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Les exigences de fonds propres sont trop basses pour les grandes banques suisses

Après la crise financière et économique, les prescriptions en matière de fonds propres ont été renforcées un peu partout pour les banques d'importance systémique. Une étude ciblant notre pays donne toutefois à penser que, dans l'idéal, ces exigences devraient être encore plus rigoureuses pour les grandes banques suisses.
Sergio Ermotti, directeur général d'UBS, met en garde contre les capitaux propres trop élevés.

Il est très largement admis que la sous-capitalisation des grandes banques actives sur le plan international a été une cause majeure de la crise financière de 2007/2008. Les autorités de surveillance y ont répondu en contraignant les banques à augmenter massivement leurs fonds propres. Les avis restent, toutefois, très partagés quant au niveau idéal de tels fonds. Dans un ouvrage très remarqué[1], les économistes Anat Admati et Martin Hellwig recommandent de porter le capital propre des banques à 20-30 % de leurs actifs. Ce serait quatre à six fois plus que ce que prescrit pour les banques systémiques le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire (BCBS), dans le cadre de Bâle III, à partir de 2019. D’un autre côté, les représentants des banques se plaignent déjà du niveau trop élevé des exigences réglementaires touchant le capital propre, qu’ils accusent de faire obstacle à la reprise économique mondiale. Où se situe donc l’optimum en matière de fonds propres ?

Notre étude s’emploie à le situer empiriquement pour les deux banques suisses d’importance systémique mondiale (« Global Systemically Important Banks », G-SIB) : Credit Suisse et UBS[2]. Pour calculer les coûts macroéconomiques découlant d’exigences de fonds propres trop élevées, des données relatives aux années 2001-2015 ont permis d’évaluer le rapport entre le capital propre des banques, son rendement et le risque de l’entreprise. On a utilisé pour ce faire le théorème de Modigliani-Miller (MM) sur l’indifférence à la structure de financement (voir encadré). Pour le calcul de l’utilité, nous nous sommes référés aux données suisses disponibles depuis 1881. Nous avons retenu quatre crises bancaires sérieuses, celles de 1911, 1931, 1991 et 2007/2008, qui ont eu chacune de lourdes conséquences économiques.

Renforcer la législation « too big to fail »


L’expression « going concern » (continuité d’exploitation) se rapporte à une banque qui dispose de fonds propres en suffisance pour couvrir des pertes dans le cadre de son activité courante. Ce capital se compose de fonds propres « durs », le « common equity Tier » 1 (CET1), et d’un élément dit « additional tier » 1 (AT1). À l’inverse, le capital « gone concern » sert à recapitaliser une banque devenue insolvable. Il peut consister en capital emprunté convertible en capital propre à certaines conditions. Selon la réglementation suisse TBTF révisée d’octobre 2015 s’appliquant aux G-SIB, les deux grandes banques suisses devront, à la fin de 2019, détenir en fonds propres au titre du « going concern » respectivement 5 % de leur engagement total (le ratio de levier) et 14,3 % de l’engagement pondéré en fonction du risque (ratio RWA). D’ici 2019, elles devront aussi mettre en réserve un « capital gone concern » de 5 % de leur engagement total pour les cas d’assainissement ou de liquidation ordonnée[3].

Par rapport aux précédentes réglementations TBTF prévoyant un ratio de levier de 3,12 % et un ratio RWA de 10 % pour le « going concern », ce sont là de substantielles augmentations de capital. Selon le rapport final du groupe d’experts chargé du développement de la stratégie en matière de marchés financiers, cela devrait placer la Suisse parmi les pays dont les exigences de fonds propres sont les plus rigoureuses. La Confédération s’est principalement inspirée des réglementations d’autres pays. Pour autant, cela ne permet pas de situer le niveau optimal de ces exigences sous l’angle macroéconomique.

Coût et utilité économiques


Relever la couverture en capital propre signifie réduire la probabilité de crises bancaires. Si l’on part d’un ratio de levier de 3,3 %[4], la courbe d’utilité d’un durcissement des exigences en matière de fonds propres augmente d’abord très rapidement. Puis, à partir de 6 % environ, elle s’aplatit et ne se traduit plus que par de modestes gains marginaux (voir illustration 1). Cette évolution est le résultat direct de la probabilité estimée de crises bancaires : elle correspond au constat que les crises bancaires limitées sont plus fréquentes que celles de grande ampleur, dont la maîtrise exige beaucoup plus de capital propre. En conséquence, l’utilité marginale baisse continuellement par rapport au ratio de levier.

D’un autre côté, un relèvement du ratio de levier entraîne des coûts, notamment une progression linéaire des dépenses de financement globales pour les banques. Cela induit une hausse des taux prêteurs, puisque la baisse de coût du service de la dette est compensée par un financement plus coûteux du capital propre, avec pour résultat un infléchissement vers le bas de la courbe de croissance du PIB[5].

