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«L’économie n’entend pas mener un combat pour la répartition»

Le conseiller fédéral Johann N.Schneider-Amann s’exprime sur l’initiative contre l’immigration de masse. Il souligne que le nouveau système de contingentement doit garantir aux entreprises un niveau élevé de sécurité en matière de planification. En ce qui concerne l’immigration provenant des États de l’UE/AELE, il faut veiller à la limiter le moins possible dans les domaines où elle est la plus nécessaire à l’économie. Le chef du Département de l’économie, de la formation et de la ­recherche (DEFR) pense déjà à la votation du mois de mai prochain qui soumettra au peuple l’initiative sur les salaires minimums. Il estime que celle-ci part d’une bonne intention, mais qu’elle nuit précisément à ceux qui devraient en profiter, autrement dit aux personnes faiblement qualifiées et aux jeunes.
J. Schneider-Ammann: «Nous aurons toujours besoin d’un mécanisme susceptible de rendre le marché du travail compétitif tout en protégeant dans une certaine mesure ceux qui y participent.»

La Vie économique: Monsieur Schneider-Ammann, après l’acceptation de l’initiative contre l’immigration de masse, vous avez rencontré début mars les représentants de l’économie. Jusqu’où portait leur appel au secours?

J. Schneider-Ammann: Ce n’était pas un appel au secours. L’économie a un grand besoin d’informations. D’une part, elle s’intéresse aux processus qui entourent l’élaboration du concept d’application. D’autre part, elle tient à exprimer ses idées et ses craintes. Cet entretien a été très constructif par plusieurs aspects. Ainsi, les représentants de l’économie ont affirmé unanimement ne pas vouloir se retrouver dans une situation de concurrence, où le nombre limité d’immigrants serait attribué à ceux qui crient le plus fort ou qui ont le plus d’influence. Ils ont fait beaucoup d’efforts pour présenter un front uni et faire valoir leurs intérêts de façon globale. L’économie n’entend pas mener un combat pour la répartition.

La Vie économique: N’est-ce pas une déclaration de pure forme? La bataille pour la répartition des contingents est programmée.

J. Schneider-Ammann: Laissez d’abord le Conseil fédéral élaborer le concept d’application. Les premiers jalons seront alors posés. Si nous parvenons ensuite à définir des critères de répartition en collaboration avec l’économie, tant mieux!

La Vie économique: Avec un système de contingents, peut-on vraiment piloter l’immigration de travailleurs d’une manière conforme au marché?

J. Schneider-Ammann: C’est là un grand défi. L’initiative ne dit pas comment l’immigration devra être pilotée. Nous devons exploiter cette marge de manœuvre. Il faut que le système soit adapté aux mutations structurelles rapides de notre économie. Par le biais de procédures simples et claires, nous nous efforcerons de garantir aux entreprises un niveau aussi élevé que possible de sécurité en matière de planification. Nous devrons définir une politique d’admission qui serve les intérêts de l’ensemble de l’économie.

La Vie économique: Avant l’introduction de la libre circulation des personnes, la majorité des travailleurs immigrés en Suisse étaient peu qualifiés. En réintroduisant des contingents, comment pourra-t-on éviter la répétition de tels dysfonctionnements?

J. Schneider-Ammann: Je ne crois pas que nous ayons à craindre un retour intégral au passé. Ces dix dernières années, l’économie a recherché davantage de travailleurs bien formés. Il est évident que la limitation de l’immigration nous oblige à fixer des critères d’admission et à faire des choix. En ce qui concerne les migrants originaires d’États tiers, nous donnons aujourd’hui déjà très clairement la priorité aux travailleurs qualifiés, aux cadres et aux spécialistes. S’agissant de l’immigration en provenance de l’UE/AELE, nous veillerons dans la mesure du possible à ne pas la freiner dans les domaines où elle profite le plus à l’économie.

La Vie économique: Une question de fond: si la libre circulation des personnes disparaît, que deviendront les mesures d’accompagnement sur la protection contre la sous-enchère salariale? Seront-elles abolies, elles aussi?

