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Jean-Luc Nordmann rend les commandes du marché du travail

Jean-Luc Nordmann rend les commandes du marché du travail

Jean-Luc Nordmann, directeur du Travail et directeur suppléant du Secrétariat d’État à l’économie (Seco) a pris sa retraite à la fin de janvier 2007, après avoir exercé pendant 35 ans une fonction dirigeante dans le domaine du service public de l’emploi et de la politique du marché du travail. Pour lui succéder à la tête de la Direction du travail, le Conseil fédéral a nommé Serge Gaillard, ancien secrétaire dirigeant de l’Union syndicale suisse (USS).

La Vie économique: M. Nordmann, vous avez oeuvré pendant des décennies dans le domaine du service public de l’emploi et du marché du travail. Après avoir été chef d’une agence de placement privée, puis de l’Office du travail du canton de Bâle-Campagne, vous êtes entré au service de la Confédération. Vous y avez dirigé l’ex-Office fédéral de l’industrie, des arts et métiers et du travail (Ofiamt) et, depuis la création du Seco, la Direction du travail. Vous étiez également directeur suppléant du Seco. Avez-vous constaté des points communs dans vos expériences réalisées à ces trois niveaux: économie privée, administrations cantonale et fédérale? J.-L. Nordmann: Oui, il y en a. Les relations avec les êtres humains ont toujours été au centre de mes préoccupations, de même que l’association du droit et de l’économie. J’ai toujours préféré le dialogue et tenté d’instaurer la confiance. C’est sur ces deux démarches que j’ai fondé toute mon activité professionnelle.  La Vie économique: Quelle fut l’importance pour la Berne fédérale de vos expériences dans l’économie privée et dans l’administration cantonale? J.-L. Nordmann: Dans l’économie privée comme dans l’administration cantonale, j’étais en contact étroit avec la base. L’expérience acquise m’a toujours été très utile pour évaluer l’impact d’une décision tant sur les êtres humains que sur les communes, les cantons et l’économie.  La Vie économique: Votre carrière a été marquée par une série de succès, d’abord à l’Ofiamt, puis au Seco. Quels sont pour vous les plus importants? J.-L. Nordmann: Les plus importants sont l’instauration de la maturité professionnelle et des hautes écoles spécialisées, sans oublier bien entendu la création des offices régionaux de placement (ORP). Grâce à eux, nous sommes passés de 3000 offices communaux du travail gérés sur une base accessoire à un système professionnel composé de quelque 130 offices. Je souligne aussi la loi sur l’assurance-chômage (AC) que nous avons dû adapter aux nouvelles exigences de l’économie et du marché du travail, ainsi que les mesures d’accompagnement à l’Accord sur la libre circulation des personnes conclu avec l’Union européenne. Citons, enfin, les situations difficiles que les activités de placement ont dû affronter, notamment dans le secteur de la construction pendant la phase préparatoire de la première votation sur la libre circulation des personnes ou dans la crise de Swissair. Dans les deux cas, nous avons réussi à prévenir des grèves.  La Vie économique: Vous avez régulièrement dû faire preuve d’une très grande force de persuasion à tous les niveaux. Comment avez-vous développé vos talents de communicateur? J.-L. Nordmann: J’ai beaucoup de plaisir à communiquer. Il s’agit là moins d’un comportement systématique que d’un intérêt pro-fond que j’ai d’abord développé à l’école et dans ma formation, puis au service militaire et dans le monde du travail, et naturellement en famille. En communication, l’écoute compte plus que la parole. Vous devez en être conscient si vous voulez réussir à communiquer, car c’est seulement ainsi qu’on peut entrer en contact avec ses partenaires et trouver des solutions.  La Vie économique: À côté des succès, vous avez aussi connu certaines défaites. Lesquelles? J.-L. Nordmann: La plus douloureuse – et certainement la plus lourde de conséquences pour la Suisse – fut le «non» du peuple suisse à l’EEE le 6 décembre 1992. Je considère également comme une défaite le rejet – quoique très serré -, en septembre 1997, de l’arrêté fédéral urgent sur le financement de l’assurance-chômage.  La Vie économique: Quelles leçons avez-vous tirées de ces défaites? J.-L. Nordmann: Après le «non» à l’EEE, nous avons immédiatement analysé les causes du refus. Le peuple suisse craignait en fait une affluence de main-d’oeuvre étrangère et surtout une sous-enchère salariale. C’est alors que nous avons négocié les mesures d’accompagnement. Ajouté aux accords bilatéraux, ce train de mesures a pesé lourd en faveur du «oui» dans la balance des bilatérales. La Vie économique: Quel a été pour vous le plus grand changement dans le marché du travail au cours de ces trois dernières décennies? J.-L. Nordmann: Les plus grands changements ont été déclenchés par les crises de l’emploi des années septante et nonante: en 1974, alors que la Suisse comptait 221 chômeurs en moyenne, il se trouvait même des gens pour souhaiter la disparition de l’assurance-chômage. Puis, la crise du pétrole est arrivée, nous faisant prendre cons-cience qu’une croissance ne pouvait s’installer définitivement et qu’il fallait toujours s’attendre à des fléchissements conjoncturels. L’assurance-chômage est, ensuite, devenue obligatoire, et diverses mesures ont été prises, pour aboutir au système actuel. Dans les années 1989/90, nous avions encore un taux de chômage de 0,5%. Il s’est, ensuite, mul-tiplié par onze pour atteindre 5,7% en 1997. Même si cela semble encore faible au plan international, une telle poussée s’est traduite par de grands bouleversements par rapport à la situation qui prévalait jusqu’alors. Un autre changement provient de l’ouverture du marché suisse du travail aux ressortissants de l’UE et de l’AELE en 2001, avec la libre circulation des personnes.  