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La volonté des entreprises de former des apprentis a-t-elle fléchi?

La proportion des entreprises formatrices a nettement diminué ces 20 dernières années en Suisse. Différentes craintes se sont exprimées, dénonçant la baisse générale d’intérêt des entreprises pour la formation des jeunes. C’est cette question que les auteurs ont étudiée dans le cadre d’un projet de recherche, dont les résultats sont présentés ici Le rapport de recherche est publié dans la série de cahiers de l’ISPFP n° 31; voir Müller et Schweri (2006), www.sibp.ch/schriftenreihe . Le présent article a été coproduit avec Barbara Müller de l’Institut suisse pour la formation professionnelle (ISPFP).. Ils sont arrivés à la conclusion que la baisse de la proportion d’entreprises formatrices (par rapport à 1985) était moins due à un manque de volonté de leur part qu’à un recul démographique des jeunes de 16 ans et à la multiplication des très petites entreprises.

Le marché des places d’apprentissage de 1985 à 2001


À suivre le débat sur le marché des places d’apprentissage mené ces dix dernières années dans les milieux politiques et les médias, la réponse semble claire: les entreprises sont toujours moins nombreuses à former des apprentis. Cette affirmation s’appuie sur les chiffres issus du recensement des entreprises de l’Office fédéral de la statistique (OFS), présentés dans le graphique 1, qui montrent qu’en Suisse, la proportion d’établissements formateurs (indicateur «Part des entreprises formatrices») a passé de 24,7% (1985) à 17,6% (2001) au sein des entreprises privées. Il n’est, toutefois, pas possible de tirer la moindre conclusion politique de cette baisse. Pour pouvoir juger si elle constitue effectivement un signal d’alarme pour la formation professionnelle, il convient d’en examiner plus soigneusement les causes L’interprétation de l’indicateur «Part des entreprises formatrices» pose encore un autre problème: de nombreuses entreprises n’ont tout simplement pas la capa-cité de former des apprentis, ce qui fait que l’indicateur ne peut jamais en théorie atteindre 100%. Muehlemann et al. (2004) estiment que la participation des entreprises à la formation, compte tenu de la proportion de celles qui, pour des raisons inhérentes à leur exploitation, ne peuvent assumer d’activités en ce domaine, est d’environ 30% pour l’an 2000. Dans notre article, il n’est pas question de la «vraie» valeur de l’indicateur, mais plutôt de l’interprétation correcte de son développement sur la durée.. Nous relèverons ici que, malgré l’importante couverture médiatique dont bénéficie la question, aucune étude n’a examiné de plus près les tenants et les aboutissants de l’évolution du marché des places d’apprentissage, ni analysé en détail les données des recensements des entreprises À l’exception de Utiger (2003) qui, dans une analyse descriptive, a mis en regard l’évolution des effectifs d’employés et d’apprenants..

Les hypothèses de base du débat public


Le débat a donné lieu à diverses hypothèses sur les facteurs responsables de la moindre participation des entreprises à la formation. Selon l’une d’entre elles, lorsque la concurrence s’intensifie, les entreprises tendraient à négliger leurs devoirs envers la société et, de manière générale, à revoir à la baisse leurs engagements en matière de formation. Cette hypothèse postule que la baisse de l’indicateur est due, entièrement ou partiellement, à la moindre volonté des entreprises de former des apprentis. Selon une autre hypothèse, la mondialisation et l’avènement de la société du savoir et de l’information ont modifié la structure de l’économie, ce qui s’est répercuté sur le système dual de la formation professionnelle. On parle souvent dans ce contexte de «tertiarisation»: comme la formation professionnelle est traditionnellement orientée vers les métiers artisanaux et industriels et que les conditions de formation seraient moins favorables dans les entreprises de services, le nombre des places d’apprentissage et des entreprises formatrices diminuerait au même rythme que les entreprises de services se multiplient. Le présent article se concentre sur la question de savoir si les variations observées dans la participation à la formation peuvent s’expliquer par des influences extérieures ou non. Nous vérifierons également si et dans quelle mesure l’hypothèse de la tertiarisation est un facteur d’explication.

