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L’économie suisse est bien placée dans la course internationale à l’innovation

À long terme, la croissance de l’économie suisse dépend fortement de la performance des entreprises en matière d’innovation. Pour évaluer cette dernière, le Centre de recherches conjoncturelles de l’EPFZ (KOF) réalise depuis 1990 des enquêtes régulières auprès de quelque 6000 entreprises. Nous présentons ici les réponses aux questions suivantes: comment la performance de l’économie en matière d’innovation a-t-elle évolué entre 1990 et 2008 et par quels facteurs a-t-elle été entravée? Comment la Suisse s’en tire-t-elle par rapport à l’étranger? Les entreprises ont-elles amélioré leur performance et leur productivité grâce à des innovations? Quelles conséquences la crise économique a-t-elle sur l’innovation? Comment la politique peut-elle renforcer la capacité d’innover des entreprises?

Le creux de la vague est dépassé


Dans l’industrie, le taux d’entreprises innovantes (nouveaux produits et procédés) n’a cessé de baisser depuis le sommet atteint au début des années nonante, même si ce recul s’est ralenti ces dernières années. Après être tombé à un niveau extrêmement bas, le taux d’entreprises actives dans la R&D et le dépôt de brevets s’est stabilisé au début des années 2000 (voir graphique 1). Dans le secteur des services, l’indicateur le plus concluant en matière d’innovation – soit le taux d’entreprises innovantes – a continué de baisser jusqu’au milieu des années 2000, après avoir subi une chute prononcée juste avant le tournant du millénaire.Pour évaluer les variations de la performance de l’économie en matière d’innovation, il ne suffit pas d’établir le taux d’entreprises innovantes, il faut aussi considérer l’évolution des fonds engagés, qui ont diminué dans les deux secteurs jusqu’à la fin des années nonante. Le recul est particulièrement marqué dans les dépenses en faveur de la recherche (qui, dans l’industrie, tombent approximativement à la moitié du pic précédent), il est le plus faible dans la construction et le design (quelque 70% du pic précédent). Par la suite, les dépenses d’innovation restent pratiquement constantes et augmentent même (légèrement) pendant les deux phases de reprise conjoncturelle, la première vers la fin des années nonante, la seconde avant 2008. Au fil de cette longue évolution, les fonds engagés se déplacent progressivement de la R&D – axée sur le renforcement des bases technologiques – vers des dépenses plus proches des applications, comme la construction et le design, ou vers des investissements favorisant l’innovation (études de marché, etc.). Ce changement dans la structure des dépenses indique une réduction du «niveau d’innovation», une tendance qui ne s’est cependant pas poursuivie ces derniers temps.

Amélioration du climat d’innovation


Sur le long terme, les entraves à l’innovation énumérées au tableau 1 ont fortement perdu en importance, à quelques exceptions près. Le climat s’est donc amélioré sensiblement.Aujourd’hui, les points suivants représentent toujours une entrave pour une partie notable des entreprises (dans l’industrie avant tout): coût élevé des projets novateurs, risques commerciaux et technologiques de ces projets, manque de fonds propres, de personnel R&D et d’autres spécialistes. En revanche, les réglementations publiques et l’insuffisance des moyens destinés à la promotion de la recherche et de l’innovation ne jouent presque plus de rôle. Seule une partie de ces entraves relève de la politique (voir encadré 1Après avoir fortement freiné l’innovation jusqu’au début du nouveau millénaire, les problèmes de financement ont perdu de leur importance. Cependant, les améliorations de ces dernières années sont en partie d’ordre conjoncturel; sur le plan structurel, le manque de fonds propres devrait rester un problème, surtout pour les petites entreprises.Les difficultés pour recruter du personnel (hautement) qualifié ont nettement diminué en tendance à long terme. Elles ont, toutefois, largement resurgi lors de la dernière reprise de la conjoncture – du moins dans l’industrie –, sans retrouver l’acuité de la première moitié des années nonante. Le fait que l’innovation ait alors souffert une nouvelle fois de problèmes de recrutement, malgré l’arrivée d’une abondante main-d’œuvre qualifiée en provenance de l’UE, indique que le manque de spécialistes reste un problème structurel irrésolu.).

