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Les dons en Suisse: les ménages les plus pauvres sont proportionnellement les plus généreux

On dispose, pour la première fois, de données scientifiques sur le comportement de la population suisse en matière de dons. Une enquête menée par la Hochschule für Technik und Wirtschaft (haute école de technique et d’économie) de Coire et de l’université de Saint-Gall auprès de 1231 personnes révèle, comme prévu, que les personnes jouissant de revenus élevés donnent, en valeur absolue, des sommes plus importantes que les autres à des fins d’utilité publique, mais que les ménages moins aisés y consacrent une plus grande partie de leur revenu.

Pourquoi donnons-nous? Éléments d’explication


Ces dernières années, un certain nombre d’études se sont fixé pour but d’expliquer économiquement le phénomène du don d’argent. La tâche n’est pas facile, car dans la plupart des cas, celui ou celle qui le pratique n’en tire pas un profit personnel. Le comportement altruiste semble même diamétralement opposé au concept de l’homo æconomicus, du moins si ce terme s’applique dans notre esprit à un être égoïste et non socialisé.  Il faut procéder à un nouveau type d’approche et distinguer trois formes de don: – le comportement altruiste peut constituer une valeur ajoutée pour l’être humain dans la mesure où il lui procure une satisfaction et donc un profit immatériel. La littérature spécialisée parle à ce propos de «warm glow (giving)», ou plaisir de donner: le don réchauffe le coeur. Notre bien-être s’accroît parce que nous exprimons concrètement un comportement social comme le don à la collectivité et que nous apaisons ainsi, d’une certaine manière, notre mauvaise conscience à l’égard de personnes vivant moins bien que nous. Il s’agit donc, à la base, d’un geste égoïste; – le don peut être interprété comme l’expression d’un altruisme fondamental: de même qu’une personne s’occupe des membres de sa famille, elle souhaite aussi que les choses aillent bien ou mieux pour ses semblables. Contrairement à l’explication «warm glow», le donateur n’est satisfait qu’à partir du moment où la situation s’améliore effectivement pour le bénéficiaire de son don; – une personne peut, enfin, faire un don parce qu’elle veut contribuer à la réalisation de quelque ouvrage d’utilité publique: établissement médical, opéra ou autre. Dans ce cas, la motivation du don peut être de nature égoïste ou, au contraire, altruiste.   Ces trois thèses ont une faiblesse commune: elles n’expliquent pas d’où vient ce besoin d’altruisme et donc pourquoi il procure un sentiment de bien-être.

Les ménages les plus aisés sont ceux qui donnent le plus en valeur absolue…


L’enquête est conforme à notre attente puisqu’elle démontre que les ménages riches donnent davantage en chiffres absolus que les autres. Le graphique 1 montre que pour les trois catégories de dons, le volume des dépenses progresse de façon quasi linéaire en fonction du revenu. Bien que l’affiliation à des organisations d’entraide comporte parfois une composante d’assurance, les montants des dons qui leur sont faits, augmentent également avec le revenu. Les ménages dont le revenu mensuel net est de 5000 francs, dépensent en moyenne 125 francs par année pour des organisations d’utilité publique qui leur offrent en même temps une affiliation. Dans cette catégorie de revenu, les dons qui ne sont pas associés à une affiliation s’élèvent à 258 francs. Notons enfin que les dons destinés à l’aide en cas de catastrophe sont versés au cas par cas. Si plusieurs situations d’urgence surviennent en une année, le montant des dons augmente en conséquence.

