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Pas de fonds souverain sans stratégie

Parmi les dix principaux fonds souverains, aucun n’obéit à une stratégie de placement cohérente, contrairement aux caisses de retraite. En Suisse, seul un fonds souverain assorti d’une stratégie claire aurait des chances de passer la rampe.
Le fonds souverain norvégien est principalement alimenté par les exportations de pétrole et de gaz. Plate-forme pétrolière au large de Sandnes.

On débat actuellement de l’éventualité d’un fonds souverain en Suisse. Du côté des partisans, on y voit la possibilité de stimuler l’industrie nationale ou le moyen d’affaiblir systématiquement le franc. Les adversaires, eux, craignent une perte d’indépendance pour la Banque nationale suisse (voir encadré). Un bon moyen de départager les arguments des uns et des autres est de regarder ce qui se passe à l’étranger. Quels États gèrent un fonds souverain ? Quels buts poursuivent-ils ? Comment investissent-ils leur patrimoine ?

Selon le Fonds monétaire international (FMI), les fonds souverains sont des fonds de placement étatiques à visée économique. Leur financement est souvent assuré par des réserves de devises, investies à long terme pour le bien des générations futures. Dans la plupart des cas, dont le fonds norvégien souvent cité, l’argent provient des exportations de pétrole ou de gaz. Cela n’empêche pas certains pays pauvres en matières premières, comme Singapour, de disposer d’un fonds souverain pour gérer les réserves de devises.

Selon les sources, il existe entre quarante et septante fonds souverains. Leur valeur est estimée à quelque 7 billions de francs, soit plus que les 6,5 billions de francs d’actifs gérés par les fonds spéculatifs et les fonds de capital-risque privés[1]. Les dix principaux fonds souverains gèrent à eux seuls les trois quarts des actifs de tous les fonds souverains (voir tableau). À l’exception de la Norvège, ils se situent tous dans la zone arabo-asiatique. Leurs capitaux proviennent pour moitié des ventes de pétrole. Le reste découle de la vente de matières premières, telles que le gaz ou le charbon, des droits de concession pour leur extraction, de la vente de sociétés ou de biens étatiques, ou encore, de manière générale, des excédents de la balance commerciale.

Les dix principaux fonds souverains (juin 2015)














Pays Fonds souverain Fortune en milliards de francs Année de création Source de richesse
Norvège Government Pension Fund Global 824 1990 Pétrole
Émirats arabes unis Abu Dhabi Investment Authority 722 1976 Pétrole
Chine China Investment Corporation 610 2007 Autres
Arabie saoudite Sama Foreign Holdings 707 n. d. Pétrole
Koweït Kuwait Investment Authority 512 1953 Pétrole
Chine Safe Investment Company 511 1997 Autres
Chine (Hong Kong) Hong Kong Monetary Authority 374 1993 Autres
Singapour Government of Singapore Investment 321 1981 Autres
Qatar Qatar Investment Authority 239 2005 Pétrole, gaz
Chine National Social Security Fund 220 2000 Autres


Source : Swfinstitute.org / La Vie économique

Stabilité et économie sont les principales motivations


Les fonds souverains poursuivent des objectifs différents. Souvent, il s’agit de fonds de stabilisation, réputés fournir des ressources financières au pays lorsque les recettes issues de la vente des matières premières diminuent ou que les ressources s’épuisent. Un peu moins connus, les fonds d’épargne pour les générations futures permettent d’éviter une forte réévaluation de la monnaie nationale par le truchement des ventes de matières premières. Ce mécanisme, aussi baptisé « syndrome hollandais », apparaît lorsqu’un pays exporte des matières premières en grandes quantités, entraînant un important excédent commercial. Outre une forte appréciation de la monnaie du pays concerné, il provoque un ralentissement des exportations d’industries tierces, ce qui se traduit par une forte augmentation du chômage. Les Pays-Bas ont vécu une telle expérience dans les années soixante, après la découverte d’importants gisements de gaz naturel et l’exportation de gaz à grande échelle, d’où le nom de ce phénomène.