L’innovation suisse en comparaison internationale

La Suisse championne des économies novatrices


À comparer les résultats de la dernière étude du KOF avec ceux de l’Enquête communautaire sur l’innovation (CIS) réalisée dans les pays de l’UE, il ressort que la Suisse est aujourd’hui l’économie la plus novatrice d’Europe. Cette estimation se fonde sur une large palette d’indicateurs couvrant toutes les phases du processus (voir tableau 2). Dans l’ensemble – autrement dit compte tenu des deux secteurs et de toutes les valeurs affichées dans le tableau , la Suisse occupe la première place, devançant ainsi l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Irlande et la Suède. Elle est championne aussi bien dans l’industrie que dans les services. Cette force particulière de l’économie suisse tient au taux élevé d’entreprises engagées dans l’innovation et la R&D, ainsi qu’à sa faculté de transformer les innovations en succès commerciaux. Elle s’en tire un peu moins bien quant aux fonds engagés dans l’innovation et la R&D, ce qui indique qu’en Suisse, les innovations sont plus souvent des améliorations que des créations contrairement à ce quil se passe dans d’autres pays très novateurs de l’UE – sans être moins lucratives pour autant.La primauté de la Suisse est corroborée par d’autres comparaisons recourant à une palette plus large d’indicateurs et tenant compte de nombreux pays non européens (voir Commission européenne, 2009). Ni les États-Unis, ni le Japon, ni d’autres économies extra-européennes douées pour l’innovation n’atteignent la performance des trois champions européens (Suède, Suisse, Finlande).

Le secteur des PME n’est nulle part aussi novateur qu’en Suisse


La Suisse se distingue particulièrement dans le secteur des PME. D’après les indicateurs énumérés au tableau 2, les petites entreprises et celles de taille moyenne sont plus innovantes que les PME de tous les pays de l’UE. En Suisse, la capacité d’innover est donc bien répartie entre toutes les tailles d’entreprises. Grâce à leurs propres activités novatrices, une partie considérable des PME est en mesure d’assimiler des savoirs externes et de les combiner avec leur propre savoir-faire. Un grand nombre de PME disposent ainsi des conditions requises pour réussir sur le marché mondial avec des produits – généralement de niche – à haute valeur technologique. La combinaison d’un secteur fortement novateur de PME et d’un nombre notable de grandes multinationales très engagées dans la R&D est un des atouts structurels du système d’innovation suisse.

L’avance de la Suisse a fondu, mais la tendance semble stoppée


La performance de la Suisse en matière d’innovation est certes supérieure à celle des pays de l’UE, mais ces derniers comblent leur retard, et parfois de façon notable (voir tableau 3). Cette tendance n’est pas seulement due aux progrès réalisés à l’étranger, qui expriment jusqu’à un certain point une convergence normale, elle reflète aussi l’évolution défavorable de l’innovation dans l’industrie suisse pendant les années nonante et dans le secteur des services au début des années 2000. Si l’on se réfère au taux d’entreprises innovantes, le grand gagnant des dix dernières années est la Finlande, mais le Danemark, la Belgique et l’Allemagne ont aussi gagné beaucoup de terrain sur la Suisse. Ce processus de rattrapage s’est toutefois pratiquement arrêté ces dernières années, lorsque les performances de la Suisse en matière d’innovation se sont stabilisées. Les légères pertes par rapport à des pays comme la Finlande ou la Belgique sont compensées par des gains vis-à-vis d’autres pays.

Activités novatrices et rendement économique


Du point de vue économique, une innovation est un succès quand elle s’impose sur le marché et qu’elle génère des profits. Pour le mesurer, on considère le pourcentage de produits novateurs dans le chiffre d’affaires. Les innovations qui entraînent une amélioration de la productivité entrent par analogie dans cette catégorie.