…mais ce sont les plus pauvres qui donnent le plus en valeur relative


Il est également intéressant de connaître l’importance du don par rapport au revenu. Si quelqu’un ressent fondamentalement le désir de donner, il consacrera une part plus ou moins constante de son revenu disponible à des buts d’utilité collective. Le graphique 2 compare la valeur des dons au revenu annuel. Il montre que la part du revenu consacrée aux dons n’évolue pas de manière constante, mais en forme de U. Étonnamment, les ménages les moins aisés donnent plus que les ménages directement plus aisés qu’eux, en proportion du revenu. Le U signifie que le don progresse ensuite de manière sous-proportionnelle au revenu, puis plus que proportionnellement au-delà de 7000 francs environ. Pourquoi les ménages à revenus moyens consacrent-ils aux dons une part sous-proportionnelle à leur revenu tandis que ceux qui jouissent de revenus élevés sont plus généreux proportionnellement? Les ménages les moins aisés semblent tenir fortement à une valeur nominale déterminée de leur don. L’enquête révèle que de nombreux donateurs dépensent environ 250 francs, indépendamment de ce qu’ils gagnent. Cette valeur ne progresse que faiblement jusqu’au niveau d’un revenu d’environ 7000 francs, de sorte que la part relative diminue. Après quoi, tout se passe comme si les ménages s’apercevaient qu’ils donnent trop peu par rapport à leur revenu et qu’ils décident d’y remédier en faisant preuve de davantage de largesse.

Les personnes âgées, ou mariées, ou d’un bon niveau d’éducation donnent plus, tout comme les femmes


Le montant des dons n’est pas lié uniquement au revenu disponible. Un modèle économétrique a été défini pour déterminer si des variables socioéconomiques comme l’âge, l’état civil (célibataire, marié, veuf ou divorcé), la formation (école obligatoire, degré secondaire 2, université) ou le nombre d’enfants de moins de 18 ans dans le ménage jouent un rôle sur le comportement de la population suisse en matière de dons (voir tableau 1). En évaluant les montants absolu et relatif des dons indépendamment de ces variables, deux faits peuvent être vérifiés: – d’abord la première impression qui établit un rapport linéaire entre le montant absolu des dons ainsi que le revenu et l’évolution en U observée entre la part relative des dons et le revenu; – ensuite l’influence réelle des variables de l’âge, de l’état civil, etc., sur les dons. Étant donné que le revenu tend à croître avec l’âge, le modèle met du même coup en évidence une possible influence supplémentaire de ce facteur sur le montant des dons.   Selon l’estimation, hormis le haut niveau du revenu, la progression en âge des donateurs, leur état civil «marié», ainsi qu’un bon niveau d’éducation ont aussi un effet positif sur les dons en chiffres relatifs et absolus. Les personnes qui n’ont pas été au-delà de la scolarité obligatoire dépensent relativement moins que les personnes mieux formées. Dans l’estimation, le terme quadratique du revenu n’est significatif que pour le montant relatif des dons. Ainsi l’estimation ne confirme pas seulement l’évolution linéaire ou en U du montant des dons ou leur proportion en fonction du revenu, à revenu constant. Le besoin de donner dépend aussi de l’âge, de l’état civil et du niveau de formation: – les personnes âgées semblent écouter davantage leur «conscience sociale» que les plus jeunes. À revenu égal, une personne âgée donne davantage, relativement comme en chiffres absolus. Une tranche d’âge supérieure de dix ans à une autre accroît le montant annuel des dons de 155 francs et fait progresser leur part de 0,19 point de pourcentage. Ainsi le comportement social ne «tombe pas du ciel», mais se développe et s’accentue au cours de l’existence; – il semble aussi que la vie en couple favorise nettement la propension aux dons: à revenu égal, les gens mariés donnent en moyenne 346 francs (ou 0,5 point de pourcentage) de plus que les personnes sans vie de couple. Il reste à savoir si l’on devient plus généreux avec le mariage ou si les personnes qui ont une conscience sociale plus aiguë tendent plus facilement à se marier; – le niveau d’éducation exerce aussi une influence positive sur le montant des dons. Les couches de la population qui ont un niveau de formation supérieur, semblent ressentir davantage l’effet de «warm-glow» que celles qui n’ont pas dépassé le stade de l’école obligatoire, puisqu’à revenu égal, les dons fournis par celles-ci sont, en points, inférieurs de plus de Voir la Sonntagszeitung, 31 juillet 2005, p.11-13./3 (0,339+0,36=0,7) à ceux des premières. Les personnes ayant une formation correspondant au degré secondaire 2 dépensent en moyenne 254 francs de plus que les autres.  En revanche, le fait d’avoir des enfants sous son toit ne joue pas un rôle significatif sur le montant des dons. L’importance des coûts liés à l’éducation des enfants devrait en principe pousser les parents à réduire le montant des dons. Dans l’estimation, le coefficient afférent est certes négatif, comme on s’y attendait, mais pas de manière significative. D’autres analyses Les personnes mariées qui ont répondu pour l’ensemble du ménage, n’ont laissé aucune indication quant à leur sexe. C’est la raison pour laquelle des estimations ont été effectuées séparément, sans ces ménages. Dans le cas de l’aide d’urgence, la variable «femmes» est significative à 5% au moins, en valeurs relative et absolue. montrent aussi que les femmes répondent davantage que les hommes, tant en valeurs relative qu’absolue, aux appels à l’aide en cas de catastrophe (47 francs ou 0,08 point de plus). Ce type d’aide relève tout particulièrement de la motivation«warm glow», car ici le sens du devoir social est rapidement sollicité, le plus souvent grâce au retentissement médiatique donné aux catastrophes. À cet égard, les hommes sont moins facilement impressionnés et s’engagent probablement à donner, malgré le caractère urgent de l’aide requise, sur la base de décisions mûrement réfléchies, rationnelles et moins émotionnelles que les femmes, ce qui se traduit chez eux par un niveau de générosité relatif plus faible.

