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Introduction à la problématique TBTF

Introduction à la problématique TBTF

Que ce soit par des injections de capitaux, des nationalisations, des fusions forcées ou l’externalisation d’actifs illiquides dans des structures de défaisance, laide publique a préservé de nombreuses banques du naufrage. Les experts du monde entier sont partis du principe que ces établissements étaient «too big to fail» (TBTF). Ils ne voulaient pas dire par là que leur puissance économique empêche les grandes entreprises de sombrer, mais que des gouvernements responsables ne peuvent pas infliger aux citoyens la faillite des géants bancaires. Le présent article analyse ce que cache une telle attitude du point de vue économique et présente les raisons pour lesquelles les autorités ont tant de mal à résoudre entièrement le problème.

Les expériences de la Grande Dépression


Il est intéressant de consulter les livres d’histoire américains pour approfondir cette question. Dans les années vingt, le marché des actions était déchaîné et on pouvait réaliser des gains spectaculaires à Wall Street. Entre mai 1928 et septembre 1929, le cours moyen des titres a bondi de plus de 40% à la Bourse de New York. Un nombre croissant de particuliers et d’entreprises ont voulu profiter de ce «boom». Ils ont de plus en plus recouru au crédit pour financer l’achat d’actions, dans l’espoir que la hausse continue des cours leur permettrait de payer facilement les intérêts de leur dette. Il semblait même que les actions allaient se maintenir durablement à ce niveau élevé.La fête s’est arrêtée brutalement à l’au-tomne 1929. Dans les derniers jours d’octobre, les cours se sont effondrés à Wall Street et la bulle a éclaté. Les banques qui avaient octroyé des crédits à court terme pour financer des achats d’actions ont été les premières à chanceler. La pression sur les instituts financiers a encore augmenté quand l’économie réelle, qui avait déjà pris le chemin de la récession avant le krach, a connu des défauts de paiement. Les craintes naissantes quant à la solidité des bilans ont entraîné une première ruée vers les banques à la fin de l’année. Face aux risques d’insolvabilité, de nombreux investisseurs ont tenté de sauver précipitamment leurs avoirs. Comme les banques ne disposent normalement pas d’assez de liquidités pour rembourser tous leurs clients, la panique bancaire a provoqué une vague de faillites. Par la suite, des établissements sains ont été emportés, eux aussi, dans la tourmente. Trois ans après l’éclatement de la Grande Dépression, quelque 10000 banques – soit près d’une sur deux – avaient fait faillite aux États-Unis.Les dysfonctionnements du système bancaire ont entraîné de graves problèmes pour le reste de l’économie. Les instruments de la politique monétaire, tributaires du bon fonctionnement du système financier, se sont avérés largement inefficaces. L’offre de monnaie, essentielle pour l’approvisionnement en crédit de l’économie réelle, s’est fortement repliée bien que la Banque centrale n’ait pas tardé à baisser fortement ses taux d’intérêt. La multiplication des faillites bancaires avait déjà réduit considérablement le volume des crédits.Même si d’autres éléments ont probablement contribué au déclenchement de la Grande Dépression, la plupart des experts s’accordent à reconnaître l’influence des facteurs monétaires. Le délabrement du système bancaire a réduit l’approvisionnement en crédit de l’économie réelle. Les conséquences de la crise ont été dévastatrices: un Américain sur quatre a perdu son emploi, la production industrielle et le revenu moyen ont été divi-sés par deux. Le monde entier a connu l’une des pires crises économiques des temps modernes.

Pourquoi les banques sont-elles vulnérables?


