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La croissance au service de la lutte contre la pauvreté: une clé pour atteindre les objectifs du Millénaire?

La croissance au service de la lutte contre la pauvreté: une clé pour atteindre les objectifs du Millénaire?

La pauvreté ne peut reculer que si les pays en développement peuvent bénéficier d’une croissance forte et durable. Toutefois, cette dernière ne contribue pas toujours de la même manière à lutter contre la pauvreté. Le concept de «pro-poor growth» cherche à aménager cette croissance afin que son impact soit le plus efficace possible. Cette approche contribue à une meilleure compréhension des interdépendances et à rendre le débat plus objectif. Il fournit cependant peu de directives d’action concrètes aux pays en développement et donateurs.

Une croissance économique impressionnante au cours des dernières années


Ces dernières années, l’économie mondiale a montré davantage de stabilité et a perfectionné ses méthodes et politiques macroéconomiques: l’inflation a été maîtrisée quasiment partout et les systèmes fiscaux ont été améliorés. Cela a contribué à la croissance économique spectaculaire que connaissent la plupart des régions. Depuis quelques années, celle-ci a atteint 6 à 10% dans les pays émergents. C’est l’Asie, entraînée par la Chine, qui a enregistré la croissance la plus rapide. La situation en Amérique latine a changé à maints égards par rapport à la fin des années nonante et le continent a retrouvé le chemin de l’expansion. Des taux de croissance atteignant 5% s’y sont généralisés. Quant à l’Europe de l’Est, elle présente également des chiffres encourageants. Même sur le continent africain, une douzaine de pays ont enregistré un taux de croissance annuel de plus de 5%; ceux de la Tanzanie et du Mozambique ont dépassé les 6% en 2003 et 2004. Voir Bernasconi Jean-Luc et Germann Ivo, «L’aide à l’Afrique: un partenariat destiné à renforcer la stabilité macroéconomique», La Vie économique, 1/2-2006, pp. 63 ss. Des conditions conjoncturelles favorables ont permis à divers pays d’assainir leurs finances ou de réduire leur dette extérieure. L’expansion des échanges commerciaux internationaux et l’augmentation des investissements directs étrangers ont également contribué à cette embellie. La croissance économique est une condition nécessaire – souvent même le facteur le plus important – à la réduction de la pauvreté. En règle générale, plus cette première est élevée, plus la seconde tend à diminuer. La stabilité de la croissance joue également un rôle essentiel. Selon des études économiques, les pays en développement qui s’en tirent particulièrement bien en matière de taux de croissance et de réduction proportionnelle de la pauvreté sont les mêmes qui, à long terme, ont le moins pâti des crises économiques ou des conflits armés. Banque mondiale, Pro-Poor Growth in the 1990s: Lessons and Insights from 14 Countries, 2005; Kraay, When is Growth Pro-Poor? Evidence from a Panel of Countries, Banque mondiale, 2004.

Moins de pauvreté, mais de grandes disparités régionales


Selon les données de la Banque mondiale, la pauvreté dans le monde a diminué, ces 25 dernières années, tant en termes absolus qu’en pourcentage: en 1981, environ 1,5 milliard de personnes – 40% de la population mondiale – vivaient en-dessous du seuil de pauvreté statistique de 1 dollar de revenu par jour. En 2001, ce chiffre atteignait encore 1,1 milliard, ce qui représente quelque 21% de la population mondiale. Il existe, cependant, de grandes disparités régionales. En Chine et en Inde, 500 millions de personnes ont vu leur revenu passer au-dessus du seuil de pauvreté entre 1981 et 2001. Au Vietnam, la proportion de la population se trouvant en-dessous de ce seuil s’est réduite de moitié pour s’établir à 30%. Dans le même laps de temps, la pauvreté en Afrique sub-saharienne a augmenté, passant de 47 à 49%. Le revenu moyen du groupe de population qui vit dans cette région et compte parmi les plus pauvres, est passé, quant à lui, de 0,62 USD à 0,60 USD. Dans différentes régions d’Amérique latine, d’Europe de l’Est et d’Asie centrale, la proportion de personnes pauvres par rapport à l’ensemble de la population ne s’est pas sensiblement modifiée. Par ailleurs, dans certains pays d’Afrique et d’Amérique latine, et en particulier en Russie, le développement est peu durable, car il s’appuie dans une large mesure sur les prix des matières premières, qui constituent une des richesses de ces pays. Ainsi, en Russie, le pourcentage de la population ayant un revenu inférieur au minimum vital officiel est passé de 27,3% à environ 16,5% entre 2001 et 2005. Cette évolution résulte d’une augmentation du prix du pétrole de la marque Ural, dont le baril est passé de 23 USD à 60 USD pendant la même période. Or, cette forte dépendance envers les matières premières fait qu’il suffit de peu pour mettre fin au «boom» économique actuel et porter un coup dur à la nouvelle classe moyenne russe, composée de plusieurs dizaines de millions de personnes et ne disposant guère d’économies. NZZ, 11/12 février 2006.

