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En Europe, le temps se gâte pour l’État-providence

La crise de la dette, le vieillissement démographique et les mutations structurelles qui affectent le marché du travail posent des problèmes à l'État social. Ces phénomènes confortent le chauvinisme de certains partis de droite dans de nombreux pays européens en matière d’État-providence. Pourtant, les réponses proposées par ces partis ne sont que des apparences de solutions. La Suisse doit réagir plus intelligemment.
Nombre d'États en Europe méridionale se débattent avec un chômage des jeunes élevé. Des étudiants espagnols manifestent contre les coupes décidées dans le domaine de la formation.

Dans de nombreux pays européens, l’État social a dû affronter une série de difficultés qui attendent toujours d’être résolus depuis la crise de 2008. Celles-ci trouvent leurs origines dans l’évolution de l’économie mondiale et les décisions politiques prises au cours des 25 dernières années. Les crises financière, économique et de la dette ayant frappé l’Europe à partir de 2008 ont révélé que bon nombre de pays ne les ont pas surmonté. Le problème numéro un est incontestablement le vieillissement de la population. La conjonction de l’augmentation de l’espérance de vie et de la baisse du taux de natalité a pour conséquence qu’un nombre croissant de rentiers dépendent financièrement d’une population active toujours plus réduite (accroissement du ratio de dépendance démographique). Cette évolution met sous pression le système de prévoyance vieillesse de nombreux pays.

Le deuxième changement majeur, que l’on observe en Europe comme dans toutes les économies très développées, a trait au marché du travail. Suite au progrès technologique et au transfert de nombreuses activités manufacturières vers les pays émergents, la demande de main-d’œuvre des pays industrialisés porte aujourd’hui principalement sur du personnel très qualifié. Nos entreprises ont besoin d’ingénieurs, d’experts en marketing, d’économistes, de comptables et d’autres spécialistes. À l’inverse, la demande de main-d’œuvre semi-qualifiée et non qualifiée ne cesse de diminuer dans nos contrées. Cette situation aggrave continuellement l’exclusion sociale, comme le montre le taux élevé de chômeurs de longue durée que connaissent de nombreux pays d’Europe (voir illustration 1).

Ill. 1. Chômage de longue durée dans différents pays européens, en 2000 et 2015




Remarque : proportion de chômeurs de longue durée (plus d’une année) par rapport à l’ensemble des chômeurs.

Source : OCDE / La Vie économique

Troisièmement, les sociétés européennes sont devenues de plus en plus multiculturelles ces dernières années, ce qui pose d’énormes défis au monde politique comme à l’administration. Les migrants sont surreprésentés dans de nombreux programmes sociaux. Ils se trouvent généralement discriminés sur le marché du travail et dans la société.

Quatrièmement, le chômage des jeunes est depuis quelques années un problème lancinant pour beaucoup de pays européens. Cette catégorie apparaît surexposée à ce phénomène. Elle a de la peine à intégrer durablement le marché du travail et subit de manière particulièrement brutale les retournements de conjoncture.

Cinquièmement, enfin, les prestations et services sociaux de base coûtent cher, malgré les nombreuses réformes entreprises. Les dépenses de santé, en particulier, demeurent élevées ou continuent de progresser. De plus, le retrait des services de santé publique se traduit pour les assurés par une augmentation de leur participation financière.

Comment les États européens maîtrisent-ils ces défis ? L’analyse des réformes et du discours politique met en évidence trois scénarios bien distincts dans l’évolution du modèle social européen : dualisation, chauvinisme social (« welfare chauvinism »), investissement social.

Dualisation des prestations sociales


Cette division a pour origine la rigidité des lois sur le travail adoptées dans les années septante par plusieurs pays européens, principalement méridionaux. Pour assouplir quelque peu le marché de l’emploi, les États concernés ont par la suite introduit divers contrats de travail non protégés auxquels les employeurs peuvent recourir parallèlement aux modèles existants, toujours très protégés. Ces nouveaux contrats sont parfois dits « atypiques ». Ils peuvent être à durée limitée, s’appliquer à des travailleurs indépendants ou à temps partiel, concerner le travail sur appel ou officialiser des emplois rémunérés au-dessous d’une certaine valeur seuil (voir illustration 2). Leur point commun est qu’ils ne donnent en général pas droit aux prestations sociales générales, telles qu’indemnités de chômage et rentes de vieillesse.