Après ces événements, il n’était plus possible d’ignorer que les perturbations du système financier peuvent avoir de lourdes retombées sur l’économie réelle. Depuis lors, de nombreux pays industrialisés attachent une grande importance à la stabilité du système financier. Cela se traduit par une régulation relativement stricte du secteur bancaire, comparé à d’autres branches. Alors, pourquoi les règles adoptées n’ont-elles pas réussi à écarter un danger que l’on connaît manifestement depuis près de cent ans? La réponse, un peu décourageante, se trouve dans les particularités de l’activité bancaire. Pour simplifier, les banques réunissent des épargnants et des investisseurs. Les premiers peuvent renoncer provisoirement à leur argent, tandis que les seconds ont besoin de crédits pour une certaine période. Sur des marchés parfaits, un intermédiaire ne serait pas nécessaire, car épargnants et investisseurs seraient directement en relation. Les banques n’auraient alors aucune raison d’exister. En pratique, trois problèmes principaux viennent, toutefois, compliquer cette interaction et rendent nécessaire l’intermédiation d’un institut bancaire:1. Les crédits dont une entreprise a besoin sont, en règle générale, supérieurs aux économies de Mme Dupont. La banque doit cumuler les dépôts de différents épargnants ou les fractionner pour obtenir le volume de crédit demandé.2. La demande de crédits dépasse habituellement l’épargne globale. La banque doit donc identifier les projets les plus prometteurs. Pour ce faire, il lui faut engager des ressources dans la recherche d’informations.3. Mme Dupont voudrait pouvoir retirer son argent en tout temps. De son côté, M. Dubois a conclu son hypothèque, financée par les fonds de Mme Dupont, pour une durée de cinq ans; il ne serait donc pas en mesure de la rembourser immédiatement. Une banque ne peut pas respecter complètement la règle d’or du bilan, selon laquelle les échéances des actifs et des passifs doivent concorder. Précisément parce qu’elle doit assumer les fonctions mentionnées ci-dessus. L’un des rôles économiques des banques consiste à transformer une partie des fonds d’épargne à court terme en crédits à long terme – par exemple en hypothèques. Cela entraîne presque inévitablement une discordance dans les échéances du bilan. Si un grand nombre d’épargnants veulent retirer leurs fonds en même temps, la banque aura forcément des problèmes. Elle ne peut pas convertir immédiatement en argent liquide des hypothèques, des crédits ou d’autres actifs à long terme et souvent une telle opération engendre des pertes.Le premier rempart contre ces dangers consiste pour la banque à diversifier ses placements et à accumuler un volume suffisant de liquidités. Assurer les fonds d’épargne permet d’augmenter encore la confiance. Si les clients acquièrent la conviction que leur argent ne risque pas de se volatiliser, la probabilité d’une panique bancaire sera moindre. En cas de besoin, les banques peuvent également obtenir une aide de la banque centrale. Cette dernière leur avance alors suffisamment de fonds pour qu’elles puissent au moins faire face à leurs engagements à court terme.D’autres raisons expliquent la fragilité du système bancaire. En premier lieu, tout le monde est sur le même bateau. La plupart des banques sont soumises aux mêmes conditions-cadres. L’évolution des taux d’intérêt, des titres et de la conjoncture est essentielle pour la marche de leurs affaires. Lors d’une récession, par exemple, elles seront toutes affectées par le nombre croissant de débiteurs en rupture de paiement. En second lieu, les banques s’entraident habituellement en se fournissant des liquidités à court terme ou en procédant à d’autres transactions. Ces échanges interbancaires créent une forte interdépendance entre les instituts. Par conséquent, il peut arriver que des clients anxieux soient préoccupés par la situation de leur propre banque, pourtant parfaitement solvable, simplement parce qu’une autre connaît des problèmes. Un seul institut en difficulté peut ainsi provoquer une réaction en chaîne, contaminer d’autres banques et déstabiliser tout le système.

«Too big to fail»: la question de l’importance systémique


Jusqu’ici, deux choses sont claires. Premièrement, une crise du système financier peut avoir de très graves conséquences pour l’économie réelle. En effet, la plupart des entreprises ont des liens étroits avec le monde bancaire du fait qu’elles dépendent du crédit. Deuxièmement, ce système est par nature relativement vulnérable. À l’extrême, de simples rumeurs sur la solvabilité d’une banque peuvent affecter d’autres instituts. Comme la société a intérêt à ce que le système financier reste stable, les banques font l’objet d’une régulation stricte en comparaison avec d’autres secteurs.Cependant, toutes les banques ne sont pas traitées de la même manière. Alors que la plupart des économies supportent généralement sans problème la faillite d’un petit institut, celle d’un seul grand établissement peut déstabiliser tout le système financier. On dit, dans ce cas, qu’il est d’importance systémique. Les gouvernements conscients de leurs responsabilités ne laisseront en principe pas s’effondrer une telle banque en raison des dommages potentiels que cela entraînerait pour l’économie; elle est trop grande pour faire fallite: «too big to fail».Cette définition de l’importance systémique peut paraître un peu académique. Comment distinguer dans la pratique les banques qui méritent d’être sauvées et les autres? Quelle devrait être la taille des premières et leurs liens avec le reste de l’économie? Il n’existe malheureusement pas de réponse universelle à ces questions. Outre la dimension de l’institut, son implication dans le reste de l’économie et son importance rela-tive pour certaines fonctions du système financier sont autant d’éléments qui participent de l’importance systémique. Dans bien des cas, le seul moyen de clarifier ces points serait de laisser vraiment la banque faire faillite.En guise d’aide pratique, la Commission suisse d’experts TBTF a défini quelques critères qui doivent être réunis. Ainsi, une banque d’importance systémique doit détenir une part élevée du marché intérieur du crédit. Le rapport entre le total de son bilan et le produit intérieur brut de la Suisse entre aussi en considération. Cependant, même avec cette définition, il est clair que la décision sur l’importance systémique d’un institut dépendra toujours de la situation concrète et de l’évaluation qu’en feront les autorités.

