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Démographie et dépenses en faveur de l’éducation

Comme la plupart des pays industrialisés, la Suisse subit une profonde mutation démographique. Tandis que le nombre des jeunes diminue rapidement, celui des retraités s’accroît. En économie de la formation, cela se traduit par plusieurs questions comme: les dépenses en faveur de l’éducation diminueront-elles en proportion des effectifs scolaires? Les décideurs politiques seront-ils disposés à investir dans des dépenses d’éducation dans une société vieillissante? L’article suivant se concentre sur l’école obligatoire, car c’est à ce niveau qu’il faut s’attendre à la plus forte diminution d’élèves ces dix prochaines années. On trouvera une description plus complète des méthodes d’investigation, des données et de la bibliographie dans Ueli Grob et Stefan C. Wolter, Demographic Chance and Public Education Spending – A Conflict between Young and Old?, CESifo Working Paper No. 1555, 2005; www.cesifo-group.de.

Moins d’enfants, plus de personnes âgées


La mutation démographique se distingue avant tout par deux aspects. Premièrement, alors que la population a plus que doublé entre 1900 et 2000, son taux de croissance s’est fortement ralenti ces dernières années, malgré une immigration ininterrompue. Pour les prochaines décennies, les démographes prédisent désormais une diminution de la population résidente en Suisse. Deuxièmement, la pyramide des âges a perdu son socle à cause de la baisse du taux de natalité; autrement dit, le nombre de jeunes diminue plus rapidement que l’ensemble de la population résidente . Au sommet de la pyramide, en revanche, la population a crû, en particulier grâce à l’allongement constant de l’espérance de vie. La diminution du nombre de jeunes affectera directement le système scolaire. Ce phénomène frappe déjà l’école obligatoire et la fonte des effectifs scolaires s’accentuera encore ces prochaines années. Le prochain échelon à être touché sera le niveau secondaire II, au-delà de la scolarité obligatoire. La baisse des effectifs ne peut évidemment pas être compensée dans le cas de l’école obligatoire. Même au niveau secondaire II, ce n’est quasiment pas possible, le taux de scolarisa-tion des cohortes actuelles dépassant les 90%. Par contre, comme en Suisse la proportion d’universitaires est relativement faible par rapport à l’étranger, le niveau tertiaire recèle un potentiel de développement qui pourrait compenser partiellement le nombre décroissant de jeunes.

Comment le système scolaire réagit-il aux fluctuations des effectifs?


Par le passé, on a toujours pu observer que le système scolaire réagissait lentement aux fluctuations cycliques des effectifs. Un indicateur typique de ce comportement est par exemple la variation des effectifs dans les classes. Quand le nombre d’élèves oscillaient, les intrants existants (ici le corps enseignant) étaient d’abord maintenus autant que possible à un niveau constant et l’adaptation s’effectuait en variant l’effectif des classes. D’un point de vue économique, cette adaptation différée aux variations des effectifs scolaires est parfaitement rationnelle. Les principaux intrants, dans le domaine éducatif – autrement dit les enseignants et les bâtiments scolaires – n’auraient pu être adaptés aux fluctuations passagères qu’à des coûts exorbitants. Les immeubles conçus pour répondre aux besoins spécifiques des écoles ne peuvent pas être «désinvestis» ou fermés/vendus du jour au lendemain. En ce qui concerne le corps enseignant, il s’agit d’une main-d’oeuvre formée spécifiquement et longuement. Il en résulte qu’on ne peut répondre qu’à moyen terme à une hausse passagère de la demande, soit en formant plus d’enseignants, soit en en débauchant sur le marché de l’emploi. C’est pourquoi on ne réagit pas à un reflux des effectifs scolaires en licenciant à tour de bras, puisque les enseignants congédiés ne pourraient pas être recrutés immédiatement en cas de remontée de la demande. Cette inélasticité a donc un effet allégeant en cas de croissance des effectifs scolaires, mais si ceux-ci baissent de manière structurelle, les pouvoirs publics se privent d’un potentiel d’économies. En plus de cela, il existe des preuves empiriques d’une tendance à dépenser ailleurs dans le système scolaire les ressources libérées par un recul des effectifs. Il en résulte automatiquement une hausse des coûts éducatifs totaux par élève, ce qui favorise en général plutôt l’inefficience. Que l’on songe au peu d’études qui établissent une corrélation positive entre les ressources attribuées aux écoles et les prestations des élèves.

