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Financement du négoce des matières premières : les banques doivent relever de nombreux défis

Les banques ressentent les effets de la baisse des prix des matières premières à travers les crédits octroyés aux négociants : les intérêts perçus ont chuté ces derniers mois. Les mutations de l’environnement géopolitique et réglementaire aggravent encore la situation.

Financement du négoce des matières premières : les banques doivent relever de nombreux défis

Les crédits dont a besoin le commerce des matières premières sont fréquemment accordés à Genève. Banques le long du Rhône.

Au cours des dernières décennies, un pôle diversifié des matières premières s’est développé en Suisse[1]. Il regroupe les entreprises actives dans le négoce, le transport maritime et l’inspection des marchandises, de même que des banques qui jouent un rôle central en tant que bailleurs de fonds. Alors qu’environ un tiers de tous les échanges de marchandises dans le monde sont financés par des banques[2], les négociants en matières premières basés en Suisse financent les trois quarts de leur commerce par le biais de crédits bancaires[3]. Les plus petits d’entre eux peuvent même être totalement dépendants de tels crédits.

Sans ce financement par les banques, les négociants ne seraient généralement pas en mesure de réunir les sommes dont ils ont besoin pour acheter les matières premières. Un système financier qui dispose de la capacité et de l’expertise nécessaires est donc important pour l’attrait de la place suisse. À l’inverse, le financement de ce négoce offre aux banques une possibilité de diversification par rapport à la gestion de fortune. Dans notre pays, le négoce des matières premières est surtout financé par des filiales de banques françaises – notamment BNP Paribas, le Crédit agricole et la Société générale – ou du groupe hollandais ING Groep, les deux géants suisses UBS et Credit Suisse, ainsi que les banques cantonales de Genève, Vaud et Zurich.

Des crédits pour environ 600 milliards de francs


On ne peut qu’estimer le volume des crédits commerciaux demandés par les négociants suisses en matières premières. La balance des paiements contient des indications sur le commerce de transit, qui proviennent essentiellement du négoce des matières premières : pour calculer les recettes nettes provenant du commerce de transit[4], la Banque nationale suisse (BNS) considère aussi bien les recettes tirées de la vente des marchandises que les sommes dépensées pour les acheter à l’étranger. En partant de l’hypothèse que trois quarts de ces dépenses sont financées par les banques, on peut estimer la demande de crédits commerciaux pour le négoce de matières premières : entre 2012 et 2014[5], son volume atteignait entre 560 et 600 milliards de francs par an[6].

Cependant, ces chiffres ne disent pas si les crédits ont été contractés en Suisse ou à l’étranger. La place financière suisse est exposée à une forte concurrence des banques étrangères, en particulier pour le financement des activités déployées par les grandes sociétés de négoce. Ces dernières, comme Vitol, Trafigura ou Mercuria, sont actives au niveau mondial et entretiennent des relations avec des banques aux quatre coins de la planète.

La concurrence de banques basées en Asie ou au Proche-Orient s’est renforcée ces dernières années avec le déplacement des flux commerciaux vers le continent asiatique. Toutefois, la proximité géographique constitue un important avantage concurrentiel pour les banques suisses, notamment auprès des petites et moyennes sociétés de négoce.

La baisse des prix des matières premières pèse sur le produit des intérêts


Au cours des 18 derniers mois, les prix des matières premières se sont effondrés (voir illustration 1). L’effet de ce recul sur la marge des négociants n’est pas évident : les achats sont certes devenus plus avantageux, mais les revenus tirés de la vente ont également baissé.

Du côté des banques, en revanche, la situation est claire : à la suite de la chute des prix, la demande de crédits par les négociants en matières premières a diminué (voir illustration 2). En 2014, les dépenses consacrées à l’achat de marchandises se situaient déjà légèrement au-dessous de l’année précédente. En 2015, le recul s’est accéléré : durant les trois premiers semestres, ces dépenses avaient diminué d’un cinquième par rapport à la moyenne des années 2012-2014.

Ill. 1. Évolution du prix des matières premières




Source : FMI : Primary Commodity Prices / La Vie économique

Ill. 2. Dépenses pour l’achat de marchandises (75 %) par des transitaires, par trimestre




Remarque : le graphique représente 75 % des dépenses que les transitaires consacrent à l’achat de marchandises et qui proviennent pour l’essentiel du négoce de matières premières. Cela devrait correspondre à la part financée par les banques.

Source : BNS, calculs internes / La Vie économique

Le recul de la demande de crédits commerciaux a pour conséquence de réduire le produit des intérêts. Les résultats des banques créancières s’en ressentent, car les frais administratifs par cargaison financée restent les mêmes.