Ces réserves de devises poursuivent encore d’autres objectifs : elles doivent générer des rendements élevés, promouvoir des projets socioéconomiques ou des industries précises et garantir les prestations des caisses de retraite. Le fonds norvégien se compose, par exemple, d’une partie globale et d’une autre nationale. Alors que la première s’emploie d’abord à obtenir des rendements conformes au marché, la seconde poursuit un but politique en encourageant l’industrie nationale. La réflexion sous-jacente est évidente : l’industrie norvégienne doit ainsi pouvoir compenser ses pertes de revenu, lorsque ses gisements pétroliers se tariront.

Aucune stratégie de placement cohérente


La majorité des fonds souverains, surtout ceux de la zone arabo-asiatique, restent plutôt discrets sur leurs placements. Il est donc difficile d’analyser la question sans alimenter des critiques toujours plus vives. Il y a lieu de se référer aux rapports de gestion publiés par ces fonds, mais aussi aux diverses études universitaires réalisées à leur propos.

Selon une étude réalisée en 2008 par Christopher Balding, un enseignant étasunien à Pékin, les fonds souverains devraient préserver le patrimoine de l’État. Cela les contraindrait à suivre une stratégie de placement plutôt conservatrice, en investissant d’abord dans des placements liquides, tels qu’emprunts d’État, obligations d’entreprises et actions à forte capitalisation. Selon une autre étude datant de 2011, les fonds souverains ont tendance à investir davantage dans des placements illiquides, tels que les fonds privés de capital-risque, à l’instar des caisses de retraite[2]. En outre, une grande partie des actifs sont injectés dans des placements nationaux, en particulier dans des entreprises du secteur financier[3]. Cela confirme la thèse que les fonds souverains poursuivent aussi des objectifs de politique économique, car ils investissent généralement dans les entreprises nationales en période de crise. Ils font ainsi office de « prêteur en dernier ressort »[4]. Dans les pays émergents, ils servent à stimuler le transfert de connaissances en investissant en particulier dans des sociétés financières.

Stratégies de placement des fonds souverains




Remarque : ce tableau reflète la stratégie de placement des dix principaux fonds souverains. Trois d’entre eux ne fournissent aucune information dans leur rapport de gestion : Sama, AFE et Qatar Investment Authority. Les informations sont rudimentaires pour les fonds suivants : Kuwait Investment Authority, Hong Kong Monetary Authority et National Social Security Fund.

Source : rapports de gestion des fonds souverains / La Vie économique

Il est impossible de déterminer une stratégie de placement « spécifique » en lisant les rapports de gestion des dix principaux fonds souverains. La part en actions du fonds de Hong Kong se monte à 18 %, tandis que celle du fonds norvégien atteint 60 %. La part des placements alternatifs (y compris immobiliers) varie entre 5 % (Norvège) et 38 % (China Investment Corporation).

Les diverses catégories de placements présentent des différences considérables. Le fonds norvégien investit majoritairement dans les emprunts d’État et les actions cotées en Bourse dans les pays développés, et seulement 5 % en immobilier[5]. D’autres fonds, en revanche, n’investissent que très peu en emprunts d’État, mais davantage en placements alternatifs illiquides, tels que les fonds privés de capital-risque, les infrastructures ou les fonds spéculatifs.

Un consensus improbable en Suisse


En conclusion, l’analyse montre que les fonds souverains n’ont pas de stratégie de placement qui leur soit « typique », contrairement aux caisses de retraite suisses. Leurs objectifs ne sont, toutefois, pas les mêmes et elles n’ont pas la même tolérance au risque.

Les fonds souverains gèrent une masse considérable d’actifs sur le plan mondial, mais on manque souvent de données précises à leur sujet : l’appel à une meilleure transparence est donc amplement justifié. En ce qui concerne la Suisse, force est de constater qu’un fonds souverain peut servir des intérêts et des objectifs très différents, souvent concurrents. Il paraît donc peu probable qu’une telle idée réunisse un large consensus. Or, cette base est indispensable.