L’évolution démographique: un facteur oublié du marché de l’apprentissage


Les discussions sur la volonté formatrice des entreprises partent souvent d’une vision biaisée: on imagine que les entreprises sont les seules responsables de la variation du pourcentage d’établissements formateurs. On néglige en l’occurrence le fait que cet indicateur ne mesure pas directement la «volonté de former», mais qu’il résulte de l’interaction éco-nomique entre les entreprises et les jeunes à la recherche d’une place d’apprentissage. L’évolution de la jeunesse peut influer sur le pourcentage d’établissements formateurs tout autant que celle des entreprises elles-mêmes. L’évolution démographique doit, en particulier, être mentionnée du côté des jeunes: lorsque celle-ci est en recul, autrement dit lorsque le nombre de jeunes âgés de 16 ans diminue, les demandes en places d’appren-tissage sont moins nombreuses. Il est alors plus difficile pour les entreprises de trouver des candidats ayant les compétences requises pour les places vacantes. En corollaire, si moins de places d’apprentissage sont occupées, la proportion d’entreprises formatrices diminue. La «Participation à la formation» ne doit donc pas être assimilée à la «volonté de former» des entreprises. Il importe, bien plus, d’intégrer dans l’analyse tous les facteurs influant sur l’évolution temporelle, soit aussi bien les changements du côté des jeunes (démographie) que ceux affectant les entreprises (modifications structurelles des entreprises individuelles). C’est uniquement lorsque ces changements ne suffisent pas à expliquer entièrement la baisse de l’indicateur «Participation à la formation» que l’on pourra conclure à un fléchissement de la volonté de former des entreprises pour la partie inexpliquée.

Base de données et méthode


Dans nos analyses, nous utilisons deux variables pour illustrer l’évolution des jeunes à la recherche d’une place d’apprentissage: – la proportion de jeunes de 16 ans dans la population résidente permanente active d’un canton (évolution démographique); – la proportion de jeunes de 16 ans qui optent pour une maturité gymnasiale.  Ces deux variables sont tirées des statistiques appropriées de l’OFS et ont été ajoutées à celles du recensement des entreprises. Un simple coup d’oeil laisse déjà supposer que l’évolution démographique exerce une forte influence sur le marché des places d’apprentissage (voir graphique 2): la courbe des entrées en 1re année d’apprentissage présente des parallélismes évidents avec celle du nombre de jeunes de 16 ans en Suisse. Du côté des entreprises, les coûts et les bénéfices d’une formation propre déterminent dans une large mesure l’étendue de leur engagement. Schweri et al. (2003) les ont détaillés et analysés. Il s’avère que les entreprises formatrices font état d’un rapport coûts-bénéfices plus avantageux que les autres Voir Wolter et al. (2006). et que les coûts nets pendant la période de l’apprentissage exercent une influence significative sur la participation à la formation Voir Muehlemann et al. (2005).. Comme les données correspondantes proviennent d’un recensement transversal et donc traduisent la situation au moment du relevé, elles ne permettent que des conclusions limitées sur l’évolution à plus long terme de la volonté des entreprises de former des apprentis. C’est pourquoi, à défaut de données coûts-bénéfices pertinentes à analyser, nous avons utilisé comme variables différentes caractéristiques des entreprises (voir tableau 1), qui ont elles-mêmes une influence sur le rapport coûts-bénéfices de la formation. Le recensement des entreprises présente l’avantage d’avoir cherché à savoir si celles-ci formaient des apprentis ou non en 1985, 1995, 1998 et 2001. Un autre intérêt, bien plus grand encore, est qu’il s’agit de recensements nationaux couvrant toutes les entreprises de Suisse. Cela permet de suivre l’évolution de la participation des entreprises individuelles à la formation d’apprentis sur une longue période, sans craindre une distorsion des résultats due à un échantillonnage non représentatif des entreprises. Les quatre recensements mettent à disposition au total 1252132 cas.

Les paramètres déterminantl’offre de formation


Le graphique 1 montre qu’entre 1985 et 2001, c’est surtout la participation des entreprises à la formation qui a varié, alors que son intensité – autrement dit le nombre d’apprentis rapporté à l’ensemble des employés d’une entreprise – n’a que peu fluctué. Les évaluations qui suivent se concentrent donc sur la participation à la formation. Le tableau 1 montre comment les facteurs individuels influencent la participation à la formation; les signes «+» et «-» désignent la probabilité plus ou moins grande qu’une entreprise forme des apprentis. Dans les variables de branche, par exemple, «+» signifie que le groupe en question est davantage susceptible de former des apprentis que celui qui sert de référence Les signes donnés dans le tableau 1 correspondent à ceux des coefficients d’une équation probit. La variable dépendante est le statut de formation de l’entreprise (0: ne forme pas, 1: forme); les variables indépendantes sont données dans le tableau. S’y ajoutent des variables nominales pour les cantons. Nous donnons uniquement les effets significatifs de l’ordre d’au moins 1%. Pour les variables nominales, nous avons tenu compte du fait que l’effet d’unité pour une entreprise moyenne (écart par rapport au groupe de comparaison) est d’au moins 1%, car, vu le très grand nombre de cas, des effets économiquement insignifiants peuvent être significatifsau plan statistique.. «0» signifie qu’aucun rapport significatif n’a pu être établi.