Réduire de moitié la pauvreté dans le monde à l’échéance de 2015


Dans le cadre de la Déclaration du Millénaire de l’an 2000, la communauté internationale s’est donné pour objectif de réduire de moitié la pauvreté dans le monde – autrement dit le nombre de personnes vivant avec moins de 1 dollar par jour – d’ici 2015. Comme le constate le Comité d’Aide au Développement (CAD) de l’OCDE dans son rapport annuel 2005 récemment publié, cet objectif ambitieux est encore loin d’être atteint. D’une part, les pays en développement doivent accentuer leurs efforts individuels, notamment en améliorant la qualité de leur politique économique, en garantissant les droits de propriété et en enrayant la corruption. L’aide publique au développement doit, d’autre part, être augmentée de façon substantielle; on estime qu’il faudrait quasiment la tripler d’ici 2015. Toutefois, l’amélioration des conditions de vie dans le tiers-monde ne dépend pas seulement de l’ampleur de cette aide, mais surtout d’une amélioration de son efficacité. Il faut en outre une croissance économique forte et durable, qui soit, selon le CAD, au service de la lutte contre la pauvreté («pro-poor»). OCDE/CAD, Coopération pour le développement. Rapport, Paris, février 2006.

Le concept de «croissance au service de la lutte contre la pauvreté»


Le concept de «croissance au service de la lutte contre la pauvreté» («pro-poor growth») fait l’objet de controverses parmi les experts du développement. Cela tient souvent au fait qu’ils se bornent à s’interroger sur la définition à utiliser: – selon la définition absolue, la croissance économique est au service de la lutte contre la pauvreté lorsque les pauvres en profitent en termes absolus. Dans cette optique, l’objectif du Millénaire pour le développement met par exemple l’accent sur les taux qui indiquent, en termes absolus, l’augmentation des revenus des populations les plus pauvres – tout en exigeant de la politique (de développement) de veiller en premier lieu à ce que la croissance soit la plus forte possible; – les adeptes de la définition relative considèrent que «l’indice macroéconomique abstrait du revenu par habitant en pour-cent par an» n’est pas aussi capital et qu’il est plus important de s’assurer que les catégories de population les plus pauvres profitent de la croissance relativement davantage que les riches. Ce point de vue attache donc une importance particulière à la répartition des richesses.  Selon le CAD, qui a récemment présenté un document de base sur le thème de la croissance au service de la lutte contre la pauvreté, la définition absolue et la définition relative sont toutes deux utiles OCDE/CAD, Promoting pro-poor growth, Draft overarching paper, Paris, mars 2006.. Dans les pays comme le Vietnam, l’Inde, le Salvador, le Ghana et l’Ouganda, le produit intérieur brut (PIB) par habitant a augmenté plus vite que le revenu de la population vivant en-dessous du seuil de pauvreté (voir graphique 1). D’après la définition relative, la croissance de ces pays ne serait pas considérée comme servant la lutte contre la pauvreté. Toutefois, son recul y est globalement plus important qu’en Bolivie ou au Burkina Faso, où les pauvres ont profité de la croissance dans la même mesure que les riches, voire davantage. Selon la théorie économique, les perspectives de croissance d’une économie nationale dépendent de plusieurs facteurs. D’un côté, la qualité et la quantité des ressources disponibles, en particulier le travail humain, sont essentielles. De l’autre, le pays concerné doit utiliser ses ressources de manière efficace et productive: les conditions institutionnelles, par exemple l’existence d’un système juridique fiable, jouent un rôle important. C’est la raison pour laquelle le CAD considère que la croissance est effectivement au service de la lutte contre la pauvreté si l’accès des pauvres aux activités économiques est encouragé et que leur productivité augmente, donc que leur contribution à l’expansion s’accroît. Il faut, par ailleurs, veiller à ce qu’un nombre maximum de personnes puissent profiter de la croissance économique pour se construire une existence et augmenter leur revenu. L’approche «pro-poor» oblige la politique à tenir compte non seulement de l’ampleur de la croissance et de la hausse des revenus par habitant, mais encore de divers aspects qualitatifs, tels que l’amélioration de l’accès à la formation et au système de santé, l’utilisation durable des ressources naturelles, la protection de l’environnement, le bon fonctionnement des institutions étatiques, la participation politique et le rôle des femmes dans la société. Le développement de la Chine durant les dernières années met en lumière ces relations. Grâce à la solidité de sa croissance (9 à 10% par an), le pays a pu réduire sensiblement la pauvreté. Cependant, la qualité de cette expansion économique est insuffisante, car la Chine a jusqu’ici négligé les écarts considérables qui existent entre les villes et les campagnes. Cette situation ne suscite pas seulement des débats politiques animés, mais peut, à l’avenir, avoir un effet négatif sur cette même croissance: d’un côté, la population rurale doit bénéficier d’un meilleur accès à la formation pour pouvoir améliorer sa productivité et les considérables problèmes écologiques doivent également être pris en considération; de l’autre, la croissance durable du pays nécessite une demande intérieure forte, ce qui implique que la population rurale dispose de revenus suffisants pour acheter des vélos, des machines à laver et d’autres biens.