Ill. 2. Les contrats de travail à durée déterminée dans différents pays européens, en 2000 et 2015




Remarque : proportion des contrats de travail à durée déterminée dans le volume total des activités dépendantes.

Source : OCDE / La Vie économique

Globalement, ces aménagements atténuent la portée des systèmes de sécurité sociale, notamment de l’assurance-vieillesse. Les effectifs relativement importants d’employés « atypiques » qui ont, dans les années nonante, grossi la population active de pays où le marché du travail est fortement réglementé – comme l’Italie, l’Espagne ou la France – n’auront pas de retraite garantie financièrement. Une bonne partie des nombreux emplois qui ont été créés dans ces pays sont soumis à des contrats à durée déterminée, concernent des activités indépendantes ou sont régis par des contrats atypiques, non ou mal couverts par le système de prévoyance sociale. En Italie, en Espagne et en France, un grand nombre d’actifs se rapprochent de l’âge de la retraite avec des droits très réduits aux rentes de vieillesse. Ils subissent ainsi les effets de l’instabilité qui règne sur le marché du travail et d’un système de retraite public moins généreux.

Les actifs atypiques ne sont pas seulement désavantagés sur le plan de la prévoyance vieillesse. Ils sont aussi démunis contre la plupart des autres risques sociaux, comme le chômage, la maladie ou l’invalidité. Divers commentateurs estiment que le marché du travail, tout comme la société, sont, dans l’ensemble, dualisés. Autrement dit, un fossé de plus en plus profond sépare les deux principaux groupes : d’un côté les « insiders » qui demeurent réglementairement protégés contre le licenciement et continuent de bénéficier de prestations sociales relativement bonnes, de l’autre les « outsiders » qui sont soit occupés (pour de faibles salaires) soit sans travail. Ces derniers ne bénéficient souvent d’aucune protection contre le licenciement et leur couverture sociale est insuffisante, en raison de leurs conditions de travail précaires.

Pour le modèle social européen, la principale menace ne se situe pas dans la nécessité d’économiser, mais dans la dualisation. Cela vient principalement du fait que les gouvernements européens ne parviennent pas à répartir de manière équilibrée le coût des ajustements économiques entre les différentes catégories sociales. Par faiblesse, certains gouvernements ont surtout économisé en s’en prenant aux groupes déjà désavantagés. Ceux-ci sont, dès lors, rejetés du contrat social que l’Europe a mis en place dans la seconde moitié du XXe siècle au nom de la cohésion sociale et de l’égalité. Celui-ci a fait toute la singularité du continent.

Le chauvinisme social méconnaît le vieillissement démographique


Il y a peu encore, la plupart des Européens étaient habitués à une certaine homogénéité ethnique et religieuse de leurs sociétés. L’irruption de styles de vie, de valeurs et de comportements différents n’est pas toujours facile à accepter. Ajoutons que l’immigration actuelle se déroule dans une situation où des parties relativement importantes de la population sont confrontées à la rigueur sociale, qui a accompagné les mutations économiques mentionnées plus haut et la crise. Les grands perdants de cette évolution sont principalement les personnes seules et les familles de la classe moyenne inférieure. C’est surtout leur existence professionnelle qui s’est compliquée. Le progrès technologique a détruit de nombreux emplois moyennement qualifiés, tels certains postes de secrétaires ou de responsables de dossiers. Par conséquent, ces personnes sont souvent contraintes d’accepter un travail à faible niveau d’exigences où elles se retrouvent en concurrence directe avec des immigrés peu qualifiés. Résultat : ces laissés-pour-compte sont plus facilement séduits par des formations politiques qui promettent de barrer la route au multiculturalisme en limitant fortement l’immigration.