L’influence de la démographie


La démographie, en l’occurrence l’évolution du nombre de jeunes de 16 ans dans un canton, a un rapport positif avec la probabilité de formation. En clair, lorsque leur effectif augmente, la part des entreprises formatrices en fait de même et inversement. Le marché des places d’apprentissage s’adapte donc avec une certaine flexibilité à l’évolution démographique. Quelle importance peut-on accorder à ce facteur? Entre 1985 et 1995, la proportion de jeunes de 16 ans sur l’ensemble de la population en âge de travailler en Suisse a diminué de 0,62 point de pourcentage, passant de 2,27% à 1,65%. Selon les estimations, cette évolution induirait à elle seule, sans modification des autres facteurs, une baisse de la participation à la formation d’environ 3 points de pourcentage. C’est dire son importance dans les fluctuations de cet indicateur. Le taux de maturité n’a pas montré de lien significatif avec la participation à la formation Dans des estimations de panel, qui dépasseraient le cadre de cet article, on trouve par contre le rapport négatif attendu avec la participation à la formation; voir Müller und Schweri (2006).. Le fait que les entreprises de grande taille sont plus enclines à former des apprentis que les autres est connu depuis longtemps.

Les différences entre branches


Il existe des différences significatives entre les branches, la ligne de démarcation passant moins entre les entreprises du secteur artisanal/industriel et celles des services qu’entre groupes de branches traditionnels et modernes. Ces derniers – que ce soit dans l’industrie (haute technologie) ou dans les services intensifs en savoir (banques, assurances, conseil d’entreprise, informatique, santé/social) – sont moins susceptibles de former des apprentis que les branches traditionnelles. Des analyses approfondies montrent que cette différence s’est encore accentuée avec le temps.

Les années de recensement


Les variables «Année de recensement» montrent l’évolution de l’indicateur «Participation à la formation» au fil des années, corrigée des effets des autres variables du tableau 1. Il apparaît des différences qui ne peuvent pas s’expliquer par des changements dans l’évolution démographique, la taille des entreprises ou la composition des branches de l’économie. Il s’avère qu’en 1985 la participation des entreprises à la formation était substantiellement plus élevée qu’en 2001 (1,8 point de pourcentage), alors qu’en 1995 elle était inférieure de 3,2 points de pourcentage à 2001. On ne saurait en déduire une tendance notable et constante à une moindre participation des entreprises à la formation d’apprentis. Les différences entre les années s’atténuent nettement si l’on compare avec l’indicateur «Participation à la formation» non corrigé (voir graphique 1). La plus grande partie des différences s’explique donc par les paramètres déterminants du tableau 1.

L’influence du facteur conjoncturel


Les différences restantes sont-elles à mettre sur le compte d’une moindre volonté de former des entreprises? Il n’est pas possible de répondre directement à cette question. Il reste, toutefois, un facteur important qui n’a pas encore été considéré dans les analyses, à savoir l’évolution conjoncturelle À ne pas oublier, comme autre facteur possible, des erreurs de mesure dans les données. Selon Müller et Schweri (2006), les recensements des entreprises semblent sous-estimer quelque peu le nombre des apprentis en 1995 par rapport à la statistique des écoliers, également relevée par l’OFS.. En 1985, la situation économique était bonne, alors qu’en 1995 elle était d’abord défavorable pour s’améliorer par la suite. Comme nous ne disposons pas de données sur les chiffres d’affaires ou les bénéfices (escomptés) des entreprises, ces informations ne peuvent être intégrées directement de manière optimale dans les estimations. Le graphique 3, qui met en regard le nombre d’apprentis et l’évolution conjoncturelle, étaie toutefois la plausibilité de ce rapport, les deux courbes suivant des mouvements similaires pendant la période étudiée. Les diffé-rences restantes entre les années pour ce qui concerne la participation des entreprises à la formation devraient donc être rapportées, en partie du moins, à l’évolution conjoncturelle.