Trois catégories de politiques pour lutter contre la pauvreté


Selon le pays partenaire et la période prise en compte, l’augmentation du revenu par habitant a contribué de façon très variée à la diminution de la pauvreté. Le concept de la croissance au service de la lutte contre la pauvreté cherche donc en particulier à savoir où il faut s’engager pour que l’expansion économique ait le plus d’impact possible sur la réduction de la pauvreté. Le CAD différencie trois catégories: – les politiques visant à soutenir davantage la croissance et à mieux associer les populations pauvres; – les politiques visant à améliorer les aptitudes des pauvres; – les politiques liées à la sécurité économique et à la protection contre l’instabilité et les crises.  La délimitation entre ces catégories n’est pas toujours tout à fait claire. Cependant, on y retrouve en général les principaux instruments et lignes d’action du Secrétariat d’État à l’économie (seco), lequel est responsable en Suisse de la coopération économique au développement. Ainsi, la création de conditions macroéconomiques et de marchés financiers stables, l’amélioration des conditions-cadres économiques ou l’encouragement prodigué aux petites et moyennes entreprises (PME) sont des mesures qui font partie de la première catégorie. Il s’agit ensuite d’assurer à toutes les couches de la population des infrastructures de base fiables – l’eau et l’électricité par exemple – et que les décisions des pouvoirs publics, concernant les investissements et les dépenses, soient favorables aux pauvres. Pour ce qui est de l’amélioration des aptitudes des pauvres, le CAD mentionne la participation politique, le soutien des femmes et des minorités, mais aussi l’amélioration de l’accès de tous les groupes de population aux technologies favorisant la productivité. Dans la troisième catégorie, on trouve les mesures visant à améliorer la stabilité économique, sociale et politique et, par exemple, à faciliter l’accès à la terre et au capital.

Qu’amène réellement le concept de croissance au service de la lutte contre la pauvreté?


Le CAD est conscient que le concept de croissance au service de la lutte contre la pauvreté ne s’adresse qu’à l’aspect économique du problème. Différentes déclarations sur ce concept contribuent à dépassionner le débat. Ainsi, l’idée largement répandue selon laquelle une augmentation de la disparité des revenus est inévitable au stade précoce de la croissance d’une économie nationale doit être revue sur la base d’études empiriques. On s’aperçoit que la croissance économique perd de son impact dans la lutte contre la pauvreté si elle est accompagnée d’une augmentation sensible de l’inégalité dans la répartition des revenus, ce qui est important si on veut augmenter l’efficacité de l’aide au développement. En soulignant que la réduction de la pauvreté est, en règle générale, d’autant plus prononcée que les taux de croissance sont élevés, de nombreuses approches et politiques classiques se verront confortées dans leur orientation fondamentale.  Le CAD admet que l’idéal serait d’arriver à une combinaison optimale entre les aspects qualitatifs et quantitatifs de la croissance. Si l’on veut favoriser la croissance économique durable dans les pays en développement, les aspects qualitatifs sont indispensables. Dans les pays où les plus pauvres représentent souvent jusqu’à 50% de la population apte à travailler, il n’est guère possible d’atteindre une croissance substantielle sans leur donner les moyens de développer leurs potentiels et sans réduire leur fragilité – sauf si l’on mise exclusivement sur un secteur ou une matière première. Cela montre aussi qu’au bout du compte le concept de croissance au service de la lutte contre la pauvreté peut aider la plupart des agences de développement à optimiser leurs approches et leurs politiques, mais que dans l’ensemble ce concept n’apporte en réalité que peu d’innovations. Pour le CAD, il importe surtout de sensibiliser les gouvernements des pays partenaires au concept de croissance au service de la lutte contre la pauvreté. Souvent, leurs stratégies nationales ne contiennent pas encore de réflexions substantielles sur la croissance économique ou, si elles existent, elles ne sont que trop peu reliées aux autres mesures politiques. Le CAD recommande alors aussi bien aux pays bénéficiaires qu’aux agences de développement de mieux tenir compte de la croissance dans l’élaboration des stratégies nationales visant à réduire la pauvreté. Le concept de «pro-poor growth» ne fournit, cependant, que peu de directives concrètes pour que des pays comme la Tanzanie, le Mozambique ou le Kirghizistan puissent mettre leur forte croissance économique davantage encore au service de la réduction de la pauvreté.

Graphique 1 «La croissance mise au service de la lutte contre la pauvreté dans différents pays en développement et en transition»

Proposition de citation: Martin Roth (2006). La croissance au service de la lutte contre la pauvreté: une clé pour atteindre les objectifs du Millénaire. La Vie économique, 01 avril.