Depuis une dizaine d’années, les partis politiques favorables à une restriction de l’immigration ont le vent en poupe dans plusieurs pays européens. En France, le Front national a remporté jusqu’à 20 % des suffrages et n’a été tenu à distance du pouvoir que par un système électoral favorisant les partis ouverts aux coalitions. Ce succès se retrouve dans les pays scandinaves : aux dernières élections, les formations critiques à l’égard de l’immigration ont engrangé entre 10 et 20 % des voix. En matière d’État social, elles partagent plus ou moins la même conception, appelée « chauvinisme social » par la littérature spécialisée. Contrairement aux autres partis de droite, elles réclament un État social certes généreux, mais principalement en faveur des nationaux et moins des immigrants. Ce chauvinisme social vise les victimes des mutations économiques en cours, auxquels il promet une bonne protection sociale et des prestations de haut niveau. Selon ces partis, on règlerait les problèmes financiers des États-providence européens en stoppant l’immigration, ce qui aurait pour effet de diminuer le nombre de bénéficiaires de prestations.

Cette vision politique trouve de plus en plus d’écho en Europe et au-delà, malgré tous les problèmes qu’il comporte. La principale difficulté réside dans le fait qu’il n’est pas capable de maîtriser le défi démographique. En effet, c’est le vieillissement qui est le premier responsable des coûts sociaux supportés par l’État, et non l’immigration. Avec des actifs de plus en plus nombreux à arriver à l’âge de la retraite, le volume des rentes de vieillesse augmente. L’État social ne rééquilibrera pas ses comptes en limitant l’immigration. Cette mesure est non seulement inefficace face au vieillissement démographique, mais également contre-productive si l’on sait que dans de nombreux pays d’Europe, ce sont les nouveaux arrivants qui font remonter le taux de natalité.

Investissement social dans la productivité


Le concept d’investissement social traduit une toute autre approche pour l’avenir de l’État-providence. Il considère que la cohésion sociale ne se maintiendra et ne se renforcera, au vu des circonstances actuelles, que si les États investissent bien davantage dans le capital humain. Ce concept s’est affirmé dans les années nonante, quand il est apparu que le néolibéralisme n’est pas apte à maîtriser certains défis sociaux. Il s’inspire de l’approche traditionnelle des pays scandinaves, notamment de la Suède, en matière de sécurité sociale.

Investir dans les ressources humaines est jugé extrêmement important dans toutes les phases de l’existence, de la petite enfance à la formation continue. La recherche sur le développement de l’enfant a montré que les carences ou la discrimination vécue durant les premières années de l’existence peuvent avoir des conséquences à long terme. Elles peuvent diminuer les chances de réussir une formation initiale ou continue, et constituer plus tard un handicap sur le marché de l’emploi. Au contraire, l’apprentissage permanent maintient la capacité opérationnelle de la population active et lui permet de relever les défis d’un marché du travail en mutation. Notre société est de plus en plus celle du savoir. Le capital humain y prend donc une place croissante.

La politique de l’investissement social repose sur un certain nombre d’éléments, tels qu’un bon encadrement des enfants, la formation dès la petite enfance, la formation professionnelle, l’apprentissage tout au long de la vie, la prévoyance en matière de santé et une politique de l’emploi active. Dans une société multiethnique et vieillissante, elle apparaît pour ses défenseurs comme une solution d’avenir, puisqu’elle améliore la productivité de toutes les personnes en âge de travailler. Ces dernières années, l’investissement social est devenu l’un des éléments clés de la politique soutenue par la Commission européenne.

Cette approche se dessine comme la stratégie capable de venir le plus sûrement à bout des problèmes d’aujourd’hui. Elle est, cependant, très coûteuse et ne porte ses fruits qu’au bout de plusieurs années. Voilà pourquoi l’investissement social est pour les politiciens une option moins séduisante que la dualisation ou le chauvinisme social.

Quels enseignements tirer pour la Suisse ?


