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Quels projets politiques profitent du vote obligatoire ?

La participation électorale diminue. Pour stopper l’érosion, certains évoquent la possibilité d’introduire le vote obligatoire, tel qu’il existait jadis dans le canton de Vaud. À l’époque, ce sont surtout les politiques de gauche qui en ont profité. Toutefois, rien ne dit que ce serait le cas aujourd’hui.
Ce n'est plus seulement la gauche qui demande que le vote soit obligatoire au niveau national, mais aussi le PBD. Ce n'est, actuellement, le cas que dans le canton de Shaffhouse.

Contrairement aux citoyens de nombreuses autres démocraties, la population suisse peut se prononcer plusieurs fois par an sur des thèmes importants de la politique économique ou sociale[1]. Cependant, les citoyens sont toujours moins nombreux à faire usage de cette possibilité : depuis 1951, la participation moyenne aux élections et aux votations est tombée de presque 60 à 44 %. Divers acteurs tentent de stopper ce recul en présentant de manière récurrente des propositions de réforme. L’introduction du vote obligatoire est l’une des options débattues. Le cas échéant, une amende punirait les citoyens qui ne prennent pas part aux scrutins.

Alors que le vote obligatoire avait autrefois surtout les faveurs de la gauche, les représentants d’un parti bourgeois, le PBD, y adhèrent depuis peu. Pour réaliser une analyse basée sur des évidences, il faut que les avantages et les inconvénients du vote obligatoire dépendent largement de ses effets. Comment une amende infligée aux abstentionnistes influence-t-elle la participation électorale ? Quel impact a-t-elle sur les résultats du scrutin ? Peut-elle provoquer systématiquement la victoire ou l’échec de certaines positions politiques ?

Pour répondre de manière empirique à ces questions, on pourrait comparer les résultats des scrutins dans des cantons où le vote est obligatoire et dans d’autres où il ne l’est pas. Pour la Suisse, Schaffhouse serait à cet égard un canton intéressant. Depuis 1876, les abstentionnistes y sont punis d’une amende. Celle-ci se monte aujourd’hui à 6 francs.

Le cas particulier de Schaffhouse


Si l’on observe les résultats des votations durant les quarante dernières années, il apparaît que les positions de la gauche récoltent en moyenne 41 % des voix à Schaffhouse. Dans les autres cantons alémaniques, où le vote n’est pas obligatoire, elles n’en obtiennent que 38 %. Peut-on en déduire que l’obligation de se rendre aux urnes augmente de 3 points de pourcentage le soutien offert aux politiques qui prônent la redistribution ? Cette conclusion n’est pas convaincante.

Schaffhouse ne se distingue pas seulement des cantons de référence par le vote obligatoire ; de nombreuses autres particularités influencent le comportement des votants. Ce petit canton situé aux frontières de l’Allemagne est exposé à une concurrence permanente et d’un genre particulier. L’industrie lourde, qui assure une part relativement élevée de sa performance économique, a permis l’éclosion d’une base sociale-démocrate et syndicale particulièrement forte.

On ne s’étonnera donc pas que les sociaux-démocrates aient occupé sans interruption depuis 1925 l’un des deux sièges du canton au Conseil national. Enfin, les Schaffhousois se distinguent également par leur soutien explicite au vote obligatoire, qu’ils pratiquent depuis plus de cent ans : au XXe siècle, ils ont refusé à plusieurs reprises de l’abolir ; la dernière fois, en 1982, la proposition a été balayée par 64 % de non.

Comparaison avec le canton de Vaud


Ces faits laissent supposer qu’une comparaison directe entre Schaffhouse et d’autres cantons n’aboutirait à aucune information causale sur les conséquences politiques du vote obligatoire. Pour cela, il vaut mieux comparer les variations temporelles au sein d’une même entité géographique plutôt que les différents cantons. Les unités d’analyse sont ainsi plus comparables.

Le canton de Vaud offre une telle possibilité. Le vote obligatoire y a été en vigueur de 1925 à 1940 et de 1946 à 1948. Le citoyen qui boudait les urnes devait payer une amende de 2 francs. À l’époque, c’était un montant considérable, car le salaire horaire d’un ouvrier d’usine n’était que de 1,30 franc. Seuls les personnes âgées de plus de 65 ans, les malades, les militaires en service et les absents étaient exemptés du vote obligatoire. En introduisant cette mesure, le législateur cantonal a voulu augmenter le poids de la Suisse romande lors des votations fédérales et renforcer la communauté civile.

