La culture du savoir: un important facteur de réussite pour l’entreprise
Dans un monde soumis à la concurrence, seules peuvent s’imposer les entreprises qui exploitent systématiquement leur savoir et pratiquent une «gestion intégrale des connaissances». Bien plus que les technologies indispensables, il s’agit là d’une culture d’entreprise où le savoir a sa place et les collaborateurs jouent un rôle décisif. Les résultats d’une récente étude réalisée auprès de La Poste Suisse ont mis en évidence un rapport positif entre la culture du savoir et une gestion efficace des connaissances d’une part, et la productivité d’autre part.
Le savoir, un facteur de compétitivité
Ces dernières décennies, le savoir est devenu une facteur de production de plus en plus déterminant. Dans la société agricole qui prédominait jusqu’au XIXe siècle, la terre et le travail étaient les principaux facteurs de production. Dans la société industrielle, c’était au capital d’assurer des résultats aussi élevés que possible Voir Alex et al. (2002), p. 47.. Nous vivons aujourd’hui dans la «société du savoir», ce dernier étant considéré comme le quatrième facteur de production Voir Haun (2002), p. 5.. D’une importance sans cesse grandissante, il constitue un atout concurrentiel primordial pour un nombre croissant d’activités économiques. Son développement est, du reste, formidablement accéléré par la révolution des technologies de l’information et de la communication (TIC) Voir Birchmeier (2001), p. 47.. On peut constater que de nombreuses entreprises sont de plus en plus persuadées de l’importance du savoir pour leur réussite et peut-être même leur survie. À l’avenir, les entreprises ont d’autant plus intérêt à exploiter les éléments de compétitivité que sont les connaissances dont elles disposent, car, dans la plupart des cas, les autres facteurs de production ne leur offrent plus guère de bonnes possibilités de différenciation. Le savoir permet aux entreprises non seulement de renforcer leurs stratégies compétitives actuelles, mais aussi d’en définir de nouvelles. Pour une entreprise, négliger le savoir spécifique dont elle dispose équivaut donc à gaspiller une ressource exclusive que la concurrence ne peut pas lui disputer Voir Wildemann (2003), p. 7 s.. Les résultats d’une récente étude intensive de cas effectuée à La Poste Suisse confortent la thèse selon laquelle une culture d’entreprise ouverte au savoir se traduit par une plus grande efficacité de la gestion des connaissances et, en fin de compte, de meilleures performances pour l’entreprise (voir encadré 1 Voici la définition qui a été donnée dans l’enquête (Sollberger 2006, p. 54):«La gestion des connaissances comprend notamment tous les actes de direction liés au développement, à la diffusion et à la mise en application d’éléments de connaissance déterminants et principalement implicites (par exemple, la planification, l’organisation et le contrôle) qui visent à améliorer la compétitivité d’une entreprise à moyen et long termes. L’élément central de la gestion des connaissances est l’individu et son imprégnation par la culture du savoir. Les autres dimensions à prendre en compte sont la technologie de l’information et la forme d’organisation générale (cadre structurel).» ).
La culture du savoir
Si chaque entreprise possède sa propre culture (du savoir), celle-ci a des caractéristiques qui peuvent faciliter ou, au contraire, entraver le traitement des connaissances. La culture d’entreprise s’observe sur divers plans et se reflète dans un certain nombre d’habitudes comme dans les valeurs, normes et modes opératoires courants. Les valeurs forment une ligne de base et correspondent à des préférences profondément ancrées qui définissent les grands objectifs d’une entreprise et la manière dont celle-ci doit les atteindre. Elles ne peuvent, le plus souvent, être formulées qu’imparfaitement et leurs changements sont liés à d’importantes difficultés. Leur influence sur les comportements d’une manière générale et la manière de traiter le savoir en particulier ne doit, toutefois, pas être sous-estimée. En fonction des valeurs cultivées dans une entreprise, le savoir n’a pas toujours la même importance, ce qui peut notamment se refléter dans le mode de gestion des changements et des erreurs Voir De Long/Fahey (2000), p. 115 ss.. La notion de «culture du savoir» ne recouvre pas les mêmes réalités dans des disciplines comme l’anthropologie, la sociologie ou la gestion d’entreprise. Dans ce dernier cas, par exemple, elle n’est pas synonyme de «culture classique» ou de connaissance des réalisations littéraires et artistiques d’une civilisation, mais s’entend comme un élément constitutif de la culture d’entreprise Voir Sackmann (2002), p. 38 s.. Vu sous cet angle, cultures du savoir et d’entreprise sont donc étroitement liées (voir encadré 2 «La culture du savoir fait partie intégrante de la culture d’entreprise et englobe l’ensemble des normes et valeurs qui, dans un établissement, déterminent la pensée et l’approche de ses membres à l’égard du traitement quotidien des connaissances. Les valeurs propices à la culture du savoir sont la confiance, la collaboration, l’ouverture, la concertation autonome, l’aptitude à l’apprentissage et à l’assistance.» (Sollberger 2004, p. 39) ); on part toujours de l’idée que la culture du savoir n’englobe qu’un ou des aspects sectoriels de la culture d’entreprise, mais des aspects d’une importance capitale pour une gestion efficace des connaissances Voir Bohinc (2003), p. 376.. La culture du savoir comprend ainsi les élément de culture d’entreprise qui jouent un rôle décisif dans la mise en place d’une gestion intégrale des connaissances. Suivant son degré d’assimilation, elle peut avoir une influence positive ou, au contraire, gênante, voire paralysante, sur les processus de gestion des connaissances. On constate, à cet égard, que des valeurs comme la confiance, la collaboration, l’ouverture, la concertation autonome, ainsi que l’aptitude à l’apprentissage et à l’assistance sont la marque distinctive d’une culture d’entreprise génératrice de savoir.