Le sentiment est plus important que le résultat


Les ménages suisses sont généreux. Pour la catastrophe du tsunami asiatique, par exemple, le citoyen suisse a dépensé en moyenne 23 euros, ce qui le situe au premier rang mondial. Les résultats de l’enquête montrent, toutefois, que ce comportement est lié surtout au sentiment de bien-être. Autrement dit, il n’est absolument pas capital que les organisations d’aide puissent montrer aux donateurs comment leurs versements ont concrètement profité aux destinataires. Du moment que le donateur (la donatrice) part de l’idée que son argent sera utilisé judicieusement, le sentiment de satisfaction est présent au moment même du don et non plus tard, lorsqu’il (elle) peut constater que la situation de celui qui en a bénéficié, s’améliore. Les organisations caritatives devraient donc veiller à ce que la décision de faire un don puisse être liée à des émotions positives.

Graphique 1 «Montant moyen du don suivant le revenu mensuel (revenu mensuel brut diminué des impôts et des cotisations sociales)»

Graphique 2 «Montant moyen du don suivant le revenu annuel (revenu mensuel brut d’un ménage diminué des impôts…)»

Tableau 1: Estimations MCOa des dépenses de dons absolues et relatives

Encadré 1: Les catégories de dons
L’enquête distingue trois catégories de dons: – premièrement, les montants annuels versés en tant que sociétaire à des organisations d’utilité publique (p. ex. à la Rega ou à l’Association suisse des paraplégiques);- deuxièmement, les montants annuels versés à des organisations d’utilité publique, mais sans affiliation (par exemple, Caritas, Croix Rouge);- troisièmement, les dons destinés à des actions urgentes ponctuelles (aide en cas de catastrophe).Cette distinction a été rendue nécessaire par une particularité du paysage suisse de l’entraide, qui tient au fait que les dons vont souvent de pair avec une affiliation à un organisme de solidarité. Les deux organisations Rega et Association suisse des paraplégiques, par exemple, offrent à leurs donateurs une participation au sociétariat assortie d’une assurance particulière. Étant donné qu’ici un bien purement privé (l’assurance), est vendu en plus du don à la collectivité, cette catégorie de donateurs doit être recensée séparément. Dans l’aide en cas de catastrophe, il a été demandé aux personnes interrogées combien elles dépensent individuellement par événement. Pour les estimations, les enquêteurs ont retenu l’hypothèse d’une situation d’aide d’urgence en moyenne par année.

Proposition de citation: Ruedi Minsch ; Carolin Guessow ; (2006). Les dons en Suisse: les ménages les plus pauvres sont proportionnellement les plus généreux. La Vie économique, 01 juillet.