Il s’agirait en particulier d’examiner dans quelle mesure la réglementation actuelle du système de distribution automobile favorise la prospérité.

Étude de cas d’entente cartellaire: le marché de l’asphaltage des routes (2000)


En novembre 1998, deux entreprises de construction routière du nord-est de la Suisse déposaient plainte pour entente cartellaire (art. 5 LCart) sur le marché de l’asphaltage des routes. L’enquête de la Comco révéla un accord illicite de distribution exclusive, auquel participaient même quelques entreprises allemandes voisines. L’analyse de l’offre réalisée dans l’étude de cas montre que le marché suisse de l’asphaltage des routes pouvait être qualifié de stagnant. En revanche, le nombre des centres de production n’a cessé de croître depuis 2002 et est élevé, en comparaison internationale, par rapport à l’étendue du territoire national et à la longueur du réseau routier. En chiffres absolus, le commerce transfrontalier des enrobés bitumineux joue évidemment un rôle subalterne, mais après la découverte des ententes cartellaires, on a pu constater une augmentation des importations en Suisse ainsi qu’une chute des prix moyens (voir graphique 2): ce phénomène pourrait avoir été influencé par la décision de la Comco. L’analyse de la demande a mis en évidence des fluctuations parfois nettes dans les dépenses de construction des cantons touchés, mais sans démontrer de lien systématique entre l’évolution de la demande et celle des prix. L’analyse de l’évolution des prix a montré que, suite à la décision de la Comco, des baisses avaient eu lieu. Les données disponibles ne permettent cependant pas d’attribuer clairement ce phénomène à la décision de la Comco. S’il est impossible de chiffrer sérieusement les effets de cette décision, faute de données suffisantes, on manque également d’indices attestant que la structure industrielle favorable aux collusions aurait changé du fait de – ou depuis – la décision de la Comco. Les données commerciales disponibles permettent cependant d’évaluer grossièrement les économies théoriques qu’aurait pu induire une baisse des prix obtenue par une politique de la concurrence efficace. En admettant par exemple un prix cartellaire de 130 francs par tonne d’enrobé bitumineux et un prix concurrentiel de 100 francs, une politique de la concurrence efficace aurait permis, dans certaines hypothèses, de réaliser des économies de quelque 32 millions de francs par an. La valeur véritable de la décision ne devrait pas ressortir des économies pécuniaires directes: elle réside plutôt dans le signal émis, qui confirme que les ententes cartellaires sont désormais interdites et seront poursuivies. Dans l’hypothèse où il existerait un cartel et que, conscient du risque d’être découvert, il décidait de réduire le prix d’une tonne d’enrobé bitumineux de 130 à 125 francs pour minimiser ce risque, cela ferait quand même quelque 5,5 millions de francs d’économisé par an pour les maîtres d’ouvrage – donc pour les contribuables. Il faudrait ainsi se demander désormais si une surveillance renforcée des branches suspectes de la part de la Comco ne serait pas un investissement rentable. L’identification des cas douteux pourrait être effectuée par filtrage.

Conclusion


L’évolution des marchés analysés permet véritablement de conclure que la révision du droit des cartels a eu une influence positive sur l’activité économique. Les changements constatés ne peuvent toutefois lui être attribués clairement. Pour conclure, on peut relever que l’évaluation de la loi sur les cartels et la publication de ses conclusions contribuent à sensibiliser les acteurs économiques aux pratiques dommageables pour la concurrence et méritent de ce seul fait d’être saluées. Même si ce premier exercice ne fournit que des conclusions peu solides à cause de la base très limitée des données disponibles, il aide quand même à amorcer à temps les éventuelles adaptations et modernisations de la loi ainsi que les modalités de son application. Cela donne à la loi suisse sur les cartels une bonne longueur d’avance sur les règlementations de nombreux pays.

Graphique 1 «Indice des prix hors taxe des automobiles dans divers États européens, 2005»

Graphique 2 «Prix moyen de la tonne d’enrobé bitumineux (importations et exportations, D-CH), 1996-2006»

Encadré 1: Remarques sur la méthodologie La période d’observation écoulée depuis l’entrée en vigueur de la révision de la LCart ayant été relativement courte, on peut s’attendre à ce que les entreprises soient encore en phase d’adaptation en instituant, par exemple, des programmes de conformité ou en réorganisant leurs procédures internes de décision. Cette brièveté empêche aussi d’attribuer indiscutablement certains développements des marchés à la loi révisée sur les cartels. C’est pour cette raison que les liens de cause à effet et les conclusions sont toujours formulés de façon prudente. La sélection des études de cas présentées était l’affaire des deux établissements invités et a été faite en fonction de l’importance des branches pour l’économie suisse, de leur valeur d’exemple quant aux effets de la loi sur les cartels et de la disponibilité des données. D’autres informations ont été recueillies en interrogeant des entreprises et des juristes. S’y mêlent des appréciations personnelles d’acteurs du marché impliqués directement dans la mise en oeuvre et l’adaptation aux nouvelles règles.

Encadré 2: Étude de cas d’abus de position dominante: Swisscom ADSL (2003) Le cas étudié pour les abus de position dominante a été l’affaire Swisscom ADSL (2003), en particulier les effets d’une gamme de rabais sur la concurrence. Bien que le cas ait été qualifié de peu important en soi par les entreprises établies de longue date et par un concurrent, l’étude réalisée a quand même permis de dégager quelques recommandations importantes. Il semble par exemple nécessaire de mettre en place une règlementation efficace pour promouvoir la concurrence sur le marché de laccès par haut débit à Internet. Sans règlementation concomitante des domaines monopolistiques, les décisions de la Comco ne peuvent déployer tous leurs effets, ce qui rend la tâche plus difficile aux jeunes entreprises qui concurrencent les anciennes. Pour renforcer la concurrence, il faudrait des mesures à effet immédiat qui réduisent la durée des procédures et évitent les effets retardataires des décisions. Pour l’accès au dernier kilomètre, il faudrait élucider en particulier la question de la formation des prix, puisque la dernière révision de la loi sur les télécommunications prescrit formellement le dégroupage.

Encadré 3: Étude de cas de concentration d’entreprises: Pfizer Inc./Pharmacia Corp. (2003) En ce qui concerne les concentrations d’entreprises, le cas étudié a été celui de Pfizer Inc./Pharmacia Corp. (2003) sur le marché pharmaceutique suisse. L’analyse réalisée a montré que cette fusion n’avait pratiquement pas changé la donne en matière de concurrence. Il faut d’abord dire que les portefeuilles de produits des deux entreprises ne se chevauchent guère. Dans les deux créneaux critiques, des astreintes avaient été prononcées qui empêchaient de renforcer une position dominante. Ce faisant, il avait aussi été tenu compte des produits dont la commercialisation était prévisible, mais n’avait pas encore débuté. Si certains effets de la fusion peuvent quand même être étudiés – comportement des investisseurs, R&D, évolution des résultats, emploi, etc. -, c’est tout au plus au niveau holding. On ne peut donc isoler en amont un effet de la fusion. La recommandation qui peut en ressortir est que la Comco devrait intensifier sa collaboration avec les autorités internationales de la concurrence dans les affaires de fusion, notamment dans les industries à fort taux de recherche, pour éviter les doublons lors de ses enquêtes.

Proposition de citation: Kai Hueschelrath ; Nina Leheyda ; Patrick Beschorner ; Spyros Arvanitis ; Martin Wörter ; (2009). La loi sur les cartels et ses effets dans la pratique: études de cas. La Vie économique, 01 avril.