La lutte pour les fonds publics


Comme l’instruction obligatoire en Suisse est presque entièrement financée par les pouvoirs publics, ces dépenses sont soumises à un processus de décision démocratique: il s’agit d’établir le montant dont disposera le secteur public et la façon dont il se répartira entre les différents objectifs définis. C’est ce processus de répartition qui nous intéresse ici. Il existe depuis plus d’une décennie des études théoriques et empiriques sur le conflit potentiel entre les jeunes et les personnes âgées en matière de fonds publics. Si l’on postule que, dans le processus de décision démocratique, l’électeur cherchera toujours à défendre ses propres intérêts, il est logique d’admettre que l’électeur médian devenant toujours plus âgé aura un oeil plutôt critique envers les dépenses destinées à l’éducation. On postule évidemment ici que chaque génération se comporte de façon purement égoïste et qu’elle affiche des préférences différentes. Le nombre d’électeurs qui ne profitent pas directement (et immédiatement) de l’éducation de la jeune génération étant plus élevé, ceux-ci préfèreront affecter les fonds publics à d’autres tâches. Le fait que l’électeur médian vieillisse et ait sans doute d’autres préférences que les jeunes parents, par exemple, ne signifie cependant pas forcément que les dépenses en faveur de l’éducation en subiront le contrecoup (voir encadré 1 Dans la littérature scientifique, on cite quatre arguments qui pourraient démontrer que les citoyens âgés sont prêts à dépenser autant pour le système scolaire que le reste de la population:- l’existence d’externalités intergénérationnelles positives pourrait inciter les personnes âgées à s’intéresser à l’instruction de la population. En effet, une bonne formation entraîne une augmentation de la productivité, une condition indispensable pour que les prestations dites de transfert (prévoyance-vieillesse, système de la santé, etc.) soient couvertes. Or, ces prestations profitent essentiellement aux personnes âgées. Cet argument exige que l’électeur médian reconnaisse d’abord cette interdépendance et ensuite que sa décision ne soit pas basée sur son avantage immédiat;- un altruisme intergénérationnel pourrait amener les personnes âgées à se sentir liées par contrat aux jeunes générations. Dans ce cas, elles leur accorderaient les moyens qu’elles auraient elles-mêmes revendiqués dans leur jeunesse. Il faut seulement se demander à quel paramètre se référerait cette solidarité: les dépenses par habitant en faveur de l’éducation ou les coûts de l’instruction par élève?- des études – surtout étasuniennes – montrent une corrélation positive entre qualité de l’école locale et prix de l’immobilier. À partir de cette corrélation, observée régulièrement, on pourrait supposer que les citoyens âgés (qui sont souvent propriétaires immobiliers) cherchent à conserver la valeur de leurs immeubles en assumant leur part de dépenses en faveur de l’éducation. Il est douteux que cet argument ait encore beaucoup de poids à l’avenir, étant donné qu’en raison du vieillissement démographique, de moins en moins d’acheteurs potentiels de maisons auront des enfants en âge scolaire. Ils ne jugeront donc plus la valeur d’une maison en fonction de la qualité des écoles locales;- on avance enfin que la population âgée ne tient pas particulièrement à savoir com-bien on dépense par élève, mais combien coûte le système scolaire. Il serait alors concevable que la baisse des dépenses en faveur de l’éducation, en raison de la fonte des effectifs, laisse suffisamment de place aux besoins de la population âgée pour que celle-ci accepte d’augmenter les dépenses par élève. L’objection à cet argument est l’intérêt que la population porte de plus en plus, ces dernières années, au rendement économique de l’instruction et la critique toujours plus acerbe des milieux politiques vis-à-vis de l’importance des dépenses consenties par élève. ). La question de savoir si la croissance de la population âgée a une influence négative – voire quelconque – sur les dépenses publiques en faveur de l’éducation ne peut donc être élucidée qu’empiriquement, et non théoriquement.

