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L’influence des agences de conseil en vote s’accroît

Les investisseurs institutionnels sont de plus en plus nombreux à faire appel aux services de conseillers professionnels en vote pour les assister lors d’assemblées d’actionnaires. L’influence de ces consultants sur le résultat des votes augmente et peut ainsi représenter un risque pour la bonne gouvernance des entreprises.
Les investisseurs institutionnels sont toujours plus nombreux parmi les actionnaires. Assemblée générale de Credit Suisse, au Hallenstadion de Zurich.

Au cours de ces dernières années, l’actionnariat des sociétés cotées en bourse a changé. Les investisseurs professionnels, tels que les fonds de placement, les caisses de pension et les compagnies d’assurance, ont pris le pas sur les investisseurs privés. Ces institutions gèrent des portefeuilles toujours plus fournis. Elles peinent à garder une vue d’ensemble et à se positionner sur les nombreux points à l’ordre du jour des assemblées générales. Elles sont donc de plus en plus nombreuses à faire appel à des conseillers professionnels en vote (« proxy advisors ») pour obtenir des recommandations.

Les agences de conseil en vote sont aussi en vogue parce que les investisseurs institutionnels sont de plus en plus souvent tenus d’exercer leur droit de vote. La France oblige par exemple les fonds de placement à voter depuis 2005. Les États-Unis, qui les obligent depuis 2003 à élaborer des directives sur le droit de vote, les incitent à éviter les conflits d’intérêt en leur faisant suivre les recommandations de conseillers en vote indépendants. La Suisse, quant à elle, depuis l’entrée en vigueur de l’initiative Minder en 2014, soumet les caisses de pension à l’obligation de voter sur certains points à l’ordre du jour, par exemple lorsqu’il s’agit de propositions concernant la rémunération du conseil d’administration et des membres de la direction.

Une analyse des résultats de vote enregistrés lors de la saison 2016 des assemblées générales en Suisse révèle que les conseillers en vote influencent près de 20 % des votes[1]. Ils jouent un rôle d’une importance croissante dans la gouvernance d’entreprise (voir encadré), aux côtés des actionnaires et des membres de la direction.

Malgré leur poids, ces consultants agissent indépendamment des autres acteurs : contrairement au conseil d’administration, ils ne sont pas élus par les actionnaires et n’ont pas de devoir de diligence envers eux. En outre, les conseillers ne prennent aucun risque d’un point de vue financier, puisqu’ils n’investissent pas dans les sociétés qu’ils analysent. Ce « pouvoir sans danger »[2] peut s’avérer problématique et exige une attention toute particulière de la part des sociétés, des investisseurs institutionnels et du législateur.

Conflits d’intérêt et analyses lacunaires


Les deux agences de conseil en vote dominantes sur le marché mondial sont les sociétés américaines Institutional Shareholder Services (ISS) et Glass Lewis. Dans notre pays, ISS se partage l’essentiel du marché avec la fondation suisse Ethos. Il existe également d’autres analystes basés en Suisse, comme zRatings, Actares et Swipra. Tous ces prestataires analysent les points à l’ordre du jour des assemblées générales en se fondant sur leurs propres directives ou sur des directives générales. Ils émettent, ensuite, une recommandation de vote pour leurs clients.

Étant donné que certaines de ces agences conseillent aussi les sociétés en matière de gouvernance, des conflits d’intérêt peuvent éclater. La situation devient problématique lorsqu’une agence conseille à la fois une société sur sa gouvernance et l’actionnaire qui devra s’exprimer à ce sujet. Dans un tel cas, le conseiller en vote ne risque guère de recommander le rejet des points concernés.

Outre le problème posé par de tels conflits d’intérêt, il existe un risque que les analyses soient trop sommaires. Les conseillers en vote évaluent de plus en plus souvent les sociétés à l’aide de méthodes standardisées et de grilles d’évaluation du type « satisfaisant / insatisfaisant ». Dans ces conditions, les spécificités propres au lieu d’implantation ou à la société ne sont pas suffisamment prises en considération[3]. En Suisse, les agences étrangères de conseil en vote sont critiquées : elles ne connaîtraient pas suffisamment bien le marché indigène et n’investiraient pas assez de ressources pour l’étudier en détail.

À cela s’ajoute que les fondements des analyses ne sont en principe pas publiés. Les sociétés examinées n’ont en général pas la possibilité de prendre position sur les recommandations de vote avant l’assemblée générale, de justifier leur décision concernant les points à l’ordre du jour ou de contrer les éventuelles déclarations fautives de l’agence de conseil. Il est donc généralement difficile pour ces sociétés analysées et pour les investisseurs institutionnels d’évaluer correctement la qualité des données utilisées et des analyses qui en découlent[4].