Enquêtes empiriques et résultats
L’étude de cas s’est concentrée sur quatre secteurs d’activité de La Poste Suisse, laquelle, avec ses quelque 52000 collaborateurs, est le deuxième employeur du pays. Ces secteurs – ExpressPost, PaketPost, PostFinance et PostMail -, bien qu’en contact avec la clientèle, sont différemment concernés par le paramètre «concurrence extérieure». La culture (du savoir) est un concept très complexe. Pour cette raison, on tend de plus en plus à considérer qu’une combinaison d’enquêtes est nécessaire pour l’appréhender et qu’il est donc judicieux de recourir au pluralisme méthodologique Voir Davies/Fitchett (2004), p. 318.. La stratégie d’investigation retenue pour la présente étude de cas s’est fondée sur une approche quantitative aussi bien que qualitative. Elle a suivi, par conséquent, une triangulation méthodologique.
Étude quantitative
Dans les quatre domaines d’activité choisis (N = 22198), le rapport positif postulé entre les deux concepts sous-jacents «culture du savoir» et «gestion des connaissances» a été vérifié à l’aide d’un modèle d’équivalence structurelle pour l’année 2004 et démontré pour tous les échantillons. De plus, on a pu établir que les secteurs étudiés – qu’ils soient en contact avec le marché libre depuis le début ou soumis depuis longtemps à la concurrence (p. ex. PostFinance) – présentent une culture du savoir nettement plus développée que ceux qui travaillent encore pour l’essentiel en régime de monopole (p. ex. PostMail). Le paramètre «concurrence extérieure» semble donc exercer une influence positive sur l’essor d’une culture du savoir. L’enquête a, en outre, porté, de 2002 à 2004 (soit sur une période de trois ans), sur le rapport positif supposé entre les deux grandeurs «culture du savoir» et «productivité» La productivité est mesurée au nombre de colis traités par collaborateur et par heure. dans les trois centres de tri de colis de La Poste mis sur pied simultanément et entrés en fonction au milieu de 1999. De nombreux facteurs internes influençant la productivité, comme l’équipement technique ou le système de pilotage des transports, sont pratiquement identiques dans ces trois centres Voir Sollberger (2006), p. 202ss.. Pour eux, par conséquent, le critère de différenciation décisif du degré de productivité est la culture du savoir, et donc la gestion efficace des connaissances. On constate précisément que là où les incidents et la façon de les traiter sont systématiquement relevés et communiqués – par exemple lors de défaillances des installations de tri -, il en découle des effets incontestablement positifs sur la productivité. Les résultats obtenus lors de la vérification des hypothèses ont été débattus au cours de plusieurs entretiens avec les dirigeants des centres de colis afin d’englober l’élément contextuel dans l’interprétation. Sur les trois années d’enquête, l’hypothèse selon laquelle une forte culture du savoir se traduit par une forte productivité n’a pas été entièrement confirmée, mais on a tout de même constaté que les centres où la culture du savoir est la plus développée sont aussi ceux dont la productivité est la plus forte. Ces résultats, ainsi que les différents entretiens que nous avons eus avec les responsables des centres de tri des colis, montrent que le rapport entre les deux données doit être considéré comme probant.