Résultats empiriques


Si l’on analyse les dépenses des cantons par élève de 1990 à 2002 Les données concernant les dépenses en faveur de l’instruction proviennent de l’Administration fédérale des finances. Après un contrôle des aberrations, certaines valeurs ont été corrigées d’entente avec les cantons respectifs. En raison du grand nombre de cantons, le panel a pu profiter de multiples observations (N = 338) sur une période relativement courte. , on découvre que le taux de retraités a une influence négative sur le niveau des dépenses. À l’inverse le taux d’étrangers dans la population résidente, le revenu cantonal et le degré d’urbanisation influencent positivement les dépenses par élève. En d’autres termes, on constate qu’un taux élevé d’élèves étrangers fait monter les dépenses en faveur de l’éducation, contrairement aux résultats de certaines études étasuniennes. La hausse des coûts d’intégration pourrait expliquer ce résultat. Le degré d’urbanisation peut exprimer différents effets. Étant donné que le niveau d’instruction de la population est en général plus élevé dans les centres urbains, il se peut que la disposition à dépenser davantage en faveur de l’éducation y soit plus marquée. On peut aussi constater que les cantons riches dépensent plus pour l’instruction. Ce résultat ne doit, cependant, pas être interprété comme une élasticité positive des dépenses en faveur de l’éducation par rapport au revenu, mais plutôt comme la conséquence du prix plus élevé des intrants (salaires des enseignants) dans ces cantons. L’augmentation du nombre de retraités a également exercé une influence fortement négative sur les dépenses en faveur de l’éducation, tandis que celle du nombre d’élèves étrangers les affectaient positivement. Comme il fallait s’y attendre, on constate de surcroît que l’augmentation/diminution des effectifs scolaires est corrélée avec la hausse/baisse des dépenses en faveur de l’éducation, mais de façon non proportionnelle: sur une période de trois ans, le coefficient de variation n’est que de 0,65; autrement dit pour une baisse des effectifs scolaires de 10%, les dépenses ne diminuent que de 6,5%.

Que va-t-il se passer ces dix prochaines années?


Les trois facteurs qui décideront des dépenses en faveur de l’éducation, à savoir les effectifs scolaires, le taux d’étrangers dans la population résidente et le taux de retraités, ont tous l’avantage de faire l’objet de prévisions dans les scénarios démographiques régulièrement fournis par l’Office fédéral de la statistique (OFS). Sur cette base et en intégrant les coefficients calculés, nous pouvons extrapoler les dépenses en faveur de l’éducation jusqu’en 2014, ce qui débouche sur plusieurs constats. Si l’on fait une estimation globale (voir graphique 1 ), on remarque tout d’abord qu’après un pic en 2004, les dépenses en faveur de la scolarité obligatoire diminueront en valeur réelle de plus de 14% d’ici 2014. Pour la même période, les effectifs scolaires en feront pratiquement autant, ce qui revient à dire que le meilleur pronostic pour les dix prochaines années est un recul proportionnel des dépenses en faveur de l’éducation, ce qui signifierait donc que les dépenses par élève resteraient identiques en valeur réelle. Jusque-là, rien de spectaculaire! Mais il faut songer que ce recul prévu n’est dû que partiellement aux réactions du système scolaire lui-même; il résulte beaucoup plus de la pression de la population vieillissante sur les budgets de l’éducation. Si l’on faisait une évaluation à taux constant de retraités (voir graphique 2 ), on verrait que la réduction des dépenses du fait de la baisse des effectifs scolaires (atténuée par le taux croissant de la population étrangère) serait bien inférieure à une réduction proportionnelle. Inversement, si l’on basait les prévisions sur un taux constant d’élèves, la seule influence de la population âgée comprimerait les dépenses en faveur de l’éducation avec la même force que si celles-ci reculaient proportionnellement au nombre d’élèves. En d’autres termes, le système scolaire doit économiser beaucoup plus à cause de la pression exogène sur les budgets qu’il ne le ferait si l’on s’adaptait au changement d’effectifs avec la même (in)élasticité que jusqu’à présent. Les simulations dans lesquelles on compare les prévisions cantonales du nombre des écoliers, étrangers et retraités avec les coefficients moyens pour la Suisse, sont également instructives (voir tableau 1). Selon les cantons, les processus d’adaptation peuvent être très différents, car les variations des nombres d’élèves et de retraités n’y ont pas partout la même ampleur. Ainsi, des cantons dont les effectifs scolaires fondent parviennent à amortir la pression exercée sur les finances de l’instruction par un taux croissant de retraités et doivent tout au plus réduire leurs dépenses de manière proportionnelle. Si en revanche le taux de retraités croît sans que l’effectif des écoliers ne diminue, ou très peu (comme au Tessin), l’incitation au changement est beaucoup plus forte et les dépenses moyennes par élève doivent être nettement réduites pour amortir la pression. Seul un petit nombre de cantons sera probablement dans la situation confortable où, grâce à un taux de retraités stable et à une faible croissance du taux d’écoliers étrangers, la réduction des effectifs procurera au système scolaire un ballon d’oxygène supplémentaire, dit «rente démographique».

Une prophétie auto-réalisatrice?