J. Schneider-Ammann: Tout d’abord, il importe de mettre en œuvre la volonté populaire. Un nouveau système, basé sur un contingentement et donnant la priorité aux travailleurs indigènes, remplacera le modèle actuel. C’est un changement de paradigme. Dès que le concept d’application sera élaboré – en juin prochain –, nous le présenterons à l’Union européenne et explorerons sa compatibilité avec la libre circulation des personnes. C’est alors seulement que l’on pourra répondre à cette question. En attendant, il est vain de spéculer à ce sujet. De toute façon, nous aurons toujours besoin d’un mécanisme susceptible de rendre le marché du travail compétitif tout en protégeant dans une certaine mesure ceux qui y participent. S’agira-t-il de nos traditionnelles mesures d’accompagnement? Je ne peux pas l’anticiper.

La Vie économique: Le Conseil fédéral veut élargir les mesures d’accompagnement. Est-ce encore nécessaire après l’acceptation de l’initiative contre l’immigration de masse?

J. Schneider-Ammann: Comme je l’ai dit, les travailleurs auront toujours besoin d’une certaine protection. Quel nom portera-t-elle et comment sera-t-elle conçue? Ces questions restent ouvertes pour l’instant.

La Vie économique: Comment se présente le calendrier? Quand saurons-nous si la Suisse renonce ou non à la libre circulation?

J. Schneider-Ammann: En principe, la Constitution nous laisse une période de trois ans.

La Vie économique: C’est théorique…

J. Schneider-Ammann: Non, c’est la volonté populaire. Nous avons trois ans devant nous. Mais vous avez raison de soulever ce point. Plus vite la question sera clarifiée, plus vite l’incertitude se dissipera. Et moins l’économie en souffrira. L’abandon ou non de la libre circulation relève pour l’instant de la pure spéculation.

La Vie économique: Quelles seront les répercussions de l’initiative contre l’immigration sur la croissance de l’économie?

J. Schneider-Ammann: L’initiative a créé une nouvelle incertitude inutile. Premièrement, on ne sait pas dans quelle mesure les possibilités de recrutement à l’étranger vont se réduire à l’avenir pour les entreprises. Deuxièmement, les modalités de la voie bilatérale avec l’UE ne sont pas définies. En fait, certains projets sont maintenant remisés au placard. Au cours des prochains trimestres, cette incertitude pourrait avoir une influence néfaste sur le comportement des investisseurs et par conséquent entraver le développement économique. Les conséquences à long terme sur l’économie sont, toutefois, difficiles à estimer pour le moment. Elles dépendront fortement de la manière dont l’initiative sera mise en œuvre et des futures relations de la Suisse avec l’UE.

La Vie économique: Il y a beaucoup de points d’interrogation. L’un d’eux concerne la loi sur les travailleurs détachés, qui règle les activités des prestataires de services étrangers en Suisse. Ce texte a-t-il encore sa raison d’être après l’acceptation de l’initiative?

J. Schneider-Ammann: En concluant l’accord sur la libre circulation des personnes, nous avons aussi libéralisé les prestations de services transfrontalières. Concrètement, les fournisseurs étrangers peuvent aujourd’hui travailler en Suisse nonante jours par an. Ils sont soumis à l’obligation d’annonce, mais pas à celle d’autorisation. En 2012, leur nombre est passé à plus de 200 000. Il convient maintenant de vérifier si le nouvel article constitutionnel s’applique à la prestation de services et si une réduction numérique doit être envisagée. De toute façon, le détachement de travailleurs en Suisse restera possible dans un système de contingents.

La Vie économique: Le Conseil fédéral et l’économie développent souvent les mêmes arguments. Après l’initiative sur les salaires abusifs et celle contre l’immigration de masse, ils se sont toutefois retrouvés dans le camp des perdants. La population n’a-t-elle plus confiance dans l’économie suisse?

J. Schneider-Ammann: Je ne le formulerais pas de manière aussi abrupte. Nous avons connu des excès au niveau salarial et cela a rendu les gens furieux. L’élite économique a une image toujours plus négative dans la population. On lui reproche d’avoir une mentalité de libre-service. C’est très mal vu. Il en est certainement résulté un problème de confiance. En même temps, les pourfendeurs des grands patrons ne réalisent pas qu’eux-mêmes travaillent probablement dans une entreprise qui gagne de l’argent et que c’est justement pour cette raison que leur emploi est garanti. La confiance n’est pas totalement rompue. Les gens savent pertinemment qu’ils ont besoin des leaders de l’économie pour préserver leurs emplois.

La Vie économique: Une autre votation très importante s’approche. L’initiative sur les salaires minimums sera soumise au peuple le 18 mai. Comment comptez-vous gagner la bataille électorale?