Les dépenses consacrées à l’achat de marchandises ont réagi de manière légèrement différée à la baisse des prix des matières premières. Cela pourrait être dû au fait qu’en Suisse, le négoce des matières premières constitue un pôle très diversifié. Il comprend des entreprises qui négocient aussi bien des produits énergétiques que des métaux ou des denrées agricoles. Or, comme le montre l’illustration 1, les prix des matières premières non énergétiques ont relativement bien résisté.

Des risques élevés en termes de réputation


Par ailleurs, le contexte géopolitique s’est modifié ces dernières années, en raison notamment de l’instabilité politique et de foyers de crise. On observe également un accroissement de la réglementation. Cette évolution pose un autre défi aux banques, car elle complexifie le financement du négoce de matières premières. Avant d’ouvrir une ligne de crédit en vue d’une transaction commerciale, les banques doivent procéder à davantage de vérifications qu’il y a quelques années, si elles veulent éviter des risques en termes de réputation, mais aussi des amendes pour violation des sanctions ou des dispositions sur la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Certaines opérations de négoce ne vont, dès lors, plus être financées – même si elles ne violent aucune sanction ni aucune loi –, parce que le coût des vérifications est trop élevé. Les banques vont parfois jusqu’à rompre complétement leurs relations d’affaires avec certains clients (« de-risking »).

Cette situation ne pose pas seulement un défi aux banques. Elle peut aussi compliquer l’accès aux crédits, en particulier pour les petits négociants. Une des raisons principales est la suivante : les grandes maisons de négoce ont des services de conformité bien développés et elles peuvent assumer les dépenses nécessaires pour prouver qu’elles respectent toutes les règles. De ce fait, les banques leur accordent une plus grande confiance. Les petites sociétés, en revanche, ne peuvent généralement pas s’offrir des services de conformité de la même envergure.

En plus de mettre en danger la réputation de l’entreprise fautive, le manque de diligence constitue un risque financier. C’est ce que montre le cas de BNP Paribas : pour avoir violé les sanctions américaines contre le Soudan, l’Iran et Cuba, cette banque a dû payer une amende s’élevant à près de 9 milliards d’USD ; en plus, elle s’est vu interdire d’effectuer durant l’année 2015 des opérations de compensation en USD pour certaines activités liées au pétrole et au gaz.

Il faut toutefois reconnaître que le risque de violer des sanctions ne vient pas de l’absence de cadre juridique. Des manquements sont aussi possibles dans le cadre existant. Quand de telles infractions surviennent, l’attention se porte généralement davantage sur l’entreprise responsable que sur la place financière ou le pays où elle a son siège. Ces risques doivent donc être pris au sérieux non seulement par les banques, mais aussi par les négociants.

  1. Voir DFAE, DFF et DEFR, Rapport de base : matières premières, 27 mars 2013. []
  2. Voir Trade finance : developments and issues, Comité de la BRI sur le système financier mondial, CGFS Papers n° 50, janvier 2014. []
  3. Résultat d’une enquête réalisée en 2012 par le DFF/SFI avec l’aide des trois anciennes entités faîtières locales de l’industrie des matières premières, à savoir la Geneva Trading and Shipping Association (GTSA), la Lugano Commodity Trading Association (LCTA) et la Zug Commodity Association (ZCA). Ce chiffre a été confirmé récemment par des entretiens avec des représentants des banques et des entreprises de négoce. []
  4. Les recettes nettes se montaient à environ 25 milliards de francs en 2014, ce qui correspond à presque 4 !!p !! du produit national brut (PNB) suisse. []
  5. Tandis que les recettes nettes ont été publiées depuis l’année 2000, les recettes et les dépenses ne sont disponibles qu’à partir de 2012. []
  6. La seule autre estimation du volume des crédits accordés aux négociants en matières premières vient de l’Association suisse des banquiers (ASB). Dans une publication parue en 2013, celle-ci indique que les financements commerciaux des matières premières assurés par des banques en Suisse atteignaient en 2011 environ 1500 milliards de francs (voir La Suisse, place de négoce de matières premières, Swiss Banking Factuals, mars 2013). Ce serait le double de l’estimation tirée des indications contenues dans la balance des paiements. L’ASB ne précise toutefois pas comment elle est parvenue à ce chiffre. []

Proposition de citation: Marc Zahner (2016). Financement du négoce des matières premières : les banques doivent relever de nombreux défis. La Vie économique, 30 mars.