Enfin, les conseillers en vote déclinent toute responsabilité quant à la qualité de leur analyse et, à cause du manque de transparence dans ce domaine, ils n’ont pas à craindre pour leur réputation.

Des efforts existent à l’échelle internationale


Dès lors, que faire ? Les principes de gouvernance d’entreprise de l’OCDE et du G20 offrent des pistes de réponse. Ces deux organismes déconseillent de soumettre les investisseurs institutionnels à l’obligation de voter, craignant que ces derniers n’exercent ce droit que pour la forme[5]. Après tout, il s’agit, pour les investisseurs privés, d’un droit et non d’une obligation.

Les investisseurs institutionnels sont pourtant bel et bien obligés d’exercer leur droit de vote dans de nombreux pays. Il serait par conséquent plus judicieux d’élaborer des règlements qui les inciteraient à exercer leur droit de vote dans l’intérêt des ayants droit économiques – autrement dit leurs clients – sans les y obliger formellement. C’est ce que recommande la Fédération des entreprises suisses (Economiesuisse) dans son « Code suisse de bonne pratique pour le gouvernement d’entreprise »[6].

Selon les principes de l’OCDE, la mise en place de réglements ou de codes d’autoréglementation permettrait d’éviter les conflits d’intérêt. Il serait en outre nécessaire de publier les méthodes d’analyse utilisées par les agences de conseil en vote. L’OCDE reconnaît cependant que ces consultants peuvent contribuer à une bonne gouvernance d’entreprise, s’ils encouragent les bonnes pratiques et aident les sociétés à améliorer leurs structures de gouvernance.

Les recommandations de l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) vont dans le même sens[7]. Cette dernière exige en effet l’élaboration d’un code de conduite pour les agences de conseil en vote, qui devrait fixer le comportement à adopter en cas de conflit d’intérêt. Le code mentionnerait l’obligation pour les agences de publier les recommandations de vote et les données utilisées pour l’analyse. Les conseillers en vote devraient en outre s’engager à prendre en considération les spécificités locales de la société et à informer les investisseurs sur le dialogue qu’ils entretiennent avec les émetteurs.

Aux États-Unis, il est question d’introduire une réglementation. Celle-ci imposerait aux agences de conseil en vote de s’enregistrer auprès de l’autorité américaine de contrôle des opérations de bourse (United States Securities and Exchange Commission, SEC) et de communiquer les méthodes qu’elles emploient pour élaborer leurs recommandations[8]. Les conseillers en vote devraient en outre communiquer les conflits d’intérêt réels et potentiels et prouver qu’ils disposent de ressources suffisantes pour procéder à des analyses de qualité. Les investisseurs institutionnels se sont toutefois exprimés contre ce projet.

En Suisse, rien n’a été entrepris, pour l’heure, en vue de réglementer le domaine du conseil en vote, que ce soit par l’intermédiaire d’une loi ou d’un code d’autoréglementation. Les agences de conseil sont cependant indirectement incitées à consulter les « Lignes directrices pour les investisseurs institutionnels », publiées par un groupe d’investisseurs institutionnels en 2013[9]. Il y est fortement conseillé aux investisseurs institutionnels de choisir soigneusement leur conseiller en vote et d’examiner ses recommandations d’un œil critique. Les investisseurs doivent en outre s’assurer que leurs consultants communiquent les conflits d’intérêt potentiels et qu’ils prennent les mesures nécessaires pour les éviter.

Les « Lignes directrices pour les investisseurs institutionnels » précisent que les sociétés concernées ont le droit d’être entendues préalablement si les recommandations vont à l’encontre de leurs souhaits. Ces directives ne s’adressant qu’aux investisseurs ; elles n’engagent pas la responsabilité des conseillers en vote. La fondation Ethos a récemment encouragé la branche du conseil en vote à élaborer des principes clairs dans le cadre d’une autoréglementation.

Un régime particulier en Suisse ne serait pas opportun


Compte tenu de la diversité des conditions-cadres régissant les différents marchés concurrentiels en Suisse, il semble prématuré d’introduire une réglementation pour les agences de conseil en vote. Nombre d’agences de conseil et d’investisseurs institutionnels ne seraient en outre pas concernés par les réglementations, puisqu’une majeure partie d’entre eux ont leur siège à l’étranger.

Pour la Suisse, qui siège au Comité de l’OCDE sur la gouvernance d’entreprise, les règles doivent être applicables à tous les pays. Les efforts visant à réglementer certains domaines doivent, dans la mesure du possible, résulter d’une concertation au niveau mondial. En raison de l’interdépendance des marchés, seul un projet international pourrait résoudre le problème posé par les conseillers en vote sans désavantager les acteurs économiques suisses – les agences de conseil, les investisseurs institutionnels et les sociétés cotées en bourse – par rapport à la concurrence étrangère.

