Rechercher

La paysannerie affranchie: une idée réaliste

La paysannerie affranchie: une idée réaliste

La politique agricole (PA) de 1992 n’a pas changé la paysannerie malgré ses réformes successives: le paysan dépend de l’État et son travail est régulé par lui. On peut en prendre pour exemple la PA 2007, qui comporte sept nouvelles ordonnances totalisant 500 pages. Nombreux sont les paysans qui réalisent plus de la moitié de leurs revenus grâce aux subventions, pudiquement baptisées «paiements directs». Les milieux économiques comprennent de moins en moins pourquoi le lobby paysan défend bec et ongles un régime qui les subordonne à l’État alors qu’ils pourraient apparaître comme des entrepreneurs modernes et libres.

Une lueur d’espoir


La politique agricole suisse (PA) 2011 laisse entrevoir quelques lueurs d’espoir indiscutables, si l’on en juge d’après les idéaux du libéralisme et de la concurrence. La Confédération entend diminuer ses subventions de soutien au marché et aux prix. Comme pour la viande, les contingents d’importation devraient être mis aux enchères. La suppression du contingent laitier est même en avance sur le programme. La réforme envisagée du droit du sol et du fermage favorisera les mutations structurelles en donnant davantage de liberté entrepreneuriale aux paysans. Le commerce du fromage sera libéralisé dès 2007 en vertu des accords bilatéraux sur la libre circulation des marchandises. Enfin, la révision de la loi sur les douanes modifiera les régimes de perfectionnement actif et passif en réduisant la protection des produits agricoles, ce dont les multinationales alimentaires espèrent tirer avan-tage.

Un niveau de protectionnisme inconnu dans les autres branches


Il est fort probable que la PA 2011 de l’Office fédéral de l’agriculture (Ofag) ajoutera encore quelques arguments supplémentaires à cette liste de «libéralisations». La densité de la réglementation est telle qu’on peut toujours multiplier les retouches au système, ne serait-ce qu’en ajustant certains principes fondateurs de l’interventionnisme étatique. Si la liste des mesures évoquées plus haut s’avère incomplète, c’est que la politique agricole suisse est un écheveau extrêmement complexe, dominé par l’État dont le rôle protecteur va bien au-delà de ce que connaissent les autres branches économiques. Quelles en sont les légitimations? Pourquoi les agriculteurs s’en satisfont-ils? La réponse à la deuxième question est simple: si l’État prend des mesures incitatives, l’agriculteur agit en améliorant son revenu, comme tout entrepreneur. Si cette réaction n’est pas induite par le jeu de la concurrence, l’agriculteur réagit rationnellement, comme dans tous les secteurs subventionnés: il lutte pour avoir davantage, ou défend au moins ses acquis en invoquant le droit coutumier. Le poste de loin le plus gourmand du budget agricole – les paiements directs rémunérant les prestations dites «multifonctionnelles» – se monte à plus de 2,5 milliards de francs par an. D’ici 2010, ces paiements directs devraient avoisiner les 2,9 milliards.

Le mot magique: «multifonctionnalité»


Le financement public de l’agriculture trouve sa justification essentielle dans la Constitution fédérale, qui lui attribue un rôle multifonctionnel. Pivot de la nouvelle politique agricole suisse, cette idée consiste à dire que l’agriculture ne fournit pas seulement des prestations de marché, mais aussi d’autres hors marché profitant à toute la société. Ce principe est relativement facile à cerner, du moins en théorie. Sa définition fait appel à des notions empruntées à la théorie économique. Les prestations dites «multifonctionnelles» sont externes à la production agricole et correspondent essentiellement à des biens publics. Or, on sait que le marché ne fonctionne pas pour de tels biens, puisque les processus économiques tendent à réduire l’approvisionnement en-dessous de l’optimum souhaité par la société. L’internalisation des prestations externes (ou externalités) est une question qui se pose non seulement en termes positifs, mais aussi négatifs (voir encadré 1). La mise en oeuvre politique de ce principe se heurte à deux obstacles majeurs: la délimitation entre biens publics et privés ainsi que l’évaluation des prestations hors marché. Ce dernier aspect est capital, puisque les paiements directs et leurs montants en dépendent. Par rapport aux autres pays, les paiements directs pratiqués en Suisse atteignent un niveau record, et ce, alors que les prix à la production sont aussi les plus élevés. Prenons par exemple l’Autriche (voir tableau 1), un pays de structure analogue: les différences sont éclatantes à tous les niveaux (paiements directs par exploitation, par employé ou par unité de surface). Déjà en 2003, l’agriculteur suisse recevait des paiements directs qui représentaient plus de deux fois et demie ceux de son homologue autrichien. Or, la PA 2007 et la PA 2011 se traduisent par une augmentation marquée des paiements directs, et ce, malgré la diminution du nombre d’exploitations agricoles.

