La mise en oeuvre des sanctions de l’ONU par la Suisse
Il arrive de plus en plus souvent que des sanctions soient prises pour faire respecter le droit international public et les droits fondamentaux de l’homme dans les conflits. De nature très diverse, elles visent toutes à modifier le comportement des États ou des personnes visés. Les mesures de coercition non militaires arrêtées par le Conseil de sécurité de l’ONU sont contraignantes pour tous les États membres. Par ailleurs, il est de l’intérêt même de la Suisse d’être irréprochable dans l’application de ces sanctions. Le présent article propose un tour d’horizon du sujet.
Les sanctions de l’ONU sont contraignantes en droit international
L’application de sanctions non militaires – telles que les embargos commerciaux ou le gel des avoirs – est aujourd’hui un élément incontournable de l’arsenal stratégique dont le monde dispose pour résoudre les conflits. Ces mesures de coercition ne sont pas rares; elles sont décidées aussi bien par des États influents sur le plan politique que par des organisations régionales telles que l’UE ou – dans le contexte multilatéral – par le Conseil de sécurité de l’ONU. Les mesures de coercition non militaires du Conseil de sécurité de l’ONU se fondent sur l’art. 41 de la Charte des Nations Unies et entendent «maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales». Elles visent au premier chef à faire respecter et appliquer le droit international public, et plus particulièrement les droits fondamentaux de l’homme. Les sanctions revêtent la forme de résolutions du Conseil de sécurité; elles sont contraignantes pour tous les États membres des Nations Unies. Pour vérifier que les mesures arrêtées sont bien mises en oeuvre, l’ONU institue généralement un comité de sanction, dans lequel les 15 membres du Conseil de sécurité sont représentés. Ce comité possède aussi certains droits en matière de décision lui permettant par exemple de prévoir des exceptions au régime de sanction ou d’établir puis d’actualiser des listes nominatives de personnes sanctionnées. Souvent, le comité de sanction est soutenu dans ses missions par des groupes de suivi ou un panel d’experts. Les résolutions obligent généralement les États membres à rendre compte au comité de sanction des mesures prises dans le cadre de leur application sur leur territoire. Pour des raisons évidentes, les sanctions concrètes revêtent différentes formes selon les cas. Elles peuvent en outre être graduées par le Conseil de sécurité de l’ONU et faire l’objet – selon l’évolution politique du pays visé – d’une montée en puissance. L’éventail des sanctions possibles est vaste. Celles retenues consistent le plus souvent en des embargos sur le matériel de guerre, des restrictions frappant les échanges de biens et services déterminés, des sanctions financières (gel des avoirs) et des interdictions de voyager pour certaines personnes physiques. Par ailleurs, les mesures de coercition peuvent aussi inclure des restrictions du trafic aérien (interdictions de décollage, d’atterrissage et de survol par exemple) ou une limitation des échanges scientifiques, technologiques et culturels.
Les sanctions sont-elles efficaces?
C’est une des questions qui revient le plus souvent. Les mesures de coercition entendent modifier le comportement des destinataires des sanctions, généralement le pouvoir en place dans l’État visé. Néanmoins, depuis peu, les sanctions économiques portent davantage sur des personnes, des entreprises privées ou des groupes et des organisations, car elles s’inscrivent notamment dans le contexte de la lutte contre le terrorisme international fondée sur la résolution 1267 (1999) et ses compléments. De nombreuses analyses théoriques et empiriques s’attachent à déterminer si – et dans quelle mesure – les sanctions économiques parviennent à modifier les comportements. Elles impressionnent par le nombre de conditions à remplir pour que les sanctions atteignent leur but. Il est évident que la réalité ne se plie guère à ce catalogue idéal. Ainsi, il n’est pas certain que tous les États mettent le même soin à appliquer les sanctions, quand bien même celles-ci seraient arrêtées par le Conseil de sécurité de l’ONU. De même, on a constaté que certaines sanctions pouvaient avoir des effet pervers en confortant la position des élites visées: celles-ci parviennent en effet souvent – du fait du pouvoir qu’elles détiennent – à retourner la situation de pénurie provoquée par les restrictions commerciales à leur propre avantage et à s’enrichir personnellement (en contrôlant le marché noir, la contrebande ou l’allocation des ressources en fonction de critères politiques). Pourtant, les sanctions prises lors de conflits sont plus populaires que jamais. Sans doute cela est-il dû au fait que les autres possibilités (simple condamnation verbale d’une situation jugée intolérable ou usage des armes) présentent moins d’attrait encore. Les mesures de coercition économiques dans des buts politiques joueront par conséquent un rôle important à l’avenir.
