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L’État entre rupture numérique et liberté économique

La transformation numérique de l’économie est en marche. À mesure qu’elle embrasse tous les aspects de la vie sociale, de nouveaux défis apparaissent.
Le niveau de formation est élevé en Suisse. Elle est donc relativement bien préparée à affronter l'ère numérique. Chercheur à l'université de Lucerne devant une imprimante 3D.

Lorsque j’étais étudiant, il y avait ceux qui voulaient révolutionner le monde et ceux qui préparaient une carrière de management, si possible dans une grosse entreprise bien établie. Ceux qui se voyaient en entrepreneurs faisaient plutôt figure d’exception et on les rencontrait assez rarement sur les bancs de nos hautes écoles.

L’innovation porte les jeunes entrepreneurs


Quarante ans plus tard, la situation a bien changé. Aujourd’hui, les jeunes, même en Suisse, sont nombreux à parler de leur jeune pousse (« start-up »). Comme leurs aînés des années soixante et septante, ils veulent aussi révolutionner le monde, mais cette fois grâce à des produits et à des modèles d’affaires innovants.
Les extraordinaires progrès des technologies de l’information et de la communication (TIC) ont grandement facilité la création d’entreprises. Lancer une idée et concevoir les premiers prototypes est aujourd’hui beaucoup moins coûteux que par le passé : le savoir est au bout du clic, les marchés potentiels beaucoup plus vastes et le prix d’entrée, en particulier lorsqu’il s’agit d’innovations basées sur des applications numériques, beaucoup plus bas que par le passé.

Un cadre de qualité


Les jeunes ne pourraient cependant pas saisir les chances qui leur sont offertes sans le formidable développement de notre système de hautes écoles. Je pense en premier lieu à l’EPFZ et à l’EPFL. Elles viennent d’atteindre de nouveaux sommets dans les classements internationaux en avançant chacune de trois rangs dans le QS Top Universities Ranking, pour atteindre respectivement la 9e et la 14e place. Je n’oublie évidemment pas notre réseau très dense d’universités et de hautes écoles spécialisées, ainsi que nos efforts en matière de recherche fondamentale financée par le Fonds national suisse.
Sans soutien public, ce terreau fertile en « start-up » et en savoir-faire n’aurait pas non plus vu le jour. Si nos jeunes entrepreneurs peuvent croître, c’est aussi grâce à l’encadrement offert par la Commission de la technologie et de l’innovation (CTI) qui dépend du Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche (DEFR).

La question du capital-risque


Le capital-risque doit permettre à une jeune société de trouver sa stabilité commerciale. Or, nos investisseurs institutionnels ne s’y intéressent que faiblement. Cela fragilise nos jeunes entrepreneurs qui se tournent vers les grands groupes étrangers. Google a racheté l’année dernière la jeune société tessinoise de neurotechnologie DeepMind, Samsung finance le créateur d’applications de santé Dacadoo, tandis qu’Apple est censé s’intéresser sérieusement à Faceshift, une firme zurichoise spécialisée dans la capture du mouvement.
Il faut un biotope financier qui permette à ces entreprises de croître en Suisse. Dans ce contexte, la motion du conseiller aux États Konrad Graber (13.4184), qui propose d’investir une fraction de l’immense épargne de prévoyance sociale pour financer le développement des nouvelles technologies, mérite une discussion approfondie.

Les entreprises établies : un bilan contrasté


Les entreprises établies ne sont pas toutes au même niveau. Certaines ont amorcé leur virage numérique plus vite que d’autres. Aucune, par contre, n’est à l’abri des innovations issues de la mondialisation du savoir ni des problèmes plus spécifiques que constituent le franc fort.