Une légitimité discutable


La relation entre les paiements directs versés aux agriculteurs suisses et les prestations multifonctionnelles répondant à une demande concrète est impossible à chiffrer. Cette problématique plonge l’agriculture dans une situation d’autolégitimation permanente. Qui plus est, les documents officiels indiquent explicitement que les paiements directs visent à compenser la baisse du revenu paysan inhérente à la suppression des subventions à la production. Même en tenant compte de la prestation de base écologique (qu’il faudrait comparer aux externalités négatives de la production agricole), les prestations multifonctionnelles ne justifient guère le niveau actuel des paiements directs. La multifonctionnalité de l’agriculture et les paiements directs ont déjà fait l’objet d’une analyse scientifique bien étayée, tant sur le principe que sur le montant et l’efficacité des paiements directs (voir encadré 2). On retiendra simplement, sans entrer par ailleurs dans les détails, que cette littérature scientifique semble rester pratiquement sans effet sur la politique agricole suisse: depuis 2002 en effet, chaque PA transforme d’anciennes subventions agricoles en paiements directs, sans les diminuer, bien au contraire.

Des incitations fortes


Les paiements directs constituent une part essentielle du revenu paysan. Il faut dès lors s’attendre à ce que les décisions entrepreneuriales importantes telles qu’investissement, poursuite ou arrêt de l’exploitation, soient massivement influencées par cet apport financier pratiquement découplé de toute prestation. Les indicateurs structurels le prouvent: la restructuration de l’agriculture est nettement freinée en Suisse. Le nombre d’exploitations y a, en effet, diminué de 2,2% par an, de 2000 à 2004, un taux largement inférieur à celui des régions limitrophes. Dans sa contribution au rapport d’étude à paraître Le paysan affranchi d’Avenir Suisse, Beat Meier explique que la baisse annuelle du nombre d’exploitations agricoles a atteint durant la même période 3,3% en Autriche, 5,1% dans le Bade-Wurtemberg et 3,3% en Bavière. En conséquence, la croissance de la surface agricole par exploitation a été considérablement plus faible en Suisse, ce qui accentue encore les différences par rapport aux régions limitrophes. Si on appliquait à la Suisse le même seuil de recensement que dans les régions limitrophes (soit un minimum de 1 à 2 ha de surface agricole utile par exploitation), le taux annuel de décroissance pour la période 2000-2004 baisserait de 2,2% à 2,1%, voire même 1,9%. Le graphique 1 exprime en chiffres absolus la restructuration de l’agriculture suisse ces dernières années. Les colonnes de gauche indiquent le nombre estimé de cessations d’activité pour raison d’âge (2050 exploitations par an), de cessations d’activité avant l’âge de la retraite (400 exploitations) et de nouvelles exploitations ou de reprises (1000 établissements). La différence de 1450 correspond au taux de décroissance nette de 2,2%. Les exploitations bénéficiant de paiements directs (colonnes médianes) ont un taux annuel de décroissance nettement inférieur: 50 cessations d’activité avant l’âge de la retraite, soit environ une exploitation par semaine. La restructuration est en revanche beaucoup plus dynamique parmi les exploitations sans paiements directs (colonnes de droite), mais il faut tenir compte d’autres facteurs cumulés, par exemple une taille d’exploitation souvent insuffisante. Le niveau élevé des paiements directs n’a pas seulement une incidence quantitative, mais aussi qualitative sur les mutations structurelles de l’agriculture suisse. On peut en effet se demander si le système actuel est apte à sélectionner les exploitations les plus innovatrices. À en croire les positions politiques défendues par les représentants du lobby paysan, tout de même censés représenter l’avis de la majorité des agriculteurs professionnels, on a l’impression qu’ils n’ont pas encore vu le paysan moderne – un entrepreneur affranchi de la tutelle étatique – une notion à laquelle les agriculteurs sont de plus en plus nombreux à adhérer. La défense des avantages financiers et protectionnistes acquis au fil des décennies obtient paradoxalement beaucoup plus de soutien. L’agriculture suisse est un système autogène: le processus de sélection décrit plus haut maintient l’agriculteur sous protection étatique, et celle-ci se nourrit de sa clientèle captive. L’État restreint ainsi de lui-même sa marge de manoeuvre réformatrice, alors que la Suisse est le modèle par excellence de la démocratie associative et négociée. L’opposition actuelle du lobby paysan à la réforme, pourtant prudente, de la PA 2011 en est une démonstration éclatante.