Dans les années à venir, le Comité de l’OCDE sur la gouvernance d’entreprise étudiera probablement l’éventualité d’introduire des réglementations dans le domaine du conseil en vote dans le cadre de ses examens des pays par les pairs. Les données rassemblées à ces occasions permettront d’évaluer cette problématique et les réglementations nationales en profondeur. Il est fort possible que le processus d’élaboration de principes concrets mondiaux pour les agences de conseil en vote s’ensuive au sein de l’OCDE. La Suisse s’engagera alors en faveur d’une approche raisonnable qui laissera le plus de marge de manœuvre possible aux sociétés concernées. Il serait envisageable d’obliger les conseillers en vote à plus de transparence concernant leurs méthodes d’analyse et leurs conflits d’intérêt. Il faudrait également les contraindre à communiquer avec les sociétés analysées.

  1. Swipra (2016). []
  2. Böckli (2014). []
  3. Böckli (2015). []
  4. Böckli (2015). []
  5. OCDE (2015). []
  6. Economiesuisse (2016). []
  7. ESMA (2015). []
  8. Congrès américain (2016). []
  9. ASIP, Economiesuisse, Ethos, SwissBanking et SwissHoldings (2013). []

Bibliographie

  • Asip, Economiesuisse, Ethos, SwissBanking et SwissHoldings, Lignes directrices pour les investisseurs institutionnels en vue de l’exercice des droits sociaux dans les sociétés anonymes, 2013.
  • Böckli Peter, Corporate Governance : Erfolg und Versagen einer Leitidee – Eine Standortbestimmung nach zwölf Jahren « Swiss Code », 2014.
  • Böckli Peter, Proxy Advisors : Risikolose Stimmenmacht mit Checklisten, 2015.
  • Economiesuisse, Code suisse de bonne pratique pour le gouvernement d’entreprise, 2016.
  • AEMF, Follow-up report on the development of the Best Practice Principles for Providers of Shareholder Voting Research and Analysis, 2015.
  • OCDE, Principes de gouvernance d’entreprise du G20 et de l’OCDE, 2015.
  • Swipra, GV-Auswertung, 2016.
  • Congrès américain, The Corporate Governance Reform and Transparency Act of 2016, HR 5311, 2016.

Bibliographie

  • Asip, Economiesuisse, Ethos, SwissBanking et SwissHoldings, Lignes directrices pour les investisseurs institutionnels en vue de l’exercice des droits sociaux dans les sociétés anonymes, 2013.
  • Böckli Peter, Corporate Governance : Erfolg und Versagen einer Leitidee – Eine Standortbestimmung nach zwölf Jahren « Swiss Code », 2014.
  • Böckli Peter, Proxy Advisors : Risikolose Stimmenmacht mit Checklisten, 2015.
  • Economiesuisse, Code suisse de bonne pratique pour le gouvernement d’entreprise, 2016.
  • AEMF, Follow-up report on the development of the Best Practice Principles for Providers of Shareholder Voting Research and Analysis, 2015.
  • OCDE, Principes de gouvernance d’entreprise du G20 et de l’OCDE, 2015.
  • Swipra, GV-Auswertung, 2016.
  • Congrès américain, The Corporate Governance Reform and Transparency Act of 2016, HR 5311, 2016.

Proposition de citation: Anne-Sophie Zuckschwerdt (2016). L’influence des agences de conseil en vote s’accroît. La Vie économique, 22 septembre.

Gouvernance d’entreprise

Le concept de gouvernance d’entreprise recouvre le lien qui unit les actionnaires en tant que propriétaires d’une société, les membres de la direction en tant qu’organe de direction et le conseil d’administration en tant qu’organisme de surveillance. En 1999, l’OCDE a élaboré les « Principes de gouvernement d’entreprise », qui deviennent la norme minimale internationale pour les sociétés cotées en bourse. Ces principes ont été retravaillés en 2004 et en 2015, après divers scandales et la crise financière, afin de les adapter à l’évolution du secteur financier et des entreprises. Ils constituent l’une des douze normes minimales nécessaires à un solide système financier, selon le Conseil de stabilité financière (CSF). Le groupe des vingt principaux pays industrialisés ou émergents (G20) a adopté la version 2015, ce qui souligne sa pertinence politique. Ces principes appellent les gouvernements et les législateurs à mettre en place un cadre juridique adéquat. Chaque pays peut choisir l’approche la mieux adaptée à son cas.