L’équilibre entre gains et pertes de PIB dans la durée permet d’évaluer le niveau optimal des exigences de fonds propres[6].

Ill. 1. Coût et bénéfice d’un renforcement des exigences de fonds propres en capital « going concern-Tier1 »




Source : Junge et Kugler (2017) / La Vie économique

Exigences optimales en matière de fonds propres


Le niveau optimal de ces exigences est atteint quand le résultat positif net – bénéfice moins coût – est maximal. Selon nos calculs, la distance maximum entre coût et bénéfice pour un ratio de levier « going concern-Tier1 » se situe à 6,1 % (voir illustration 1). Or, l’actuelle législation TBTF prescrit une valeur inférieure d’environ un point, en fixant un ratio de levier minimum de 5 % pour les deux grandes banques. De même, nos calculs appliqués aux fonds propres du noyau dur absorbant les pertes (CET1) donnent un ratio de levier optimal de 4,4 %, à comparer avec celui de 3,5 % correspondant à l’exigence minimale TBTF.

Notre analyse ne tient pas compte de l’obligation pour les grandes banques de détenir également 5 % de leur engagement total pour les situations « gone concern ». Cette mesure ne nous paraît pas de nature à réduire sensiblement la probabilité de crises bancaires ni les baisses de PIB afférentes : le capital « gone concern » est réservé à la dissolution et à la liquidation de sous-groupes et n’est pas disponible pour le « going concern ». En d’autres termes, ce capital n’est mobilisé qu’au moment où la crise et les pertes économiques dont elle s’accompagne sont déjà là. Il n’a donc de pertinence que lorsqu’il s’agit de savoir qui endosse les pertes économiques directes d’une liquidation de banque[7]. De plus, il y a de notables différences de qualité entre le capital « going concern » et le capital « gone concern ». Ce dernier peut être du capital tiers convertible en capital propre lors d’une crise, par exemple dans une situation de « bail-in » où les créanciers doivent participer au sauvetage d’une banque. Compte tenu des mauvaises expériences faites lors de la crise financière concernant la capacité du capital tiers d’absorber les pertes et du manque de pratique avec les instruments du « bail-in », le scepticisme est de mise quant à l’aptitude du capital « gone concern » à éponger effectivement les pertes bancaires en cas de crise.

Analyse de sensibilité


Les paramètres déterminants, comme l’importance de l’effet MM et les pertes de PIB en cas de crise bancaire, ont fait autant que possible l’objet d’évaluations économétriques. Ils peuvent donc être entachés d’erreurs d’estimation. Afin de saisir leurs effets pour une définition du ratio de levier optimal, le calcul a aussi inclut d’autres combinaisons de paramètres envisageables sur la base de critères statistiques. Il en est résulté un total de 324 combinaisons. Le ratio de levier optimal le plus bas est de 3,72 % (pour un effet MM nul et une perte de PIB de 10 %) et le plus élevé de 8,75 % (pour un effet MM de 67 % et une perte de PIB de 28 %, voir illustration 2). La médiane, de 5,7 %, dépasse, là aussi, les 5 % d’exigences minimales de l’actuelle législation TBTF. Même constat pour le capital « dur » CET1, avec des calculs donnant une médiane de 4,1 %, contre 3,5 % pour l’exigence TBTF d’aujourd’hui.

Ill. 2. Ratios de levier TBTF optimaux pour le capital « going concern Tier1 »




Remarque: l’illustration montre les optimaux calculés de valeurs paramétriques différentes (adéquates ou plausibles statistiquement) en termes de coûts et de bénéfices pour le PIB.

Source : Kugler et Junge (2017) / La Vie économique

Un optimum légèrement plus élevé


Selon notre étude, les niveaux optimaux de ratios de levier pour l’économie et de ratios de fonds propres (RWA) pour les G-SIB suisses sont supérieurs aux exigences TBTF applicables dès 2019. L’écart avoisine 2,5 points par rapport aux ratios de fonds propres Tier1 aussi bien qu’aux fonds propres de base durs CET1 (voir tableau).

Les exigences optimales de fonds propres qui résultent de notre approche sont tout de même nettement inférieures aux 20-30 % d’actifs bancaires que proposent Admati et Hellwig. Selon nos analyses, cela ne tient pas aux coûts d’un relèvement des exigences en la matière, lesquels, selon les projections d’Admati et de Hellwig, sont pour la Suisse peu importants en raison de l’effet MM. Le facteur déterminant est la concavité de la fonction d’utilité : l’utilité marginale d’un relèvement des exigences de fonds propres est certes considérable au départ, mais à partir d’un ratio de levier de 6 % pour le capital Tier1 et d’environ 4,5 % pour le capital CET1, elle diminue très rapidement.