Retrait annoncé de l’État: l’enjeu de la planification


Dans ces conditions, on n’est guère surpris de voir la Confédération poursuivre simplement sa politique de «réforme structurelle socialement supportable» dans le cadre de la PA 2011. Abstraction faite de leur réformisme prudent, ces programmes quadriennaux délivrent en fait aux agriculteurs un message rassurant: le régime étatique de protection et de soutien très confortable dont l’agriculture a bénéficié jusqu’ici sera plus ou moins maintenu tel quel à l’avenir. C’est exactement ce que les agriculteurs attendent, puisque leur enjeu est de planifier sur 10 ou 15 ans les grandes décisions entrepreneuriales tels les investissements, la cessation d’activité ou un début d’exploitation. Cette sécurité dans la planification est précisément le point faible des programmes quadriennaux de la Confédération, car la Suisse et son niveau de vie dépendent étroitement de l’évolution mondiale. Or, malgré l’échec provisoire du cycle de Doha, on sait très bien dans quelle direction ira cette évolution: vers la libéralisation du marché et l’abolition des protections douanières. La Suisse, dont le niveau de protection est très élevé, devrait donc sans tarder planifier la libéralisation de son agriculture sur le long terme. Pour avoir une agriculture compétitive lorsque les frontières seront ouvertes, l’État doit annoncer clairement son retrait avec un horizon de 10 à 12 ans. Pour avoir du succès, une telle réforme doit réunir deux conditions: la fiabilité des conditions de planification et une modification radicale des mécanismes de sélection dans la paysannerie. Les anciens clichés comme l’exploitation agricole transmise de génération en génération, qui se traduit aujourd’hui encore par un traitement préférentiel de la descendance familiale dans le droit du sol, et les prescriptions étatiques qui découlent de ces mêmes clichés empêchent les échanges de personnes entre l’agriculture et le reste de l’économie. L’agriculture est précisément un secteur en retard qui pourrait, plus que toute autre branche, profiter de l’apport de cerveaux frais, alors que l’État empêche l’afflux de nouveaux talents et idées. Certains pays, comme la Nouvelle-Zélande et l’Australie, ont libéralisé leur agriculture très rapidement, dans certains cas même assez brutalement. En Suisse, une thérapie brusquée n’est ni souhaitable, ni nécessaire au plan politique. Le dédommagement des laissés-pour-compte d’une réforme rapide est plus facile à financer sur une période de 10-12 ans. Le calcul est simple: si on utilisait le budget agricole actuel de manière ciblée pour accélérer les mutations structurelles au lieu de les freiner, on pourrait prévoir un généreux programme de dédommagement sur 10 à 12 ans pour tous les laissés-pour-compte du système.

Vendre la multifonctionnalité


Une fois cette restructuration achevée, la Suisse disposerait d’exploitations agricoles de dimension supérieure, à l’efficacité renforcée et préoccupées davantage d’écologie, qui pourraient fournir des produits de haute qualité à des consommateurs exigeants et des matières premières à une industrie alimentaire très spécialisée d’envergure internationale. Les paysans affranchis de la tutelle étatique pourraient se faire payer pour les prestations multifonctionnelles, en concurrence avec d’autres prestataires non agricoles là où la demande est réelle, c’est-à-dire essentiellement dans leur région, ou au niveau local. «Vendre la multifonctionnalité»: c’est possible dans la mesure où de nombreuses prestations prétendument multifonctionnelles perdent leur caractère de biens non commercialisables à partir du moment où on remplacerait le régime centralisé de la rétribution uniformisée au plan national par des solutions fédéralistes, décentralisées et différenciées. Un tel système serait même capable d’intégrer les prestations externes négatives, par exemple l’épandage extensif de purin dans une zone de détente, qu’on pourrait facturer directement au responsable.

Graphique 1 «L’influence des paiements directs dans la mutation structurelle de l’agriculture Estimation sur la moyenne de la période 2000-2004»

Tableau 1 «Les paiements directs dans l’agriculture: comparaison entre la Suisse et l’Autriche, 2003»

Encadré 1
Une externalité est une situation où l’action d’un agent économique influence le bien-être d’autres consommateurs ou producteurs, sans, toutefois, faire l’objet d’un mécanisme de compensation. Les exemples négatifs ne manquent pas: cultures céréalières et eutrophisation des eaux souterraines sous l’effet des nitrates, élevages industriels et émissions de bruits et d’odeurs, monocultures et appauvrissement de la biodiversité. Au plan positif, on retiendra l’entretien du paysage et le maintien de la biodiversité à certains endroits.

Encadré 2: Bibliographie
– Gruber Werner, «Kritische Anmerkungen zu den Direktzahlungen», Neue Zürcher Zeitung, 15 octobre 1992, p. 21.- Rieder Peter, Buchli Simon et Kopainsky Birgit, Erfüllung des Verfassungsauftrags durch die Landwirtschaft unter besonderer Berücksichtigung ihres Beitrags zur dezentralen Besiedlung. Hauptbericht, étude réalisée sur mandat de l’Office fédéral de l’agriculture et de l’Institut des sciences agricoles de l’EPF Zurich, Zurich, 2004.- Schläpfer Felix, «Zeit zum Ausmisten», Neue Zürcher Zeitung am Sonntag, 19 mars 2006, p. 28 ss.- Hofreither Markus F., Multifunktionalität und Schweizer Landwirtschaft, étude réalisée sur mandat d’Avenir Suisse et de l’Universität für Bodenkultur, Vienne, 2006, non publiée.- Meier Beat, Verbesserung der Wettbewerbsfähigkeit der schweizerischen Landwirtschaft durch Reformen im bäuerlichen Bodenrecht und im landwirtschaftlichen Pachtrecht, étude réalisée sur mandat d’Avenir Suisse et de bemepro, Winterthour, 2006, non publiée.

Proposition de citation: Hans Rentsch (2006). La paysannerie affranchie: une idée réaliste. La Vie économique, 01 septembre.