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Le contrôle à l’exportation des biens à double usage

Dotée d’un grand savoir-faire, l’industrie suisse fabrique des produits de niche de qualité, soumis au contrôle à l’exportation. Il s’agit de biens à double usage, autrement dit principalement destinés à l’industrie civile, mais qui peuvent aussi entrer dans la fabrication d’armes chimiques, biologiques ou nucléaires, ou encore dans les vecteurs de telles armes. L’une des tâches principales des autorités chargées du contrôle à l’exportation est de faire en sorte que des entreprises suisses ne contribuent pas, intentionnellement ou par négligence, à la production d’armes de destruction massive.

L’inquiétude légitime de la communauté internationale


Les médias rapportent presque tous les jours les derniers événements qui ponctuent le dossier du programme nucléaire iranien. Ce pays souhaite en effet acquérir la technologie nécessaire à l’enrichissement d’uranium. Ceci inquiète au plus haut point une grande partie de la communauté internationale, puisque si l’uranium fissile sert de combustible dans les centrales nucléaires, il peut aussi être employé à la fabrication d’armes de ce type. Dans les secteurs du Secrétariat d’État à l’économie (seco) concernés par le contrôle à l’exportation, ces événements sont suivies de près. Ce ne serait pas la première fois qu’un pays, malgré toutes les assurances formulées publiquement, mettrait secrètement au point un programme d’armes de destruction massive. En 1998, l’Inde a procédé à cinq essais nucléaires sans qu’aucun service de renseignement occidental n’ait eu vent des préparatifs. Ne voulant pas être en reste, le Pakistan a, lui aussi, procédé à six essais dans les jours qui ont suivi. Une information diffusée en 2003 révélait qu’un groupe favorable à la prolifération avait travaillé, sous la houlette du scientifique nucléaire pakistanais A. Q. Khan, à aider d’autres États à se procurer la bombe. La Libye, par exemple, aurait pu obtenir une installation d’enrichissement d’uranium «clés en main». A. Q. Khan a joué de ses relations jusqu’en Suisse, où il s’est assuré l’aide d’experts.

Quatre régimes internationaux de contrôle des exportations


La communauté internationale n’a aucun intérêt à ce que les choses évoluent dans ce sens. Trois régimes internationaux de contrôles à l’exportation ont donc pour objet d’empêcher la prolifération d’armes de destruction massive et de leurs systèmes vecteurs. Ils prescrivent aux pays membres la manière dont ils doivent contrôler l’exportation de biens pouvant entrer dans la fabrication de ce type d’armes. Le plus ancien régime est celui du Groupe des pays fournisseurs nucléaires (NSG), fondé en 1974. Il s’occupe, comme son nom l’indique, des technologies nucléaires. Le Groupe d’Australie contrôle les produits chimiques et les agents biologiques ainsi que les biens d’équipement qui entrent dans la fabrication d’armes chimiques et biologiques. Le Régime de contrôle de la technologie des missiles (MTCR), quant à lui, est axé sur les vecteurs d’armes de destruction massive. Un autre régime de contrôle, l’Arrangement de Wassenaar, se charge du contrôle des exportations d’armes conventionnelles et des biens d’équipement servant à les fabriquer. La plupart des pays européens, les États-Unis, le Canada, l’Argentine, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud et le Brésil font partie, à des degrés divers, des régimes de contrôle à l’exportation. La Russie est membre de tous les régimes en dehors du Groupe d’Australie et la Chine n’appartient qu’au NSG.

Listes des biens et directives d’utilisation


Des listes complètes de biens soumis au contrôle à l’exportation ont été établies et des directives sur le déroulement de ces contrôles, s’étendant également aux critères d’admission, ont été adoptées. Les pays membres se transmettent, par souci de transparence, les demandes d’exportation qu’ils ont refusées. En pareil cas, l’exportation du même bien au même destinataire final est interdite pendant trois années consécutives. La concurrence serait, en effet, mise à rude épreuve si un réacteur chimique, par exemple, n’obtenait pas l’autorisation d’exportation d’un pays et qu’une entreprise basée dans un autre État membre du même régime de contrôle des exportations s’appropriait le marché. Les décisions prises au sein de ces régimes sont prises à l’unanimité, ce qui entraîne de longues procédures de négociation du fait que les intérêts de chacun ne sont pas toujours identiques. Les listes de biens sont constamment mises à jour au sein des régimes de contrôle des exportations afin qu’elles correspondent toujours aux dernières évolutions technologiques et à l’état actuel des connaissances. À l’heure actuelle, elles représentent environ 300 pages. Les négociateurs doivent posséder des connaissances techniques poussées.