La Vie économique: La Suisse a un taux de chômage très bas comparativement aux États étrangers. À quoi le doit-elle, à votre avis? J.-L. Nordmann: Pour ma part, je considère la souplesse du marché suisse du travail comme prépondérante. C’est un atout qui ne doit pas être abandonné de façon inconsidérée. Notre système dual de formation par l’apprentissage représente également un avantage important. Cette formation professionnelle fondée sur la pratique facilite considérablement l’intégration professionnelle, ce qui explique pourquoi, contrairement à ce qui se passe dans les autres pays euro-péens, le chômage des jeunes n’est en Suisse que légèrement supérieur au taux de chômage général. Notre système de formation constitue également un point fort; nous voulons le préserver et continuer à le développer. Enfin, l’AC elle-même, avec son système de placement efficace, contribue également à contenir le chômage à un faible niveau. Une étude récente révèle que le système d’ORP et de pilotage par les résultats a permis d’économiser annuellement un milliard de francs environ au cours de ces dernières années.  La Vie économique: De par sa forte participation au marché du travail, la Suisse jouit d’une bonne renommée sur le plan international. Quels sont, selon vos expériences, les critères de référence principaux? J.-L. Nordmann: C’est principalement la souplesse de notre marché du travail qui est enviée. Ses avantages se sont surtout révélés après la crise de l’emploi des années nonante. Lorsque nous avions 206 000 chômeurs en février 1997, nombreux furent ceux qui affirmaient que ce chiffre ne redescendrait plus au-dessous de 140 000. Or, en juin 2001, on ne comptait plus que 59 000 chômeurs. Ce succès était notamment dû au fait que des entreprises, qui pouvaient créer des emplois soit en Allemagne soit en Suisse, ont, en définitive, choisi notre pays pour la souplesse de son marché du travail.  La Vie économique: Selon vous, l’économie est au service de l’être humain et non l’inverse. Qu’entendez-vous par là? J.-L. Nordmann: L’économie de marché a besoin d’une dimension sociale pour bien fonctionner. Des individus motivés sont davantage actifs et obtiennent de meilleurs résultats. N’oublions pas que c’est l’homme qui a créé l’économie pour survivre, même si elle lui permet de mieux vivre. L’économie n’a dès lors sa raison d’être que si elle constitue un apport pour l’homme. Contrairement à l’énigme «Qui de la poule ou de l’oeuf est arrivé en premier?», la question ne se pose pas pour l’économie. Il est absolument clair que l’homme a la priorité.  La Vie économique: Quelles sont, à votre avis, les caractéristiques d’un bon entrepreneur? J.-L. Nordmann: Un bon entrepreneur doit surtout être conscient de ses responsabilités, donner l’exemple et faire confiance à ses collaborateurs. Il doit être prêt à prendre des risques, faire preuve de courage, être passionné, innovateur et capable de développer des concepts stratégiques à long terme. En bref, il doit être un «bâtisseur» et ne pas rester inactif.  La Vie économique: Un bon entrepreneur transfère-t-il rapidement ses emplois à l’étranger? J.-L. Nordmann: Un employeur qui souhaite délocaliser doit le faire dans une perspective d’avenir et non pour des raisons éphémères. Certaines entreprises ont d’ailleurs déjà fait marche-arrière parce que leur succès n’était pas garanti à long terme. On peut, toutefois, envisager qu’un entrepreneur délocalise une partie de sa chaîne de production afin de préserver d’autres emplois en Suisse. Il est, en règle générale, plus pertinent de maintenir en Suisse les activités à forte valeur ajoutée et la fabrication de produits de masse qui nécessitent un niveau de technologie élevé. Swatch nous en a donné le meilleur exemple. Par contre, des secteurs comme l’industrie lourde n’ont pas beaucoup de chances en Suisse.  La Vie économique: Depuis quelques années, nous assistons en Suisse à une fragilisation du partenariat social. Celui-ci est-il réellement en danger? J.-L. Nordmann: Nous devons être conscients que nous disposons encore en Suisse d’un partenariat social solide comparé à l’étranger. Il ne faut, toutefois, pas confondre les revendications démesurées présentées au public et les négociations proprement dites. De telles exigences sont tout à fait légitimes et ne nuisent pas pour autant au partenariat social. Personne n’est tenu de s’asseoir à la table des négociations avec des compromis tout prêts. Il importe avant tout d’instaurer un véritable dialogue. Je constate que cette culture du dialogue existe parmi les partenaires sociaux de notre pays et qu’elle est de bonne qualité. Si le ton s’est durci de temps à autre, c’est que nous avions autrefois davantage de négociateurs connaissant la profession pour l’avoir pratiquée sur le terrain. L’approche aujourd’hui plus théorique des négociateurs retarde parfois la mise en place de solutions.  La Vie économique: Certains milieux craignent que votre successeur, Serge Gaillard, s’engage fortement en faveur d’un marché du travail réglementé et qu’il puisse du même coup porter préjudice à l’économie suisse. Partagez-vous cette opinion? J.-L. Nordmann: Absolument pas! Je suis persuadé que mon successeur ne se posera pas en défenseur inconditionnel de la réglementation, mais qu’en tant qu’économiste, il saura pondérer avec précision l’impact d’une réglementation sur un secteur économique. Il doit maintenant abandonner sa casquette de représentant unilatéral – qu’il pouvait et se devait de porter en tant que dirigeant syndical – pour en coiffer une nouvelle. Je suis persuadé qu’il y réussira parfaitement.