Par rapport à d’autres pays européens, la Suisse a connu ces vingt dernières années un développement économique satisfaisant. Après la crise de la moitié des années nonante, elle a traversé une longue période de croissance. Divers efforts ont été entrepris pour réformer la politique sociale conformément à l’évolution des paramètres économiques et sociétaux. Globalement parlant, la Suisse a su préserver une croissance qui a maintenu le chômage à un bas niveau et lui a permis de maîtriser ses finances publiques. Elle affronte néanmoins les mêmes problèmes que d’autres pays européens : vieillissement démographique, baisse de la demande de main-d’œuvre peu qualifiée, forte immigration et coûts élevés des prestations sociales publiques, notamment dans le secteur de la santé. Cette situation a donné lieu à divers développements politiques.

La Suisse ayant une législation du travail relativement flexible, la dualisation n’est pas ici un sujet de préoccupation majeur. On observe toutefois sur le marché du travail un écart important entre un personnel bien intégré et dynamique et une minorité d’actifs ayant de plus en plus de peine à prendre pied fermement sur ce marché. Cela se traduit par une multiplication des bénéficiaires de l’aide sociale et une proportion relativement importante de contrats de travail à durée limitée. On a dès lors tenté, à travers diverses réformes, de favoriser la réinsertion professionnelle des bénéficiaires de l’aide sociale. Ces efforts ne parviennent, toutefois, pas à stopper la tendance à la polarisation.

L’investissement social est relativement répandu : des mécanismes d’investissement dans le capital humain ont été introduits avec succès dans l’assurance-chômage et l’assurance-invalidité comme dans plusieurs systèmes cantonaux d’aide sociale. Les démarches politiques effectuées au niveau national et visant à inscrire cet investissement (par ex. en matière de prévention sanitaire) dans un cadre juridique plus large n’ont eu jusqu’ici que des succès limités. En outre, les initiatives populaires en faveur d’une caisse-maladie unique n’ont reçu qu’un faible appui politique. Le financement des prestations de santé continue dès lors de reposer sur un marché réglementé de caisses-maladie. Les assurés doivent acquitter des primes élevées ou prendre une franchise importante (notre participation personnelle est la plus forte de tous les pays européens). Ce système pose des problèmes considérables aux personnes à faibles revenus : les jeunes, les immigrants ou les retraités touchant des rentes modestes. Selon les cas, elles renoncent donc, pour une question de coût, à des soins pourtant indispensables.

Par contre, la Suisse ne fait pas exception en matière de chauvinisme social. L’acceptation de l’initiative contre l’immigration de masse, en février 2014, a expressément introduit la possibilité de limiter l’accès des étrangers à aux prestations sociales. Or, face à la nécessité de rétablir l’équilibre financier de l’État social, les initiatives de ce type ne sont pas seulement contreproductives. Elles mettent aussi en danger l’ensemble de notre économie, puisqu’elles hypothèquent les relations de la Suisse avec l’UE, son principal partenaire commercial.

Les problèmes que l’Europe n’avait déjà pas pu résoudre avant la crise de 2008, avec leurs implications à moyen terme, apparaissent comme un énorme défi pour son modèle social. Si le continent ne retrouve pas le chemin de la croissance, il pourrait avoir les plus grandes difficultés à surmonter cette épreuve. Grâce à la solidité générale de son économie, la Suisse a fait jusqu’ici plutôt bonne figure. Pour autant, elle n’est nullement à l’abri des risques démographiques, économiques et politiques qui menacent une grande partie de l’Europe.

La solution passerait, pour certains, par une restriction de l'immigration. Réunion à Coblence du groupe composé, au Parlement européen, de l'Alternative für Deutschland (Franke Petry), le Front national (Marine Le Pen), la Lega Nord (Matteo Salvini), le Parti de la Liberté (Geert Wilders) et le Freiheitliche Partei Österreich (Harald Vilimsky).

Proposition de citation: Giuliano Bonoli ; Delia Pisoni ; Philipp Trein ; (2017). En Europe, le temps se gâte pour l’État-providence. La Vie économique, 23 février.