Extension à des biens non contrôlés


Les pays membres se sont mis d’accord, au cours des dernières années, pour adopter une clause «attrape-tout», selon laquelle l’exportateur est tenu d’annoncer à l’autorité compétente de son pays une exportation de biens n’étant pas soumis au contrôle s’il sait que les marchandises sont destinées à la fabrication d’armes de destruction massive ou qu’elles pourraient l’être. L’adoption de la clause a été motivée par le fait que les pays qui ont des difficultés à se procurer les biens soumis à un contrôle à l’exportation se rabattaient souvent sur des produits dont la circulation est libre, en raison par exemple de leur moindre résistance à la corrosion. Le nombre de demandes rejetées n’a ainsi cessé d’augmenter ces dernières années pour ce dernier type de biens tandis que les démarches entreprises pour des objets soumis à contrôle se sont raréfiées. L’application de cette clause «attrape-tout» varie, toutefois, fortement suivant les États, ce qui pose problème. En outre, si les exportateurs ne sont pas sensibilisés par le service d’autorisation des demandes, il est probable qu’ils hésiteront à annoncer la transaction.

La Convention sur les armes chimiques


En plus des régimes de contrôle des exportations, qui ne sont pas contraignants pour leurs États membres, il existe la Convention sur les armes chimiques, signée par 175 pays, qui, elle, a force obligatoire et prévoit des moyens de vérification poussés. La production mondiale de produits chimiques entrant dans la production d’armes est contrôlée sous son égide. Cela signifie que l’industrie chimique suisse doit déclarer la production et l’utilisation de certains produits et que des équipes d’inspection internationales visitent, de temps à autre, certaines entreprises. Si, d’un côté, cela peut représenter une charge pour l’industrie suisse, il s’agit, de l’autre, d’instaurer la confiance, grâce à laquelle la production de précurseurs peut être contrôlée aussi sévèrement dans d’autres pays que dans le nôtre. La création d’un instrument de contrôle du même type dans le domaine biologique a échoué il y a quatre ans à cause de l’opposition des États-Unis et de certains États non-alignés, au grand dam de la Suisse et d’autres pays européens.

La lutte contre les armes de destruction massive: un objectif central de la Suisse


Lorsqu’un État se dote d’armes de destruction massive, cela provoque une déstabilisation de l’équilibre régional et mondial. C’est la raison pour laquelle le Conseil fédéral, dans son rapport sur la politique de sécurité publié en l’an 2000, a inscrit la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive dans ses objectifs de politique extérieure. La Suisse ne se contente d’ailleurs pas de plaider en faveur d’une stricte politique de contrôle de l’armement et du désarmement lors des négociations internationales. Pour être pris au sérieux, notre pays doit pouvoir s’appuyer sur des réalisations concrètes. Le seco y participe, dans la mesure où il est responsable des contrôles à l’exportation. Pour ce faire, il est amené à travailler en étroite collaboration avec d’autres organes fédéraux, p. ex. le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), l’Office fédéral de l’énergie (Ofen), les services de renseignements, les douanes et les services techniques comme le laboratoire du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) à Spiez. Le contrôle à l’exportation procède de la législation sur le contrôle des biens, qui transpose la Convention sur les armes chimiques et les décisions des quatre régimes de contrôle des exportations. Il s’ensuit que les contrôles à l’exportation sont décidés au niveau international, ce qui est une condition essentielle à leur efficacité. Dotée d’un grand savoir-faire, l’industrie suisse fabrique des produits de niche de qualité qui, en tant que biens à double usage, sont soumis au contrôle à l’exportation. Il s’agit par exemple de machines-outils, de bioréacteurs, de fermenteurs ou de composants d’installation résistants à la corrosion, comme des pompes ou des valves. Si ces biens sont généralement destinés à l’industrie civile, ils peuvent aussi être utilisés dans la fabrication d’armes chimiques, biologiques ou nucléaires ainsi que leurs systèmes vecteurs. Dans le cadre du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (CTBT), la Suisse a même été placée dans la catégorie des pays considérés comme capables de mettre au point de telles armes. L’une des tâches principales des autorités chargées du contrôle à l’exportation est de faire en sorte que des entreprises suisses ne contribuent pas, intentionnellement ou non, à de tels programmes de production d’armes de destruction massive. Le danger serait surtout réel si les contrôles aux exportations étaient bâclés. Inversement, si au moindre soupçon la demande d’exportation était rejetée, la Suisse serait très certainement leader dans cet exercice, ce qui serait fortement préjudiciable à son économie. La mise en oeuvre des contrôles à l’exportation est donc souvent un exercice de haute voltige, pour lequel il faut pouvoir se fonder sur des informations fiables. L’exemple irakien a montré à quel point la chose peut être complexe. Les contrôles aux frontières ont aussi leur rôle à jouer, même si les douaniers ne peuvent généralement pas déterminer si, du fait des paramètres techniques d’un bien, il faudrait une autorisation d’exportation ou non. Les exportations sont particulièrement risquées vers les États qui: – n’ont pas ratifié le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (Inde, Pakistan, Israël); – ont résilié leur adhésion au même traité (Corée du Nord); – n’ont pas respecté leur obligation de notification à l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) à plusieurs reprises (Iran); – n’ont pas ratifié la Convention sur les armes chimiques (Syrie, Égypte, Israël, Corée du Nord); – mettent au point des missiles balistiques (tous ceux susmentionnés).  D’une manière générale, la Suisse s’engage à ce que les mesures décidées soient appliquées aussi efficacement que possible, sans discrimination et sans créer de distorsions de la concurrence. Le prix des contrôles à l’exportation est acceptable au niveau national. En 2004, trois demandes d’exportation de biens soumis à contrôle, équivalents à 1,1 million de francs, ont été rejetées (contre deux en 2003). Durant la même période, 6 demandes d’une valeur totale de 980 000 francs n’ont pas reçu l’autorisation d’être exportés en raison de la clause «attrape-tout» (17 l’année précédente). Le contrôle à l’exportation – tout comme la participation aux forums internationaux traitant du désarmement – ne sont qu’un instrument de lutte contre la prolifération des armes de destruction massive. Pour un pays de petite taille, mais fortement exportateur, comme la Suisse, cet instrument est l’un des plus importants. D’après les experts, notre pays est le quatrième exportateur de biens à double usage après les États-Unis, le Japon et l’Allemagne. La Suisse ne joue, par contre, qu’un rôle mineur dans le commerce international du matériel de guerre (voir encadré 1). Par conséquent, si elle ne se souciait pas de savoir si les produits de son industrie sont utilisés pour fabriquer des armes nucléaires, biologiques ou chimiques, ses relations avec ses principaux partenaires commerciaux en souffriraient. Ceux-ci pourraient, comme ils ont parfois menacé de le faire, prendre des sanctions à l’encontre d’entreprises suisses, ce qui se solderait par des retards considérables dans l’acceptation des demandes d’exportation, voire par des rejets. Il va sans dire que les entreprises concernées risqueraient gros.