Les coûts de la garantie implicite de l’État


Nous avons montré ci-dessus que la stabilité du système financier est dans l’intérêt de la population. Il s’agit donc d’un bien public. Cela signifie que toutes les banques profitent de cette stabilité (aucune ne peut en être exclue), mais aussi qu’aucune d’entre elles n’est disposée à y contribuer. On a donc affaire à une problématique classique dite du «passager clandestin». Pour maintenir ce bien public quest la stabilité du système financier, l’État soutient les banques d’importance systémique. Ces opérations de sauve-tage ont entraîné jusqu’à présent une privatisation des bénéfices et un report partiel des pertes sur les contribuables. Le problème serait relativement simple à résoudre. Une taxe sur les grandes banques permettrait de compenser en quelque sorte cette garantie et d’imputer ultérieurement les coûts à ceux qui ont engendré l’instabilité. En cas de crise, le contribuable ne ferait alors qu’avancer les fonds nécessaires au sauvetage.Les véritables coûts économiques de cette obligation implicite de sauvetage par l’État se trouvent, toutefois, ailleurs et ne sont pas tellement évidents à première vue:1. Il serait important, pour assurer la bonne marche à long terme de l’économie et garantir en particulier l’utilisation efficace de ressources limitées, que les entreprises improductives quittent le marché et soient remplacées par d’autres. Si ce changement structurel est indispensable à une croissance durable, il ne se produit pas pour les entreprises d’importance systémique. Ne pouvant pas être éjectées du marché, ces dernières entravent les mutations génératrices de prospérité.2. Les banques d’importance systémique bénéficient d’un rabais sur le coût des capitaux empruntés. Puisque l’État sauvera ces entreprises en cas de crise, les investisseurs ne doivent pas être dédommagés pour le risque encouru. Formulé de manière quelque peu caricaturale, cela équivaut à une protection des dépôts sur la totalité du capital. La banque en est d’ailleurs bien consciente: cette garantie implicite l’amènera, en fin de compte, à prendre des risques plus élevés qu’il ne serait économiquement opportun. Si de nombreuses banques adoptent le même comportement, la menace augmente sur tout le système. Il en résulte – comme on l’a vu lors de la Grande Dépression – des coûts exorbitants pour l’économie réelle et la population. Ce rabais est aussi problématique sur le plan de la concurrence. En effet, les banques d’importance systémique peuvent se refinancer à des conditions plus favorables que les autres. À recettes égales, elles engrangent ainsi des bénéfices supérieurs. Dans un cas extrême, une banque pourrait aspirer à grandir uniquement pour bénéficier d’une garantie étatique et des coûts avantageux de refinancement qui en découlent. Une telle subvention est inefficace, fausse la concurrence et engendre des coûts pour l’économie.3. Les petits pays comme la Suisse ont encore un autre problème. Dans le pire des cas, les pertes d’une banque d’importance systémique pourraient dépasser la capacité financière du pays. Il serait alors pratiquement impossible de la sauver sans aide extérieure. L’exemple de l’Islande a révélé brutalement les deux termes de l’alternative: soit l’État dérive vers l’insolvabilité à cause des engagements qu’il a pris, soit il est forcé de mettre en œuvre des réformes sévères en contrepartie d’une aide internationale, renonçant ainsi de facto à une partie de sa souveraineté. Aucune de ces deux perspectives n’est réjouissante pour un pays indépendant.

Conclusion


Les crises bancaires ont de graves conséquences pour l’économie réelle. De plus, le système financier est exposé par sa nature même à un danger latent. La société souhaite donc quil soit aussi stable que possible. Il en résulte que les gouvernements responsables décident, dans la plupart des cas, de sauver une grande banque en difficulté. Les établissements d’importance systémique et leurs clients comptent d’ailleurs sur l’intervention des pouvoirs publics et profitent de cet avantage. Cependant, la garantie implicite de l’État entraîne des coûts pour l’économie. De plus, des pertes très élevées peuvent solliciter excessivement la capacité financière d’un petit pays. La récente crise financière a rappelé que ce danger est bien réel en Suisse.Une régulation efficace est extrêmement difficile dans de telles conditions. D’un côté, il faudrait éliminer les coûts économiques découlant de l’importance systémique. De l’autre, cela n’est pratiquement pas possible en raison de la fragilité du système bancaire. En outre, il existe un risque d’incitations erronées. Comme on le voit avec la garantie des dépôts, les régulations efficaces ont presque toujours des effets secondaires indésirables. Il peut très bien arriver qu’une régulation justifiée en soi provoque des comportements inappropriés et potentiellement nuisibles.