Exigences optimales et effectives pour les G-SIB suisses









Capital « going concern »
Basel III Tier1 Basel III CET1
Ratios de levier Optimum 6,1 % 4,4 %
Exigence minimale 5,0 % 3,5 %
Ratios de fonds propres (ratios RWA) Optimum 17,0 % 12,5 %
Exigence minimale 14,3 % 10,0 %


Remarque : puisque le régime TBTF a établi une relation fixe entre les exigences minimales du ratio de levier et le ratio d’actifs pondéré en fonction du risque, les résultats peuvent être convertis en ratios de fonds propres pondérés du risque.

Source : Junge et Kugler (2017) / exigences de fonds propres TBTF/Finma (2015) / La Vie économique

Basés sur bon nombre d’hypothèses et d’estimations modélisées, nos résultats offrent un précieux outil supplémentaire pour déterminer le niveau adéquat de fonds propres. Un niveau qu’il serait souhaitable de prendre en considération à l’instar d’autres éléments, comme l’étalonnage international ou des considérations de concurrence.

  1. Admati et Hellwig (2014). []
  2. Junge et Kugler (2017). []
  3. Finma (2015). []
  4. Le niveau de base de 3,3 %, correspond au ratio de levier moyen des G-SIB entre 2013 et 2015. Le ratio optimal ne dépend pas du niveau de départ choisi. []
  5. La progression du paramètre « coût » dépend du degré de pertinence du théorème MM ; elle est nulle pour une pertinence de 100 %. En cas de validité partielle, elle d’autant plus faible que l’effet MM est important. Estimé à quelque 50 % d’après nos données, l’effet MM correspond à une progression moyenne. []
  6. L’approche méthodologique n’est pas nouvelle ; voir p. ex. Miles et al (2012), ou Junge et Kugler (2012). []
  7. Vickers (2016). Certaines études ont entrepris d’intégrer le capital « gone concern » dans les calculs de prévention des crises : les pertes globales s’en trouveraient apparemment réduites. Voir p. ex. Bank of England (2015) et Fender & Lewrick (2016). []

Bibliographie

  • Admati Anat et Hellwig Martin, Des Bankers neue Kleider, 2014, FinanzBuch Verlag.
  • Banque d’Angleterre, « Measuring the macroeconomic costs and benefits of higher UB bank capital requirements », Financial Stability Paper n° 35, 2015.
  • Fender I. et Lewrick U., Adding it all up : the macroeconomic impact of Basel III and outstanding reform issues, BIS Working Papers, 2016.
  • Finma, Les nouvelles exigences too big to fail en matière de fonds propres pour les banques d’importance systémique à l’échelle mondiale en Suisse, fiche d’information, 2015.
  • Junge Georg et Kugler Peter, « Les effets du durcissement des exigences en matière de fonds propres sur l’économie suisse », La Vie économique, 10-2012.
  • Junge Georg et Kugler Peter, Optimal Equity Capital Requirements for Swiss G-SIBs, 2017, faculté des sciences économiques (WWZ), université de Bâle.
  • Miles D., Yang J. et Marcheggiano G., « Optimal Bank Capital », The Economic Journal, 2012.
  • Vickers J., The systemic risk buffer for UK banks : A response to the Bank of England’s consultation paper, Special Paper 244, 2016.

Bibliographie

  • Admati Anat et Hellwig Martin, Des Bankers neue Kleider, 2014, FinanzBuch Verlag.
  • Banque d’Angleterre, « Measuring the macroeconomic costs and benefits of higher UB bank capital requirements », Financial Stability Paper n° 35, 2015.
  • Fender I. et Lewrick U., Adding it all up : the macroeconomic impact of Basel III and outstanding reform issues, BIS Working Papers, 2016.
  • Finma, Les nouvelles exigences too big to fail en matière de fonds propres pour les banques d’importance systémique à l’échelle mondiale en Suisse, fiche d’information, 2015.
  • Junge Georg et Kugler Peter, « Les effets du durcissement des exigences en matière de fonds propres sur l’économie suisse », La Vie économique, 10-2012.
  • Junge Georg et Kugler Peter, Optimal Equity Capital Requirements for Swiss G-SIBs, 2017, faculté des sciences économiques (WWZ), université de Bâle.
  • Miles D., Yang J. et Marcheggiano G., « Optimal Bank Capital », The Economic Journal, 2012.
  • Vickers J., The systemic risk buffer for UK banks : A response to the Bank of England’s consultation paper, Special Paper 244, 2016.

Proposition de citation: Peter Kugler ; Georg Junge ; (2017). Les exigences de fonds propres sont trop basses pour les grandes banques suisses. La Vie économique, 23 novembre.

Théorème de Modigliani-Miller sur la neutralité de la structure financière

Ce théorème postule que le mode de financement (par capital propre ou emprunté) n’a pas d’influence sur le coût du capital d’une entreprise. Toutes choses égales par ailleurs, le capital propre est certes plus cher que le capital emprunté, mais lorsque l’entreprise augmente son capital propre, son risque général diminue et avec lui le rendement exigé par les bailleurs de fonds propres et de fonds tiers.