Une nouvelle impulsion pour les vieilles entreprises


Beaucoup d’entreprises établies sont à la pointe de la numérisation. La bonne vieille société de serrurerie Kaba vend maintenant de la sécurité d’entrée, tandis que Schindler offre son service de déplacement vertical 24 heures sur 24, sept jours sur sept, et parfois même pour les produits de ses concurrents.
Ces nouveaux modèles d’affaires deviennent, en effet, possibles grâce à l’Internet des objets (« Internet of things ») et aux mégadonnées (« big data »). Ces outils permettent d’évaluer constamment les indications de millions de capteurs imbriqués dans les produits. Nécessaires aux programmes d’entretien, ces derniers permettent de changer les pièces « juste à temps » et d’actualiser les programmes à distance. Ils sont également indispensables pour améliorer la recherche et le développement de nouveaux produits. L’impression 3D, en plein essor, est sur le point de révolutionner la production et la gestion des pièces de rechange, tandis que les nouvelles possibilités de l’automatisation bouleversent le transport et toute la chaîne logistique.
La Suisse a, en outre, la chance d’héberger de grandes multinationales à la pointe des TIC. En numérisant leurs contrats ou en demandant des services basés sur les nouvelles possibilités d’Internet, ces entreprises en entraînent des dizaines d’autres dans leur sillage et ouvrent de nouvelles niches dans lesquelles de jeunes pousses intelligentes peuvent s’engouffrer.

Le danger peut surgir de n’importe où


Les entreprises établies, surtout celles qui n’ont pas su prendre le virage numérique à temps, courent des risques qui sont souvent sous-estimés. Tout d’abord, le monde est devenu moins prévisible. Par le passé, il suffisait de garder un œil sur deux ou trois gros concurrents pour se prémunir des mauvaises surprises.
Aujourd’hui, le vrai danger se dissimule à São Paolo ou à Bangalore, où une « start-up » totalement inconnue peut développer une idée qui révolutionnera la nature même du marché. On ne peut plus se contenter de marquer le concurrent à la culotte. La Suisse doit modifier son comportement face au risque.

Contrer les effets du franc fort


L’État investit pour aider les entreprises à rester à la pointe de l’évolution technologique. La CTI devait disposer de 110 millions de francs cette année. Pour contrer les effets du franc fort, le Conseil fédéral a décidé de lui allouer 20 millions supplémentaires. En échange, les PME exportatrices engagées dans des projets d’innovation seront exemptées de leur contribution en espèces auprès de la CTI.
En tant que responsable du DEFR, j’ai demandé à cette même commission d’examiner dans quelle mesure elle peut soutenir des projets de recherche moins centrés sur de nouveaux produits ou méthodes de fabrication, mais visant plutôt une refonte des modèles d’affaires à l’aide des nouvelles technologies.

L’État ne doit pas être un frein


Comme on le voit, l’État n’est pas inactif devant le défi numérique et son rôle continuera certainement de faire débat. D’abord parce que ceux qui se sont déjà laissés surprendre – je pense aux taxis face à Uber et à l’hôtellerie face à AirBnB – n’ont souvent qu’un seul réflexe : appeler les pouvoirs publics à la rescousse afin qu’ils interdisent ou du moins réglementent les nouvelles pratiques rendues possibles par Internet. L’État doit éviter de faire le jeu de modèles dépassés, sans pour autant tomber dans la facilité et admettre un laissez-faire débridé.
La numérisation a des effets qui dépassent les seuls enjeux économiques pour déborder sur toutes les sphères de notre vie sociale. Elle remet partout en cause des pratiques et des habitudes acquises de longue date. L’État restera toujours le dernier garant de la cohésion sociale. Il faut cependant laisser la société civile trouver des solutions. La Suisse, grâce à son marché du travail libéral, à son partenariat social, à l’excellence de sa formation et de sa recherche ainsi qu’à sa démocratie directe, est sans doute bien mieux armée que d’autres pays pour affronter les défis de la numérisation.

Proposition de citation: Johann N. Schneider-Ammann (2015). L’État entre rupture numérique et liberté économique. La Vie économique, 26 octobre.