J. Schneider-Ammann: Il ne fait aucun doute que c’est une votation très importante. Le Conseil fédéral s’engagera énergiquement dans la campagne et ne laissera rien au hasard. Il ne veut pas se reprocher par la suite d’avoir insuffisamment informé la population. Les citoyens doivent savoir exactement pour quelles raisons ils vont dire oui ou non. Nous avons en Suisse un système souple, basé sur le partenariat social et sur un marché du travail libéral. Associé à la formation professionnelle duale, il constitue la recette du succès aux yeux du Conseil fédéral. Notre pays se trouve en concurrence avec d’autres places économiques. Pour l’instant, nous sommes sur la bonne voie. À l’étranger, on nous envie notre situation de l’emploi.

La Vie économique: Le Conseil fédéral a lancé fin février la campagne contre l’initiative sur les salaires minimums. Quel sera votre argument clé?

J. Schneider-Ammann: À vrai dire, cette initiative part d’une bonne intention, mais elle nuit précisément à ceux qui devraient en profiter. Si le carcan législatif est trop serré, les entreprises n’engageront plus. Le salaire minimum exigé par l’initiative – le plus élevé du monde – créera un obstacle supplémentaire à l’insertion des personnes peu qualifiées et des jeunes sur le marché du travail.

La Vie économique: Vous ne voulez donc pas toucher au niveau des salaires?

J. Schneider-Ammann: Le système actuel fonctionne bien, car nous n’imposons pas le même salaire minimum dans toutes les branches, professions et régions. En voici deux exemples. Au Tessin, nous laissons aux branches le soin de déterminer un salaire régional. Dans l’industrie des machines, les partenaires sociaux ont trouvé des solutions différenciées en fonction des régions. On se rapproche ainsi du marché, ce qui accroît la compétitivité. Les travailleurs ont plus de chance de trouver un emploi.

La Vie économique: Ne surestimez-vous pas l’influence des partenaires sociaux?

J. Schneider-Ammann: Je suis vraiment convaincu que le partenariat social donne de meilleurs résultats que n’importe quelle loi. Durant les douze dernières années, le taux de couverture en conventions collectives de travail (CCT) a augmenté de 38 à 49%. Lorsqu’il n’y a pas de partenaires sociaux organisés capables d’élaborer ensemble une CCT, nous avons la possibilité de définir un contrat-type de travail. D’ailleurs, cela se fait. Actuellement, il existe un contrat-type national dans l’économie domestique et sept autres au niveau cantonal.

La Vie économique: C’est un hymne au partenariat social.

J. Schneider-Ammann: Le partenariat social signifie que l’on veut atteindre ensemble un même objectif, qui est de survivre face à la concurrence mondiale. C’est la seule manière de garantir des emplois. Je tiens à rappeler que nous gagnons un franc sur deux à l’étranger et qu’un emploi sur deux en dépend. Les partenaires sociaux doivent le savoir. Le partenariat social n’a rien de spectaculaire, mais il fonctionne globalement bien. Les deux parties en sont conscientes. Certes, il y a toujours des exceptions.

La Vie économique: Si la libre circulation des personnes et les mesures d’accompagnement n’existaient plus, un salaire minimum ne s’imposerait-il pas?

J. Schneider-Ammann: Non, certainement pas. L’initiative sur les salaires minimums représente un changement radical de système. Elle aurait des effets très négatifs sur les régions à bas salaires, comme le Tessin, et celles tournées vers l’agriculture ou . L’initiative contre l’immigration de masse limite les possibilités de recrutement des travailleurs au sein de l’UE. Cela devrait aussi réduire le risque de sous-enchère pour les salaires suisses. Dans un système de contingents, on pourrait, en outre, contrôler les conditions de travail et de rémunération lors de l’octroi des autorisations.

La Vie économique: Le vieillissement de la population va créer des goulets d’étranglement sur le marché suisse du travail. Vous avez lancé en 2011 l’initiative visant à combattre la pénurie de personnel qualifié. Après la votation du 9 février, faut-il prendre d’autres mesures pour mieux exploiter le potentiel de la main-d’œuvre indigène?