Un potentiel d’amélioration


La Suisse pense qu’il est possible d’améliorer les possibilités de contrôle. Il ne s’agit, cependant, pas d’étendre les listes de produits qui y sont soumis et de rendre la vie des exportateurs encore plus difficile, mais, au contraire, de les limiter aux éléments revêtant une importance stratégique qui peuvent effectivement être contrôlés. Dans le cas des machines-outils, par exemple, cela relève de l’exploit puisque leurs applications civiles sont innombrables. L’Agence indienne de l’énergie atomique, par exemple, devrait pouvoir trouver, dans son pays, suffisamment de machines-outils utilisables à des fins nucléaires si elle ne peut les obtenir des pays qui contrôlent leurs exportations. L’alternative serait d’interdire entièrement l’exportation de machines-outils dans un pays comme l’Inde, mais l’on s’exposerait inévitablement à des critiques selon lesquelles les pays industrialisés entraveraient le développement des pays en transition. Il serait en outre souhaitable que les pays adhérant à un même régime collaborent davantage. Les livraisons de biens à certains États «problématiques» devraient être signalées aux autres membres en expliquant la raison pour laquelle elles ont été autorisées. Ce mode de fonctionnement aurait un effet dissuasif et favoriserait la transparence. Ce type de notifications existe déjà pour les biens à double usage utilisés pour la fabrication d’armes conventionnelles. Il s’imposerait d’autant plus pour les armes de destruction massive et leurs systèmes vecteurs. Il y a quelques années, la Suisse avait proposé à ses partenaires du régime de contrôle de la technologie des missiles de mettre en place un groupe de travail chargé d’examiner la question. La proposition s’était toutefois heurtée au refus de membres importants du MTCR, qui lui reprochait notamment de violer le secret commercial. Enfin, il faudrait se demander si la politique d’admission à l’un ou l’autre régime ne devrait pas être assouplie. Aujourd’hui, toute une série de pays en transition sont capables de produire de nombreux biens dont l’exportation est soumise à un contrôle. Le réseau d’A. Q. Khan par exemple, a profité du fait que la Malaisie disposait d’une bonne base industrielle mais que ce pays n’avait pas encore de contrôle aux exportations efficace: il y a donc fait construire des éléments de centrifugeuse, sous la direction d’un ingénieur suisse.