En Suisse aussi, les dépenses en faveur de l’éducation se comportent conformément aux constats faits partout dans le monde et réagissent de manière nettement inélastique aux variations des effectifs scolaires. Si ce comportement a des effets positifs quand les effectifs scolaires augmentent, il est problématique quand ceux-ci diminuent pour des raisons structurelles. Il est, cependant, peu probable que les dépenses en faveur de l’éducation ne diminuent que très lentement à l’avenir, parce que l’on constate une influence significative et fortement négative de la population âgée sur les budgets de l’instruction. Si les résultats des recherches présentées ici sont valables pour l’avenir, le système scolaire se verra contraint à des économies beaucoup plus fortes que celles qu’il aurait effectuées en se basant sur l’expérience. Afin que ces prévision ne deviennent pas une prophétie auto-réalisatrice, les systèmes scolaires cantonaux devront surmonter deux défis. Premièrement, on ne connaissait en général qu’un seul problème jusqu’ici, à savoir que l’augmentation des dépenses moyennes par élève n’améliore pas toujours le rendement du système. Cette absence de corrélation positive entre ressources et production provoquait des problèmes structurels d’efficacité du système scolaire, comme dans la plupart des pays fortement développés. Désormais, le système scolaire devra prouver qu’il est capable de maîtriser le démantèlement des ressources sans perdre de son efficacité. Ce ne sera pas simple, car de même que l’augmentation des intrants ne conduit pas automatiquement à celle des ressources, il n’est pas sûr non plus qu’une réduction des premiers reste toujours sans conséquence négative sur les seconds. Deuxièmement, on peut se demander si l’influence fortement négative du nombre croissant de retraités sur les dépenses en faveur de l’éducation, telle qu’elle a été mesurée dans les années nonante, se poursuivra effectivement à l’avenir. Pour qu’il n’en soit pas ainsi, les électeurs âgés, qui sont justement ceux qui font usage de leur droit de vote, doivent être plus fermement convaincus que l’argent investi dans le système scolaire est utilisé à bon escient et qu’en fin de compte, les bénéfices de l’instruction profitent à la société toute entière, donc aussi à ceux qui n’ont plus d’enfants en âge scolaire!

Graphique 1 «Prévisions de dépenses pour la scolarité obligatoire en cas où le nombre de retraités augmenterait et celui des élèves baisserait, 2002-2014»

Graphique 2 «Prévisions de dépenses pour la scolarité obligatoire au cas où le nombre de retraités ou d’écoliers demeurerait stable, 2002-2014»

Encadré 1: Les citoyens âgés dépensent-ils moins volontiers pour l’éducation? Dans la littérature scientifique, on cite quatre arguments qui pourraient démontrer que les citoyens âgés sont prêts à dépenser autant pour le système scolaire que le reste de la population:- l’existence d’externalités intergénérationnelles positives pourrait inciter les personnes âgées à s’intéresser à l’instruction de la population. En effet, une bonne formation entraîne une augmentation de la productivité, une condition indispensable pour que les prestations dites de transfert (prévoyance-vieillesse, système de la santé, etc.) soient couvertes. Or, ces prestations profitent essentiellement aux personnes âgées. Cet argument exige que l’électeur médian reconnaisse d’abord cette interdépendance et ensuite que sa décision ne soit pas basée sur son avantage immédiat;- un altruisme intergénérationnel pourrait amener les personnes âgées à se sentir liées par contrat aux jeunes générations. Dans ce cas, elles leur accorderaient les moyens qu’elles auraient elles-mêmes revendiqués dans leur jeunesse. Il faut seulement se demander à quel paramètre se référerait cette solidarité: les dépenses par habitant en faveur de l’éducation ou les coûts de l’instruction par élève?- des études – surtout étasuniennes – montrent une corrélation positive entre qualité de l’école locale et prix de l’immobilier. À partir de cette corrélation, observée régulièrement, on pourrait supposer que les citoyens âgés (qui sont souvent propriétaires immobiliers) cherchent à conserver la valeur de leurs immeubles en assumant leur part de dépenses en faveur de l’éducation. Il est douteux que cet argument ait encore beaucoup de poids à l’avenir, étant donné qu’en raison du vieillissement démographique, de moins en moins d’acheteurs potentiels de maisons auront des enfants en âge scolaire. Ils ne jugeront donc plus la valeur d’une maison en fonction de la qualité des écoles locales;- on avance enfin que la population âgée ne tient pas particulièrement à savoir com-bien on dépense par élève, mais combien coûte le système scolaire. Il serait alors concevable que la baisse des dépenses en faveur de l’éducation, en raison de la fonte des effectifs, laisse suffisamment de place aux besoins de la population âgée pour que celle-ci accepte d’augmenter les dépenses par élève. L’objection à cet argument est l’intérêt que la population porte de plus en plus, ces dernières années, au rendement économique de l’instruction et la critique toujours plus acerbe des milieux politiques vis-à-vis de l’importance des dépenses consenties par élève.

Proposition de citation: Ueli Grob ; Stefan C. Wolter ; (2006). Démographie et dépenses en faveur de l’éducation. La Vie économique, 01 avril.