Étude qualitative
Les résultats quantitatifs de l’étude ont été analysés après coup à l’aide de la méthode qualitative dite de la «discussion de groupe». En organisant sept groupes de discussion (N = 56) avec des représentants de l’encadrement moyen, il s’agissait, d’une part, d’interpréter et de rendre plausibles les résultats de l’étude quantitative, d’autre part, d’approfondir la culture du savoir. En évaluant les divers degrés actuels de cette culture, on a vu notamment se préciser l’importance des réseaux informels et des contacts personnels pour l’efficacité des transferts de connaissances. L’influence des fac-teurs pris en compte L’étude s’est intéressée aux facteurs suivants: concurrence extérieure, plurilinguisme, jargon/langage spécialisé, management/supérieurs hiérarchiques, organisation, information et communication, formation initiale et continue, systèmes d’incitation, technologie de l’information, initiatives en matière de gestion des connaissances. sur la culture du savoir a été déterminée de manière analogue dans tous les domaines. Les auteurs ont attribué une influence positive à des éléments comme la concurrence extérieure, le management, les formations initiale et continue ainsi que la structure organisationnelle, et un effet négatif au plurilinguisme La Poste Suisse a trois langues de travail officielles: l’allemand, le français et l’italien. et à la concurrence interne sensible. Les groupes de discussion ont permis d’étayer les résultats de l’enquête quantitative et de les confirmer qualitativement Voir Sollberger (2006), p. 209ss..
Recommandations
Dans la pratique, il s’est confirmé que le développement d’une culture du savoir doit intervenir sur plusieurs plans organisationnels et sur une période prolongée Voir Sackmann (2002), p. 171.. D’un côté, il est utile de créer des instruments de gestion des connaissances appropriés en fonction de la culture dominante et du cadre général d’une entreprise: par exemple, la branche où elle évolue et le nombre de ses collaborateurs. Lorsque les instruments de gestion des connaissances sont régulièrement activés et que chaque collaborateur en tire un bénéfice personnel, cela favorise le développement d’une culture du savoir. Ce processus déploie son effet à travers le triple champ d’action d’une gestion intégrale du savoir à travers l’individu, l’organisation et les TIC. D’un autre côté, parallèlement aux améliorations apportées à ces trois éléments, il faut développer, à la faveur de la gestion (évolutive) du changement, les valeurs de la culture du savoir et construire progressivement une culture d’entreprise créatrice en la matière. Les cadres dirigeants jouent, à cet égard, un rôle clé. Ils doivent montrer l’exemple en cultivant ces valeurs par eux-mêmes, introduire les mesures propices aux changements et libérer les ressources nécessaires. À titre d’exemple, on indique que des améliorations sont possibles pour les champs d’intervention «individu» et «management». Dans une entreprise, le principal support et artisan du savoir est l’individu. C’est de sa motivation et de ses capacités que dépendent en fin de compte l’ampleur des échanges de connaissances et l’évolution du savoir Voir Thom (2002), p. 181; Thom et Harasymowicz-. Divers facteurs peuvent influencer sa motivation et ses capacités. Ce n’est pas le savoir de chacun de ses collaborateurs pris séparément qui importe pour le succès d’une entreprise, mais la conjonction et la mise en réseau des savoirs individuels Voir Felbert (1998), p. 139.. Le savoir n’est, toutefois, partagé et utilisé que lorsque les collaborateurs se connaissent suffisamment, et surtout personnellement, et qu’ils se font mutuellement confiance. Dans ce contexte, des réseaux informels comme les «communautés de pratique» peuvent jouer un rôle très important. Il s’agit de groupes de collaborateurs s’organisant par eux-mêmes et dont les membres se réunissent librement et à titre personnel pour échanger des connaissances et des expériences ou trouver de nouvelles solutions dans tel ou tel domaine d’activité. Leurs membres peuvent provenir de divers secteurs ou niveaux hiérarchiques. Ils participent au groupe pour la durée qui leur paraît personnellement utile. Cette forme de travail est particulièrement importante pour les transferts de connaissances Voir Davenport/Probst (2002), p. 16.. La participation volontaire aux communautés de pratique réunit les conditions propices au transfert du savoir dans la mesure où les rencontres personnelles créent une base de confiance qui stimule les échanges de connaissances. Le comportement de la direction joue un rôle déterminant dans la promotion des valeurs fondamentales d’une culture du savoir Voir Thom (1997), p. 12.. Les discussions de groupes ont aussi mis en évidence l’influence capitale du management, à la fois modèle et moteur des transferts de connaissances. Le niveau opérationnel, c’est-à-dire celui de l’interaction quotidienne entre le management et les collaborateurs, revêt une importance toute particulière. Il est primordial, par exemple, que les cadres dirigeants soient régulièrement présents dans l’entreprise (là où le travail se fait). Les collaborateurs voient ainsi leurs problèmes pris au sérieux et leur activité appréciée. De leur côté, les dirigeants restent en prise directe avec l’opérationnel. Il convient donc de s’assurer que les cadres supérieurs soient au moins une fois par an, durant plusieurs jours, dans l’établissement lui-même. Dans ces conditions, une culture d’entreprise fondée sur la confiance et l’ouverture peut se mettre progressivement en place.