Entretien et rédaction: Geli Spescha, rédacteur en chef de La Vie économique  Transcription: Simon Dällenbach, rédacteur de La Vie économique

Encadré 1: Les chances du marché suisse du travail La Vie économique: Quelles sont les chances et les risques que pourrait rencontrer le marché suisse du travail durant les cinq à dix prochaines années? J.-L. Nordmann: Nous avons la chance, grâce à la libre circulation des personnes, de pouvoir créer en Suisse des emplois susceptibles d’étre pourvus par des personnes en provenance de l’étranger. En tant que Suisses, nous pouvons aller travailler dans un État européen sans devoir franchir de barrières. Voilà un acquis dont nous devons faire davantage usage. Certes, la concurrence s’est renforcée. Si nous voulons que nos entreprises fassent leurs preuves et restent concurrentielles vis-à-vis de l’étranger, il faut aussi que les travailleurs prennent davantage conscience de cette situation. Cela signifie que nous devons acquérir et développer un esprit de concurrence dès l’école et tout au long de notre vie professionnelle, notamment en nous perfectionnant sans relâche dans des domaines spécialisés.La Vie économique: Il y a aussi des personnes non qualifiées qui n’ont aucune chance de subsister dans une telle concurrence. Qu’en advient-il? J.-L. Nordmann: Il y a toujours pour ce groupe de personnes des emplois qui requièrent peu de qualifications et pour lesquels nous ne serons plus contraints de recruter à l’étranger. Je pense par exemple à la restauration et à l’hôtellerie ainsi qu’au tourisme. On ne pourra jamais délocaliser en Inde l’entretien des chambres d’hôtel. Il faudra engager en Suisse du personnel qui accomplira consciencieusement sa tâche. Ces emplois auxiliaires seront toujours nécessaires dans certaines branches, comme la santé ou l’entretien des forêts et du paysage.

Proposition de citation: Geli Spescha (2007). Jean-Luc Nordmann rend les commandes du marché du travail. La Vie économique, 01 janvier.