Les contrôles à l’exportation ne sont pas des garanties


Il ne faut, toutefois, pas se voiler la face: même si toutes ces propositions visant à améliorer les contrôles à l’exportation se réalisaient, elles n’empêcheraient pas les pays décidés à construire des armes de destruc-tion massive et des missiles de se procurer les biens nécessaires. Un gouvernement décidé à fabriquer des armes nucléaires y parviendra un jour ou l’autre si l’industrie du pays est suffisamment développée. La Corée du Nord, l’un des pays les plus pauvres du monde, en est actuellement la preuve. Le contrôle des exportations n’empêchera pas la prolifération; il peut seulement l’enrayer et la rendre plus chère. Le seul moyen de résoudre durablement le problème des armes de destruction massive consiste à accroître la confiance entre les États. Aucun pays ne devrait préférer, lors de la découverte de son programme d’armes de destruction massive, les représailles internationales à un abandon jugé plus risqué. C’est pour cette raison que la Suisse soutient autant qu’elle le peut les mesures qui visent à instaurer une telle confiance. Il appartient, toutefois, aussi aux puissances nucléaires reconnues d’apparaître moins «menaçantes» aux yeux de certains pays.

Encadré 1: Le matériel de guerre La procédure d’autorisation prévue dans la législation sur le matériel de guerre se distingue nettement de celle de la loi sur le contrôle des biens. Si cette dernière ne soumet, à quelques exceptions près, que les exportations au régime de l’autorisation, il en va tout autrement du matériel de guerre qui en nécessite de nombreuses. Avant toute chose, chaque fabricant, commerçant ou intermédiaire a besoin d’une autorisation initiale. Des autorisations spécifiques sont nécessaires pour l’importation, l’exportation, le transit, le courtage, le commerce ainsi que la conclusion d’un contrat portant sur un transfert de technologie. Sous certaines conditions, des licences générales peuvent être obtenues pour certains mouvements de transit et d’importation. 2193 demandes d’autorisation ont été soumises en 2004 pour une valeur de 1171,5 millions de francs: 18 d’entre elles destinées à dix différents pays ont été refusées (représentant un montant de 1,5 million de francs). Toutes les demandes refusées concernaient des armes à feu de main et de poing ainsi que leurs munitions. 60 demandes préalables ont été déposées par des exportateurs en 2004 afin de savoir s’il est possible, d’une façon générale, d’obtenir une autorisation pour des acheteurs finaux déterminés. La réponse a été non pour 25 pays sur 32. La valeur totale des exportations effectivement livrées en 2004 s’élève à 402 millions de francs (le record ayant été atteint en 1976 avec 578 millions de francs), ce qui correspond à 0,27% (record en 1976 avec 1,32%) de l’ensemble des exportations de marchandises de l’économie suisse. Un fossé sépare le nombre des exportations réellement effectuées de celui des demandes d’autorisation: il existe plusieurs explications, entre autres l’impossibilité de financement.Les autorisations pour les affaires avec l’étranger (exportation, transit, courtage, etc.) ne sont délivrées, suivant l’article 22 de la loi fédérale sur le matériel de guerre, que si ces activités ne contreviennent pas au droit et aux obligations internationales de la Suisse et ne sont pas contraires aux principes de sa politique étrangère. Les marchés passés doivent répondre aux cinq critères suivants:- maintenir la paix, la sécurité internationale et la stabilité régionale;- considérer la situation qui prévaut dans le pays de destination (notamment respect des droits de l’homme);- correspondre aux efforts déployés par la Suisse dans le domaine de la coopération au développement;- prendre en compte l’attitude du pays de destination envers la communauté internationale, notamment son respect du droit international public;- considérer la conduite adoptée par les pays qui, comme la Suisse, sont affiliés aux régimes internationaux de contrôle des exportations.Le dernier critère vise à harmoniser, dans une certaine mesure, les pratiques internationales afin que les conditions sur lesquelles se base le contrôle à l’exportation soient efficaces. Le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) joue un rôle important lors de l’attribution des autorisations, car c’est à lui que sont soumises toutes les demandes sensibles. Bien qu’elle octroie un nombre relativement élevé d’autorisations, la Suisse n’apparaît que comme un fournisseur secondaire de matériel de guerre dans la liste des principaux pays exportateurs. Elle occuperait par contre la quatrième place dans la statistique mondiale des exportations de biens à double usage après les États-Unis, le Japon et l’Allemagne.

Proposition de citation: Rebekka Wullimann ; Othmar Wyss ; (2005). Le contrôle à l’exportation des biens à double usage. La Vie économique, 01 novembre.