Des innovations qui se transforment en succès commerciaux


Comme le montre le tableau 2, il n’existe pas – et de loin – dans l’UE un seul pays qui dépasse la Suisse en ce qui concerne le pourcentage de produits novateurs dans le chiffre d’affaires. Notre pays excelle particulièrement dans les nouveautés résultant de l’adaptation réussie d’innovations développées en partie ailleurs; il figure aussi dans le peloton de tête en ce qui concerne les nouveautés commerciales. Du point de vue économique, il ne faut pas sous-estimer non plus l’importance des produits nouveaux pour l’entreprise, car la force économique d’un pays ne dépend pas uniquement du succès des nouveautés commerciales, mais aussi de la diffusion rapide et étendue des innovations. La comparaison internationale révèle que la thèse souvent entendue selon laquelle l’économie suisse réussirait bien dans l’innovation, mais aurait de la peine à la transformer en succès commercial, ne résiste pas à l’étude empirique.Pour apprécier davantage la performance de l’économie suisse en matière d’exploitation des innovations, on peut observer la variation dans le temps de la part des produits novateurs dans le chiffre d’affaires. Celle-ci a évolué relativement favorablement dans l’industrie après un fort recul à la fin des années nonante, puisqu’elle est remontée à partir de 2002 et qu’elle atteint entre-temps presque les deux tiers du pic de 1996 (voir graphique 2). Elle a fait encore mieux dans le secteur des services, où elle ne manifeste pas de tendance à la détérioration. Comme les dépenses d’innovation ont nettement diminué avec le temps et ne se sont ressaisies que ces dernières années, la productivité des investissements dans les projets novateurs doit avoir augmenté, ce qui indique un progrès dans l’efficience du processus d’innovation, accompagné probablement d’un certain glissement des innovations gourmandes en R&D vers des améliorations toutes aussi lucratives. La faculté de l’économie suisse de transformer les innovations en succès commerciaux a donc progressé au cours des ans.

Les effets positifs des activités novatrices sur la productivité


Nous avons analysé, dans le cadre dune étude économétrique, le rapport quantitatif entre innovation et productivité du travail dans les entreprises, en distinguant l’industrie du secteur des services. L’innovation était mesurée tour à tour par des indicateurs chiffrant les intrants (dépenses), les produits intermédiaires (brevets, innovation oui/non) et le résultat final (part des produits novateurs dans le chiffre d’affaires). Les données fournies par les entreprises lors des cinq dernières enquêtes sur l’innovation ont été prises en compte.En utilisant dans les modèles un indicateur d’innovation basé sur les intrants (dépenses en R&D par employé), on aboutit à une corrélation positive avec la productivité du travail, que ce soit dans l’industrie ou dans les services. Dans les deux secteurs, l’effet quantitatif sur la productivité est à peu près le même. Si l’on se base sur les deux indicateurs axés sur les résultats (1° nouveaux produits/processus, brevets, 2° part des produits novateurs au chiffre d’affaires), l’effet sur la productivité est plus marqué dans le secteur des services que dans l’industrie, à l’exception des brevets. La différence tient essentiellement à l’intégration des données de la dernière enquête. Si ce résultat devait se confirmer dans les enquêtes futures, on aurait une reconfiguration de l’innovation suisse: le rendement des activités novatrices y serait nettement plus élevé dans le secteur des services qu’autrefois.

Conséquences de la crise économique sur l’innovation


Ces derniers temps, on entend souvent dire qu’en période de récession, non seulement les entreprises baissent les coûts, mais qu’elles mettent aussi tout en œuvre pour être bien placées lors de la reprise suivante en lançant de nouveaux produits. Une analyse du rapport entre la conjoncture et l’innovation – que nous reconnaissons sommaire – montre, cependant, que la moyenne des entreprises ne se comporte pas de la sorte. À comparer, par exemple, les courbes de la conjoncture et de la performance de l’innovation dans l’industrie pour la période 1988/90–2006/08 – soit sur deux cycles conjoncturels complets –, on verra que les deux variables évoluent parallèlement, ou alors avec un léger décalage de la seconde sur la première. Ceci s’explique par le fait que les investissements sont en général procycliques, une constatation qui vaut davantage encore pour les projets novateurs, dont le risque est supérieur à la moyenne. Or en période de récession, les fonds propres des entreprises diminuent, donc précisément les ressources qui sont généralement sollicitées pour financer les projets novateurs. Plus une récession dure, plus ce facteur gagne en importance.Cela étant, les activités novatrices devraient déjà marquer le pas aujourd’hui en raison de la crise économique et comme il ne faut s’attendre qu’à une faible reprise dans un proche avenir, il est à craindre que la performance en matière d’innovation continue à baisser quelque temps avant de se stabiliser, peut-être même à un niveau très bas. Cette évolution rappelle fatalement les années nonante, marquées par de longs accès de faiblesse économique. Un tel déficit d’innovation affecterait sensiblement le potentiel de croissance de l’économie suisse à moyen terme. La prochaine enquête sur l’innovation de l’automne 2011 révélera jusqu’où ira ce recul.