Répartition des facteurs explicatifs pour la période 1985-2001


Entre 1985 et 2001, l’indicateur «Participation à la formation» a baissé de 7,1 points de pourcentage. Dans le paragraphe précédent, nous avons montré que cette différence se réduisait à moins de 2 points de pourcentage si l’on intégrait les facteurs du tableau 1 dans les analyses. Ces derniers participent donc au changement pour plus de 5 points de pourcentage. De quelle manière contribuent-ils, individuellement, à l’explication? Cette question a été examinée à l’aide d’un procédé statistique de décomposition (méthode dite d’Oaxaca-Blinder) qui permet d’analyser les différences entre deux groupes ou deux années d’évolution Cette méthode a notamment été utilisée devant le Tribunal fédéral pour analyser les inégalités de salaires entre femmes et hommes dans les entreprises.. Les facteurs analysés (une fois de plus sans le facteur «conjoncture», étant donné que sa prise en compte dans une comparaison de deux moments dans le temps sur une longue période n’est guère utile) participent à l’explication de l’évolution observée sur la période 1985-2001 comme suit: – 40% de la baisse (expliquée) de l’indicateur sont à mettre sur le compte du recul de l’effectif des jeunes de 16 ans (démographie); – 15% s’expliquent par la proportion croissante de jeunes qui optent pour une maturité gymnasiale; – un petit 35% de l’explication revient à l’augmentation du nombre de mini-entreprises (moins de deux collaborateurs à plein temps) dont on ne peut évidemment attendre qu’elles forment des apprentis. Toutefois, comme le nombre des autres entreprises n’a pas diminué en valeur absolue, la multiplication des très petites sociétés n’a pas entraîné de perte en places d’apprentissage; – environ 10%, enfin, s’expliquent par des changements structurels au sein des branches. Celles qui montent sont également celles dans lesquelles la formation professionnelle duale est traditionnellement la moins fortement représentée.

Conclusion


Il ressort de nos analyses qu’une série de variables permet de relativement bien expliquer les fluctuations de l’indicateur «Participation à la formation» entre 1985 et 2001 en Suisse. Il faut tout spécialement relever l’influence de l’évolution démographique et de l’augmentation du nombre de petites entreprises. L’impact de la tertiarisation s’avère, par contre, plutôt faible. En matière de politique de formation, ces enseignements sont positifs car ils montrent que l’évolution observée ne représente guère de risque pour le système dual de la formation professionnelle. Toujours est-il que les groupes de branches modernes, tout particulièrement dans le domaine des services, méritent une attention particulière: ils recèlent en effet un fort potentiel de croissance alors que les conditions pour la formation en entreprise y sont moins favorables que dans les groupes traditionnels. Les fluctuations restantes qui ne peuvent être expliquées par les facteurs précédemment énoncés sont, somme toute, relativement faibles et ne témoignent pas d’une tendance générale au relâchement pour les entreprises dans le domaine de la formation. Sans doute sont-elles, en partie, dues aux aléas de la conjoncture. La leçon à tirer de ces analyses est importante: un indicateur tel que la participation des entreprises à la formation doit être interprété avec prudence. S’il baisse, cela ne doit pas être aussitôt interprété comme une diminution de la volonté de former des entreprises, mais s’explique par différents facteurs. Seule une analyse approfondie, comme celle que nous avons faite ci-dessus, permet d’identifier les causes véritables des fluctuations constatées.

Graphique 1 «Évolution de la formation des apprentis en entreprise, 1985-2001»

Graphique 2 «Accès à la formation duale et démographie, 1981-2004»

Graphique 3 «Conjoncture et accès à l’apprentissage, 1981-2004»

Encadré 1: Bibliographie
– Mühlemann S., Schweri J., Winkelmann R. et Wolter St., A Structural Model of Demand for Apprentices, CESifo Working Paper Series n° 1417, 2005.- Mühlemann S., Schweri J. et Wolter St., «Wenn die Ausbildung eines Lehrlings nicht rentiert», Panorama, Zurich, 1/2004.- Müller B. et Schweri J., Die Entwicklung der betrieblichen Ausbildungsbereitschaft. Eine Längsschnittuntersuchung zur dualen Berufsbildung in der Schweiz, SIBP Schriftenreihe, n° 31, juin 2006.- Schweri J., Mühlemann S., Pescio Y., Walther B., Wolter St. et Zürcher L., Kosten und Nutzen der Lehrlingsausbildung aus der Sicht Schweizer Betriebe, Coire, Zurich, Rüegger Verlag, 2003.- Utiger U., «Berufsbildung 1985-2003 im Kanton Zürich: Wenig Lehrstellen in attraktiven Dienstleistungsbranchen», statistik.info, 22/2003, Statistisches Amt des Kantons Zürich, Zurich.- Wolter St., Mühlemann S. et Schweri J., «Why some firms train apprentices and many others do not», German Economic Review 7 (3), 2006, p. 249-264.

Proposition de citation: Jürg Schweri ; Barbara Mueller ; (2006). La volonté des entreprises de former des apprentis a-t-elle fléchi. La Vie économique, 01 décembre.