Conclusion
Les résultats de cette étude de cas mettent en évidence le rôle majeur que joue la culture du savoir pour assurer une gestion efficace des connaissances, et donc le succès d’une entreprise. Ils montrent en même temps qu’une telle culture doit être encouragée et développée sur divers plans organisationnels et sur une période prolongée. Enfin, les enseignements que l’on peut en tirer peuvent fort bien s’appliquer à d’autres branches et institutions.
Encadré 1: Gestion des connaissances Voici la définition qui a été donnée dans l’enquête (Sollberger 2006, p. 54):«La gestion des connaissances comprend notamment tous les actes de direction liés au développement, à la diffusion et à la mise en application d’éléments de connaissance déterminants et principalement implicites (par exemple, la planification, l’organisation et le contrôle) qui visent à améliorer la compétitivité d’une entreprise à moyen et long termes. L’élément central de la gestion des connaissances est l’individu et son imprégnation par la culture du savoir. Les autres dimensions à prendre en compte sont la technologie de l’information et la forme d’organisation générale (cadre structurel).»
Encadré 2: Culture du savoir «La culture du savoir fait partie intégrante de la culture d’entreprise et englobe l’ensemble des normes et valeurs qui, dans un établissement, déterminent la pensée et l’approche de ses membres à l’égard du traitement quotidien des connaissances. Les valeurs propices à la culture du savoir sont la confiance, la collaboration, l’ouverture, la concertation autonome, l’aptitude à l’apprentissage et à l’assistance.» (Sollberger 2004, p. 39)
Encadré 3: Sources – Alex B., Becker D. et Stratmann J., «Ganzheitliches Wissensmanagement und wertorientierte Unternehmensführung» dans Wissensmanagement. Zwischen Wissen und Nichtwissen, éd. Georg Götz éd., 4e édition, Stuttgart, 2002, p. 47-69.- Birchmeier U., «Les mutations du monde du travail dans la société du savoir», La Vie économique, 74e année, 2001, n° 9, p. 47-53.- Bohinc T., «Wissenskultur – Begriff und Bedeutung» dans WM 2003: Professionelles Wissensmanagement – Erfahrungen und Visionen, éd. Ulrich Reimer et al., Bonn, 2003, p. 371-379.- Davenport T. H. et Probst G., Knowledge Management Case Book. Siemens Best Practices, 2e édition, Berlin/Munich, 2002.- Davies A. et Fitchett J. A., «Crossing Culture: A multi-method enquiry into consumer behaviour and the experience of cultural transition», Journal of Consumer Behaviour, 3e année, 2004, n° 4, p. 315-330.- De Long D. W. et Fahey L., «Diagnosing cultural barriers to knowledge management», Academy of Management Executive, 4e année, 2000, n° 4, p. 113-127.- Felbert D. v., «Wissensmanagement in der unternehmerischen Praxis» dans Wissensmanagement. Erfahrungen und Perspektiven, éd. Peter Pawlowsky, Wiesbaden 1998, p. 119-141.- Haun M., Handbuch Wissensmanagement. Grundlagen und Umsetzung, Systeme und Praxisbeispiele, Berlin etc., 2002.- Sackmann S. A., Unternehmenskultur: Erkennen, Entwickeln, Verändern, Luchterhand, 2002.- Sackmann S. A., Erfolgsfaktor Unternehmenskultur. Mit kulturbewusstem Management Unternehmensziele erreichen und Identifikation schaffen – 6 Best-Practice-Beispiele, Wiesbaden, 2004. – Sollberger B. A., Erfolgsfaktor Wissenskultur für ein ganzheitliches Wissensmanagement. Konzeptionelle Grundlagen und methodisches Vorgehen, rapport de travail n° 74, Institut für Organisation und Personal, université de Berne, Berne, 2004.- Sollberger B. A., Wissenskultur als Erfolgsfaktor für ein ganzheitliches Wissensmanagement. Empirische Untersuchungen und Ergebnisse, rapport de travail n° 78, Institut für Organisation und Personal, université de Berne, Berne, 2005.- Sollberger B. A., Wissenskultur: Erfolgsfaktor für ein ganzheitliches Wissensmanagement, Berne, 2006.- Thom N., Effizientes Innovationsmanagement in kleinen und mittleren Unternehmen. Grundkonzepte, praktische Instrumente und Wege zum Erfolg, Berne, 1997.- Thom N., Einführung in die Führungslehre, 6e édition renouvelée, Berne, 2002.- Thom N. et Harasymowicz-Birnbach, J., «La gestion du savoir: que peuvent s’apprendre mutuellement l’État et l’économie privée?», La Vie économique, 76e année, 2003, n° 7, p. 50-53.- Wildemann H., Wissensmanagement. Ein neuer Erfolgsfaktor für Unternehmen, Munich, 2003.
Proposition de citation: Sollberger, Bettina; Thom, Norbert (2007). La culture du savoir: un important facteur de réussite pour l’entreprise. La Vie économique, 01. janvier.