Conclusions pour le monde politique


Si l’on veut améliorer la capacité d’innovation des entreprises suisses, les domaines d’action qui se dégagent de notre analyse sont les suivants:1. On pourrait améliorer le cadre général de l’innovation en ouvrant des marchés jusqu’ici protégés. Cela libérerait des ressources économiques qui contribueraient à améliorer la performance de l’économie suisse en matière d’innovation – pour autant qu’elles soient consacrées à des investissements d’avenir.2. Malgré l’afflux de main-d’œuvre en provenance de l’UE, le manque de personnel hautement qualifié restera un point faible, à long terme. La libre circulation des personnes ne saurait donc être restreinte dans une politique à courte vue. Il convient, en outre, de faciliter l’immigration de spécialistes en provenance de pays extérieurs à lUE. Cela dit, c’est avant tout à la Suisse d’élargir sa base en capital humain. Nous avons déjà signalé ces principaux points dans une étude mandatée par le Seco (Arvanitis et al., 2003; voir aussi OCDE, 2009). Il faut enfin que les investissements dans la formation et la recherche soient exclus des coupes budgétaires prévues par les pouvoirs publics.3. Cette exigence vaut aussi pour la promotion de l’innovation, confiée à la Commission pour la technologie et l’innovation (CTI). On devrait encore envisager de soutenir fiscalement le financement des projets R&D et des projets innovants des entreprises, comme cela se fait de plus en plus dans d’autres pays très novateurs. C’est ainsi que l’État contribuera à atténuer le recul de l’innovation auquel il faut s’attendre ces prochaines années et à empêcher un affaiblissement trop marqué du potentiel de croissance de l’économie suisse.

Graphique 1: «L’innovation dans l’économie suisse, 1988/1990 à 2006/2008»

Graphique 2: «Quote-part des produits novateurs dans le chiffre d’affaires, 1993–2008»

Tableau 1: «Entraves à l’innovation, 1988/90–2006/08»

Tableau 2: «Comparaison internationale de la performance d’innovation, 2006/08»

Tableau 3: «Performance d’innovation par pays, 1993–2008»

Encadré 1: Les entraves à l’innovation relevant du domaine de l’ÉtatAprès avoir fortement freiné l’innovation jusqu’au début du nouveau millénaire, les problèmes de financement ont perdu de leur importance. Cependant, les améliorations de ces dernières années sont en partie d’ordre conjoncturel; sur le plan structurel, le manque de fonds propres devrait rester un problème, surtout pour les petites entreprises.Les difficultés pour recruter du personnel (hautement) qualifié ont nettement diminué en tendance à long terme. Elles ont, toutefois, largement resurgi lors de la dernière reprise de la conjoncture – du moins dans l’industrie –, sans retrouver l’acuité de la première moitié des années nonante. Le fait que l’innovation ait alors souffert une nouvelle fois de problèmes de recrutement, malgré l’arrivée d’une abondante main-d’œuvre qualifiée en provenance de l’UE, indique que le manque de spécialistes reste un problème structurel irrésolu.

Encadré 2: Rapport de l’enquête sur l’innovation Le présent article se fonde sur une étude basée sur la 7
enquête sur l’innovation réalisée en automne 2008 par le Centre de recherches conjoncturelles (KOF) de l’EPFZ auprès de son panel d’entreprises à la demande du Secrétariat d’État à l’économie (Seco).Arvanitis S., Bolli T., Hollenstein H., Ley M. et Wörter M., Innovationsaktivitäten in der Schweizer Wirtschaft. Eine Analyse der Ergebnisse der Innovationserhebung 2008, Strukturberichterstattung, n° 46, Seco, Berne, 2010 (http://www.seco.admin.ch, rubriques «Documentation», «Publications et formulaires», «Séries de publications», «Strukturberichterstattung»).

Encadré 3: Bibliographie− Arvanitis S., Hollenstein H. et Marmet D., Die Schweiz auf dem Weg zu einer wissensbasierten Ökonomie: Eine Bestandesaufnahme, Strukturberichterstattung n° 17, Secrétariat d’État à l’économie (Seco), Berne, 2003.− Commission européenne, European Innovation Scoreboard 2008. Comparative Analysis of Innovation Performance, Commission européenne, Luxembourg, 2009.− OCDE, Étude économique de la Suisse, vol. 2009/20, supplément n° 2, OCDE, Paris, décembre 2009.Pour une bibliographie plus détaillée ainsi que les liens vers les banques de données utilisées de l’UE et de l’OCDE, voir l’étude complète ayant servi de base au présent article (voir encadré 2).

Proposition de citation: Thomas Bolli ; Heinz Hollenstein ; Marius Ley ; Spyros Arvanitis ; Martin Wörter ; (2010). L’économie suisse est bien placée dans la course internationale à l’innovation. La Vie économique, 01 mars.