  1. Actifs des septante principaux fonds souverains du monde. Source : Sovereign Wealth Fund Institute (SWFI), décembre 2014 et Preqin (2015). []
  2. Dyck et Morse (2011). []
  3. Balding (2008) ; Chhaochharia et Laeven (2009); Bernstein, Lerner et Schoar (2013). []
  4. Raymond (2010). []
  5. La quote-part immobilière s’élève actuellement à 1 % et sera amenée progressivement à 5 %. []

Bibliographie

  • Aizenmann J. et Glick R., « Sovereign Wealth Funds : Stylized Facts about their Determinants and Governance », International Finance, 12, 2009, pp. 351-386.
  • Ang A., The Four Benchmarks of Sovereign Wealth Funds, Working Paper, 2010.
  • Balding C., A Portfolio Analysis Of Sovereign Wealth Funds, University of California, Irvine Working Paper, 2008.
  • Bernstein S., Jerner J. et Schoar, A., « The Investment Strategies of Sovereign Wealth Funds », Journal of Economic Perspectives, 27, 2013, pp. 219-238.
  • Chhaochharia V. et Laeven L., The Investment Allocation of Sovereign Wealth Funds, Working Paper, 2009.
  • Dyck A. et Morse A., Sovereign Wealth Fund Portfolios, Chicago Booth Working Paper No. 11-15, 2011.
  • Raymond H., « Sovereign Wealth Funds as Domestic Investors of Last Resort during Crisis », International Economics, 123, 2010, pp. 121-159.

Bibliographie

  • Aizenmann J. et Glick R., « Sovereign Wealth Funds : Stylized Facts about their Determinants and Governance », International Finance, 12, 2009, pp. 351-386.
  • Ang A., The Four Benchmarks of Sovereign Wealth Funds, Working Paper, 2010.
  • Balding C., A Portfolio Analysis Of Sovereign Wealth Funds, University of California, Irvine Working Paper, 2008.
  • Bernstein S., Jerner J. et Schoar, A., « The Investment Strategies of Sovereign Wealth Funds », Journal of Economic Perspectives, 27, 2013, pp. 219-238.
  • Chhaochharia V. et Laeven L., The Investment Allocation of Sovereign Wealth Funds, Working Paper, 2009.
  • Dyck A. et Morse A., Sovereign Wealth Fund Portfolios, Chicago Booth Working Paper No. 11-15, 2011.
  • Raymond H., « Sovereign Wealth Funds as Domestic Investors of Last Resort during Crisis », International Economics, 123, 2010, pp. 121-159.

Proposition de citation: Andreas Reichlin ; Diego Liechti ; (2016). Pas de fonds souverain sans stratégie. La Vie économique, 22 juin.

Argumentaire pour ou contre un fonds souverain en Suisse
Avantages

  • Soutien de l’industrie nationale en période de crise.
  • Affaiblissement du franc en cas de balance courante systématiquement excédentaire en opérant des investissements systématiques à l’étranger.
  • Prise d’influence politique par le biais d’investissements directs en Europe (si la moitié des réserves actuelles en devises de la BNS étaient investies dans un fonds souverain, celui-ci figurerait parmi les dix premiers de sa catégorie).

Inconvénients

  • Les réserves de devises ne sont pas équilibrées par des actifs réels, par exemple l’achat de matières premières, mais par la « planche à billets ». Ce type de fonds doit obligatoirement avoir une dotation en capital.
  • Les macroéconomistes craignent une perte de flexibilité dans la mesure où l’on ne peut pas facilement se dégager d’un placement en devises en cas de nécessité, ce qui accroît le risque d’inflation.
  • La mise hors bilan des réserves en devises de la BNS est délicate au niveau juridique.
  • La participation au capital de grandes sociétés étrangères peut générer des conflits politiques avec les gouvernements concernés, par exemple dans le cas de sociétés d’intérêt national.
  • Les investissements publics rappellent l’économie planifiée, ce qui n’est pas sans risque d’instrumentalisation politique : dans quels secteurs faut-il investir ? Faut-il investir en Suisse ou à l’étranger ? Quels repères faut-il fixer pour les taux de change ?