Il convient de comparer la manière dont la participation et le comportement électoral ont évolué dans le canton de Vaud et dans d’autres cantons. Ces derniers se caractérisent premièrement par le fait qu’ils n’ont pas pratiqué le vote obligatoire durant toute la période d’observation. Deuxièmement, la participation et les résultats des scrutins y étaient très semblables à ceux enregistrés dans le canton de Vaud avant l’introduction de cette mesure.

Le vote obligatoire a favorisé la gauche dans le canton de Vaud


L’analyse montre que la participation aux votations fédérales a augmenté d’environ 30 points de pourcentage dans le canton de Vaud. Cette hausse est allée de pair avec un renforcement sensible des politiques de gauche (voir illustration). Les voix mobilisées par le vote obligatoire ont soutenu les principaux piliers de l’État social suisse et d’autres thèmes majeurs de la gauche. L’initiative dite de crise, lancée en 1935, en est une illustration.

Elle prévoyait notamment d’introduire un salaire minimum au niveau national. Selon notre analyse, le vote obligatoire a augmenté de 22 points de pourcentage le taux d’acceptation de cette initiative. Il a également donné une impulsion considérable à d’autres thèmes défendus par les partis de gauche de l’époque. En 1947, quand le peuple s’est prononcé sur l’initiative du PS qui visait à instaurer le droit au travail, le vote obligatoire a par exemple fait augmenter de 30 points le pourcentage de oui.

L’effet du vote obligatoire sur l’acceptation des politiques de gauche dans le canton de Vaud (1908-1948)


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Remarque : le vote obligatoire a été en vigueur dans le canton de Vaud entre 1925 et 1940, puis entre 1946 et 1948 (surfaces bleues). Les points indiquent les moyennes des voix favorables aux positions de gauche pour cinq votations. La courbe rouge montre l’effet estimé que le vote obligatoire a eu sur le pourcentage de suffrages en faveur des politiques de gauche.

Source : OFS ; Bechtel, Hangartner et Schmid (2016) / La Vie économique

Dans l’ensemble, les résultats de notre étude montrent que le vote obligatoire n’a pas seulement entraîné une hausse considérable de la participation électorale, mais qu’il a aussi influencé systématiquement les résultats dans une direction politique précise. Durant la période étudiée, soit au début du XXe siècle, il est probable que l’introduction du vote obligatoire a particulièrement obligé les personnes à bas revenus à se déplacer. Or, ce sont celles-ci qui réclamaient davantage de redistribution des richesses et de protection sociale.

Les bas revenus pourraient voter autrement aujourd’hui


Nos résultats sont certes comparables à plusieurs égards avec ceux d’études sur l’impact du vote obligatoire dans des démocraties représentatives, notamment en Australie et en Autriche. Cependant, on peut se demander dans quelle mesure l’instauration d’une sanction pour les abstentionnistes conduirait également à un renforcement systématique de la gauche politique dans la société actuelle.

Il semble opportun de nourrir un certain scepticisme concernant la transférabilité de nos résultats dans le présent, car les personnes à bas revenus ont tendance à voter aujourd’hui pour des politiques idéologiquement conservatrices. C’est particulièrement le cas sur les questions touchant à l’immigration et au commerce extérieur.

Quelles conséquences aurait l’introduction du vote obligatoire aujourd’hui ? On ne peut pas répondre de manière définitive à cette question. Les effets directs et indirects d’une telle mesure sur les décisions prises actuellement en votation populaire resteront vagues aussi longtemps qu’il n’existera pas une collaboration entre la recherche et la politique permettant d’étudier le vote obligatoire sur le terrain.

  1. Cet article repose sur l’étude de Bechtel, M. M., Hangartner et Schmid L., « Does Compulsory Voting Increase Support for Leftist Policy?+, American Journal of Political Science, 60(3), 2016, pp. 752-767. []

Proposition de citation: Michael M. Bechtel ; Dominik Hangartner ; Lukas Schmid ; (2016). Quels projets politiques profitent du vote obligatoire . La Vie économique, 22 septembre.