Tableau 1: «Les grandes banques et l’aide de l’État»

Encadré 1: Risques et effets secondaires: l’exemple de la protection des déposants

Risques et effets secondaires: l’exemple de la protection des déposants


Les régulations efficaces produisent malheureusement presque toujours des effets secondaires indésirables du point de vue économique. Cela peut notamment jouer un grand rôle dans le cas des banques. Le système de protection des déposants illustre bien les conséquences ambivalentes d’une telle régulation.Aux États-Unis, l’introduction en 1933 d’une garantie des dépôts par l’État a constitué un élément central de la stabilisation du système financier. Elle a permis d’éviter de nouvelles paniques bancaires. Les établissements rescapés ont pu se stabiliser. Depuis lors, la protection des déposants représente un pan important de la régulation bancaire dans différents pays.Comme beaucoup de médicaments efficaces, cette protection a, cependant, des effets secondaires potentiellement dommageables. Certes, une sécurité accrue réduit en premier lieu la probabilité d’une ruée sur les banques. Cependant, elle peut aussi produire le résultat inverse: sachant que leur épargne est protégée, les clients ne sont plus incités à examiner la solidité de leur banque. Ils peuvent sans souci rechercher les taux d’intérêt les plus élevés (dans un article du 4 juin 2008 consacré à la Kaupthing Bank, la NZZ décrit le cas typique d’une situation «gagnant-gagnant» pour l’institut et ses clients – «Winwin»-Situation für die Kaupthing Bank und ihre Kunden). Les dépôts étant protégés, l’épargne nest plus rémunérée en fonction des risques. Les banques peuvent donc l’utiliser pour des spéculations hasardeuses, puisque la garantie leur évite de devoir dédommager de manière correcte les risques encourus. La protection des déposants incite donc les banques à investir davantage dans des actifs plus risqués, car elles ne doivent pas en assumer totalement les coûts. Par conséquent, une protection économiquement raisonnable des dépôts devrait être assez élevée pour rendre négligeable la probabilité d’une panique bancaire, tout en maintenant les incitations problématiques à un niveau supportable. En pratique, il est – comme souvent – difficile de déterminer le niveau optimal.

Encadré 2: Quelle est la situation dans d’autres branches?

Quelle est la situation dans d’autres branches?


Selon la définition donnée par la commission d’experts, le problème du TBTF ne se pose pas dans les autres branches. Certes, la faillite d’une grande entreprise industrielle aurait de lourdes conséquences pour ses employés ainsi que pour quelques fournisseurs et clients, mais ses effets sur le reste de l’économie resteraient limités, en raison principalement du manque d’interconnexions avec les autres établissements actifs à l’intérieur comme à l’extérieur de la branche. Le problème serait un peu plus complexe pour les entreprises d’infrastructures. L’électricité, le gaz, les transports et les télécommunications sont aujourd’hui indispensables pour la production de nombreux biens. S’ils venaient à manquer complètement, cela aurait de graves retombées sur le reste de l’économie. Contrairement au secteur ban-caire, la faillite d’une entreprise d’infrastructures aurait cependant des effets très limités dans la pratique, grâce surtout à la structure de son bilan (beaucoup d’actifs immobilisés). En effet, une société reprenante pourrait en maintenir l’exploitation sans grands frais. Il n’y aurait donc pas lieu de craindre un arrêt des prestations.

Encadré 3: Bibliographie

Bibliographie


− Friedman Milton et Schwartz Anna, A Monetary History of the United States, 1867–1960, National Bureau of Economic Research (NBER), Princeton University Press, 1963.− Rochet Jean-Charles, Why Are There So Many Banking Crises? The Politics and Policy of Bank Regulation, Princeton University Press, 2008.− Freixas Xavier et Rochet Jean-Charles, Microeconomics of Banking, MIT Press, 2008.− Reinhart Carmen M. et Rogoff Kenneth S., This Time is Different: A Panoramic View of Eight Centuries of Financial Crises, NBER Working Paper 13882, 2008.

Proposition de citation: Simon Jäggi (2010). Introduction à la problématique TBTF. La Vie économique, 01 décembre.