L’application des sanctions en Suisse
Depuis le 1er janvier 2003, la loi fédérale sur l’application de sanctions internationales (loi sur les embargos, LEmb) constitue la base légale sur laquelle la Suisse s’appuie pour mettre en oeuvre les sanctions. Cette loi-cadre régit des éléments de portée générale (but, compétences, obligation de renseigner, contrôle, protection des données, entraide judiciaire et assistance administrative, protection juridique, dispositions pénales). Les mesures de coercition concrètes prises à l’égard d’un État, d’un régime ou d’un groupe font l’objet d’ordonnances séparées s’appuyant sur cette loi (voir encadré 1). Avant que la LEmb n’entre en vigueur, les ordonnances sur les sanctions se fondaient directement sur l’art. 184, al. 3, de la Constitution permettant au Conseil fédéral d’adopter des ordonnances afin de sauvegarder les intérêts du pays. L’adoption d’une base légale formelle s’avérait nécessaire afin, notamment, de répondre aux exigences nécessaires à la protection des données et de renforcer les dispositions pénales réglant les infractions aux mesures d’embargo. Participer à des sanctions économiques ne contrevient pas à la politique de neutralité du Conseil fédéral et ne présente aucune incompatibilité avec le droit en la matière. L’art. 1 de la loi sur les embargos dispose que la Confédération peut édicter des mesures de coercition pour appliquer les sanctions décrétées par l’ONU, l’OSCE1 ou les principaux partenaires commerciaux de la Suisse et destinées à faire respecter le droit international public (en particulier les droits de l’homme). Comme il a déjà été dit, la Suisse doit, depuis 2002 au plus tard, date de son adhésion à l’ONU, mettre en oeuvre le régime de sanctions arrêté par le Conseil de sécurité. En fait, la Suisse s’y plie depuis 1990 (début des sanctions à l’encontre de l’Irak), de façon «autonome» et régulière. Ces derniers temps, bien que rien ne l’y oblige sur le plan juridique, le Conseil fédéral a aussi régulièrement transposé en droit suisse les sanctions arrêtées par l’UE. D’une part, parce que les buts politiques poursuivis par l’UE à travers de telles décisions rejoignent souvent ceux de la politique extérieure de la Suisse et, d’autre part, parce que si notre pays se tenait en marge, il serait relativement aisé pour les destinataires des sanctions de contourner les mesures prises à leur encontre (par exemple, transfert de comptes bancaires de l’UE vers la Suisse), et la Suisse se verrait reprocher de profiter des sanctions européennes. Si le contrôle de l’application des mesures relève du Secrétariat d’État à l’économie (seco), celui aux frontières est du ressort de l’Administration fédérale des douanes (AFD). Les missions de contrôle peuvent être confiées, le cas échéant, à d’autres services de l’administration fédérale, par exemple l’Office fédéral de l’aviation civile (Ofac) en cas de restrictions concernant le trafic aérien. Étant donné l’incidence non négligeable des sanctions sur la politique extérieure du pays, le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) est étroitement associé à leur élaboration et à leur mise en oeuvre.
Sanctions ciblées ou «intelligentes»
Les sanctions économiques globales – par exemple, l’embargo commercial complet prononcé contre l’Irak en 1990 – affectent le pays concerné dans son ensemble et les répercussions peuvent être très lourdes au plan humanitaire pour la population civile ainsi que pour des pays tiers non impliqués dans le conflit. Des efforts ont donc été entrepris depuis la fin des années nonante afin, d’une part, de rendre les sanctions plus efficaces et, d’autre part, de minimiser leurs éventuelles conséquences négatives. Ces sanctions, qui visent des personnes, des entreprises ou des organisations ou qui restreignent le commerce de certaines marchandises clés, sont appelées par les spécialistes «sanctions intelligentes» ou «ciblées». La Suisse a joué un rôle essentiel dans ce débat. En 1998, répondant à un appel du secrétaire général de l’ONU, M. Kofi Annan, elle a invité à Interlaken plusieurs gouvernements et banques centrales, le Secrétariat de l’ONU, des organisations internationales, des banques d’affaires ainsi que des experts de la recherche et de l’enseignement à explorer les problèmes posés par les sanctions financières ciblées ainsi que ses possibilités d’amélioration. Une seconde conférence s’est tenue en 1999. Les résultats du processus ont été présentés au Conseil de sécurité de l’ONU en 2001 sous la forme d’un manuel (voir encadré 3). Ce dernier comporte des propositions pour la rédaction des futures résolutions du Conseil de sécurité et des suggestions pour la mise en oeuvre, au plan interne, des sanctions. Cette série de conférences, connue aujourd’hui sous le nom de «processus d’Interlaken», a servi de modèle à d’autres États pour le lancement d’initiatives similaires. L’Allemagne s’est penchée, dans le cadre du «processus Bonn-Berlin», sur la question de l’application ciblée de l’embargo sur les biens d’équipement militaire et des sanctions en matière de trafic aérien et de voyage, tandis que la Suède, dans le cadre du «processus de Stockholm», a formulé des propositions d’amélioration pour la mise en oeuvre et la surveillance pratiques des sanctions.