J. Schneider-Ammann: Il a toujours été clair pour nous que l’immigration complète le potentiel national de personnel qualifié, mais ne le remplace pas. Les solutions proposées par notre initiative, qui agissent sur le marché du travail et la formation, vont peut-être gagner en importance. Nous devons réfléchir à la nécessité de les mettre en œuvre plus rapidement, plus globalement et de manière plus incisive. Toutefois, il est trop tôt pour parler de mesures supplémentaires.

La Vie économique: Le dialogue volontaire sur l’égalité salariale, que la Confédération et les partenaires sociaux voulaient mener avec les entreprises, n’a pas donné les résultats escomptés. Qu’est-ce qui n’a pas marché?

J. Schneider-Ammann: Certaines entreprises nous ont dit qu’elles faisaient cela elles-mêmes et qu’elles ne voulaient pas être dirigées par la Confédération. Seules cinquante sociétés ont participé au dialogue, alors que nous en espérions cent. D’un point de vue formel, ce n’est certes pas un bon résultat. Cependant, il y a des entreprises qui, sans apparaître dans le cadre de ce dialogue, s’efforcent sérieusement d’atteindre l’égalité salariale ou même la pratiquent déjà.

La Vie économique: La discrimination salariale perdure. Que doit faire le Conseil fédéral?

J. Schneider-Ammann: Je le dis franchement: mon appel aux entreprises visait à les faire participer sur une base volontaire, pour leur éviter la menace d’une norme légale. Notre marché du travail libéral constitue un atout pour la place économique suisse. Les pays qui ont édicté des lois à ce sujet ont perdu en flexibilité.

La Vie économique: Quelles seront les prochaines étapes?

J. Schneider-Ammann: À la fin de l’année dernière, le Conseil fédéral a pris connaissance de deux études consacrées à l’égalité salariale. En se basant sur ces travaux et sur l’évaluation du dialogue avec les entreprises, il décidera de la marche à suivre. Pour le moment, je ne peux pas en dire plus à ce sujet.

La Vie économique: En comparaison internationale, les femmes sont toujours sous-
représentées dans les hautes sphères des entreprises. Jugez-vous nécessaire d’agir dans ce domaine?

J. Schneider-Ammann: La proportion de femmes occupant des postes de direction devrait augmenter. Étant donné leur niveau élevé de formation et la pénurie de personnel qualifié en Suisse, on doit exploiter ce capital humain.

La Vie économique: De nombreux pays européens introduisent des quotas. La commission de l’UE est en train d’élaborer une loi qui prévoit un quota de femmes dans les procédures de sélection concernant les organes dirigeants des entreprises. La Suisse a-t-elle aussi besoin de lois temporaires pour augmenter la proportion de femmes?

J. Schneider-Ammann: L’an dernier, nous avons décidé d’introduire un quota de 30% de femmes dans les organes de direction 
suprêmes des entreprises et institutions pro-ches de la Confédération. C’est une bonne chose que la proportion de femmes augmente dans le conseil d’administration et la direction des entreprises cotées en Bourse. Le Conseil fédéral abordera la question des dispositions légales dans le cadre de la révision du droit des sociétés anonymes, actuellement en cours. Au besoin, il proposera des solutions.

La Vie économique: Le résultat de la votation du 9 février traduit également une certaine critique contre la croissance.

J. Schneider-Ammann: Je vois, moi aussi, dans ce résultat le refus d’une croissance démesurée. Cependant, je tiens à souligner que tel n’a jamais été l’objectif du Conseil fédéral. Notre politique de croissance a toujours visé à augmenter la productivité du travail en Suisse, c’est-à-dire à promouvoir une croissance «qualitative» qui profite à tous les citoyens.

La Vie économique: Votre département doit élaborer cette année un document de base sur la stratégie de croissance 2015-2018. Comment répondrez-vous à ces critiques?

J. Schneider-Ammann: Ceux qui les émettent oublient souvent une chose: nous avons besoin de la croissance. Outre sa composante économique, celle-ci doit être plus axée sur les aspects écologiques et sociaux – donc sur la qualité. Il importe d’améliorer la croissance par habitant. Cela signifie tout simplement que nous devons nous montrer plus novateurs et plus compétitifs. Quoi qu’il en soit, cette exigence figurera dans la nouvelle stratégie.

Entretien: Susanne Blank et Nicole Tesar.

Proposition de citation: Susanne Blank ; Nicole Tesar ; (2014). «L’économie n’entend pas mener un combat pour la répartition». La Vie économique, 01 avril.