Conclusion
La mise en oeuvre des sanctions présente de fortes disparités au plan international. Si certains pays manquent de volonté politique, d’autres n’ont ni le savoir-faire ni les ressources nécessaires. Il est donc primordial de privilégier la collaboration internationale. Il est de l’intérêt de notre politique extérieure, fondée sur le respect des droits de l’homme et sur des valeurs humanitaires, de soutenir les mesures de sanctions internationales défendues par un grand nombre d’États. La Suisse n’a pas à rougir de la qualité du travail accompli dans la mise en oeuvre des résolutions de l’ONU. De plus, son engagement dans le domaine des sanctions financières ciblées a permis de renforcer son image. Il est primordial de poursuivre ces efforts car une mauvaise application des sanctions peut fortement mettre en péril la réputation de la Suisse, tant pour sa place financière que pour certaines entreprises. Les autorités fédérales comme l’économie privée ont un rôle majeur à jouer dans ce domaine.
Encadré 1 – ex-Yougoslavie (23 juin 1999);- Myanmar (ex-Birmanie, 2 octobre 2000);- Zimbabwe (19 mars 2002).
Encadré 2: Le cas particulier des sanctions financières Les sanctions financières prises à l’encontre de personnes déterminées (souvent des responsables politiques), d’entreprises ou d’organisations sont l’une des composantes essentielles des régimes de sanction décrétés par le Conseil de sécurité de l’ONU. Elles se composent généralement de deux éléments:- le blocage des fonds, c’est-à-dire le gel de tous les avoirs financiers; – l’interdiction de passer des transactions et de mettre directement ou indirectement de l’argent à la disposition des personnes concernées.Souvent, le gel des avoirs ne porte pas seulement sur l’argent et des éléments similaires mais aussi sur les valeurs patrimoniales de toutes sortes, immobilisées ou non, indépendamment de leur support matériel ou immatériel (ce qu’on appelle les ressources économiques). L’interdiction de passer des transactions implique l’obligation pour les intermédiaires financiers d’examiner la transaction qu’ils envisagent de faire avant de la réaliser. On peut donc dire que le niveau d’exigence en termes de conformité et d’infrastructure informatique est plus élevé dans les ordonnances traitant de sanction que, par exemple, dans celle du 18 décembre 2002 sur le blanchiment d’argent, édictée par la Commission fédérale des banques et qui ne prévoit, à son art. 12, qu’une évaluation a posteriori des transactions présentant davantage de risques.Le comité de sanction ad hoc du Conseil de sécurité dresse et tient à jour la liste des personnes physiques et morales, des groupes et des organisations visés par les mesures de contrainte. Les ordonnances suisses reprennent ces listes (telles quelles) dans leurs annexes, qui peuvent être consultées dans leur version actualisée sur le site du Secrétariat d’État à l’économie (seco).a Les personnes et les institutions qui ont en dépôt ou gèrent ces fonds doivent prévenir le seco sans délai (obligation d’informer). Des exceptions au gel des avoirs sont prévues – p. ex. pour des raisons humanitaires – tant dans les résolutions de l’ONU que dans les ordonnance suisses sur les sanctions, mais elles nécessitent dans chaque cas une autorisation préalable.La mise en oeuvre ciblée des sanctions – en particulier des sanctions financières – est une tâche beaucoup plus complexe et délicate que l’application d’un embargo commercial ou financier général à l’encontre d’un pays donné. En effet, dans la première hypothèse, il n’est pas possible d’interdire purement et simplement tous les paiements à l’État visé. Chacune des transactions doit être passée au crible, sur la base de la liste de noms fournie, pour savoir si oui ou non, elle peut être effectuée. Il est évident que cela nécessite un investissement énorme dans l’infrastructure informatique compte tenu du nombre immense d’opérations effectuées quotidiennement par les intermédiaires financiers suisses. Á cela s’ajoute le fait que la qualité des listes publiées par l’ONU laisse souvent à désirer. Des informations importantes font souvent défaut pour permettre d’identifier clairement une personne. La transcription des noms étrangers et les adaptations relativement fréquentes des listes constituent d’autres obstacles. Le seco a conscience de ces problèmes et soutient les intermédiaires financiers cherchant à les résoudre.
Encadré 3: Documentation – Message du 20 décembre 2000 concernant la loi fédérale sur l’application des sanctions internationales, FF 2001, p. 1341.- Targeted Financial Sanctions – A Manual for Design and Implementation: Contributions from the Interlaken Process, A cooperation of The Swiss Confederation, the United Nations Secretariat and the Watson Institute for International Studies, Brown University, Providence (Rhode Island), 2001; Internet: www.smartsanctions.ch .- Wyss Othmar «Wirtschaftliche Embargomassnahmen», Schweizerisches Bundesverwaltungsrecht – Schweizerisches Aussenwirtschafts- und Binnenmarktrecht (sous la dir. de Th. Cottier et R. Arpagaus), Bâle, 1999.
Proposition de citation: Vock, Roland E. (2005). La mise en oeuvre des sanctions de l’ONU par la Suisse. La Vie économique, 01. novembre.