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Que faire contre le chômage des jeunes? Un débat politique

En Suisse, le chômage des jeunes est l’un des plus bas d’Europe. Il n’en demeure pas moins préoccupant, car, malgré la conjoncture favorable, son niveau est nettement plus élevé que celui de la population en général. Ce constat est particulièrement vrai pour les jeunes issus de l’immigration. Est-ce un problème de places d’apprentissage ou de motivation? Quel est le bilan de ces dernières années dans le premier cas? Que faut-il faire pour intégrer davantage les jeunes concernés dans le monde du travail? C’est de ces questions – et de bien d’autres – que débattent ci-après les conseillers nationaux Otto Ineichen et Paul Rechsteiner.

La Vie économique: Quelle importance attribuez-vous au chômage des jeunes? P. Rechsteiner: Le fort chômage des jeunes est un des problèmes cruciaux de la Suisse, en particulier celui de longue durée. Pour les jeunes qui en sont victimes, ne pas avoir de perspectives de travail est catastrophique; pour la société, c’est une bombe à retardement. O. Ineichen: Je partage cette analyse.  La Vie économique: La Suisse, comparée à d’autres pays, s’en tire relativement bien au niveau du chômage des jeunes. La reprise conjoncturelle a également permis d’abaisser le nombre de jeunes chômeurs. Est-ce dû à la formation duale? O. Ineichen: Incontestablement! Tous les pays européens où elle se pratique connaissent un taux de chômage des jeunes inférieur aux autres. C’est un indice manifeste des avantages du système dual. P. Rechsteiner: Un des facteurs déterminants, en matière de chômage des jeunes, est la conjoncture. C’est pourquoi il convient de faire en sorte que la reprise économique se perpétue à long terme. La conjoncture ne règle, toutefois, pas tous les problèmes. Même si elle est bonne, les places d’apprentissage manquent encore et il est urgent d’en créer, en particulier dans les villes.  La Vie économique: D’après le dernier baromètre des places d’apprentissage, rendu public au mois d’août 2006, l’offre a augmenté de 1500 places par rapport à 2005. Comment jugez-vous cette évolution? P. Rechsteiner: Cette amélioration est due à la pression constante des syndicats et d’autres milieux. Nous reconnaissons que la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP) s’est davantage investie dans la question. Le Département fédéral de l’économie (DFE) a également pris ses responsabilités à travers les conférences sur l’apprentissage. Tous ces efforts ont porté leurs fruits, mais le problème n’est, de loin, pas résolu. Il faudra encore de gros efforts. O. Ineichen: Que le problème ne soit pas résolu tient aussi aux jeunes eux-mêmes. À Speranza 2000, il ne nous a pas été possible de pourvoir un très grand nombre de places d’apprentissage. Je suis déçu du manque de souplesse de certains jeunes. Beaucoup d’entre eux rêvent d’un métier idéal et ne sont pas disposés à voir la réalité en face. Vue ainsi, la question des places d’apprentissage n’existe pas en Suisse; c’est un problème de motivation.  La Vie économique: Pourriez-vous donner des exemples concrets? O. Ineichen: Speranza 2000 a rendu visite récemment au Lehrverbund Zug, qui s’occupe de jeunes entre 18 et 20 ans, dont les chances d’accéder à la vie professionnelle sont inexistantes. Le directeur cantonal de l’économie publique ainsi que tous les décideurs de la formation professionnelle cantonale étaient présents. Or la manifestation n’a attiré que dix jeunes. Je leur ai demandé sans ambages: «N’y a-t-il pas trop de jeunes qui refusent d’entrer sur le marché du travail parce que la protection sociale dont ils bénéficient est trop généreuse?» Sept parmi les dix présents m’ont répondu clairement que c’était bien le cas et qu’ils connaissaient des exemples. P. Rechsteiner: Le discours de M. Ineichen est le même que celui que les aînés tenaient déjà au temps des Grecs anciens: les jeunes étaient paresseux, bêtes ou sans motivation. Mettre la faute sur les jeunes, c’est simplifier à l’extrême un problème très grave. Ils sont, en fait, très motivés, mais leurs perspectives d’avenir sont bien plus médiocres que pour la génération à laquelle M. Ineichen et moi appartenons. Nos chances, en termes de formation et de métier, étaient nettement supérieures à celles des jeunes d’aujourd’hui provenant de milieux défavorisés et qui doivent affronter une grande insécurité et des discriminations. La Vie économique: M. Rechsteiner, estimez-vous qu’il n’y pas de problème de motivation chez les jeunes, y compris ceux issus de l’immigration? P. Rechsteiner: La motivation de la grande majorité des jeunes – y compris de ceux issus de l’immigration – est forte, mais leurs perspectives se sont détériorées, sauf pour ceux qui proviennent de milieux privilégiés. Telle est l’expérience que doivent faire de nombreux écoliers à la sortie du primaire. D’après une enquête Pisa, trois écoliers issus des milieux privilégiés sur quatre vont au gymnase. Pour ceux qui appartiennent à des milieux défavorisés, la proportion n’est plus que de un sur cinq, à prestations scolaires exactement égales. Une fois de plus, malheureusement, l’appartenance sociale décide très fortement du cursus scolaire et de la carrière professionnelle. O. Ineichen: Je doute qu’il soit vraiment utile, aujourd’hui, que davantage de jeunes aient une maturité en poche. Si nous avons le taux de chômage le plus bas d’Europe, cela tient à notre système dual de formation professionnelle. Inversement, on peut dire que plus le taux de maturité est élevé, plus le chômage l’est aussi. P. Rechsteiner: Voilà un curieux rapprochement. Même si les syndicats se sont toujours prononcés en faveur du système dual de formation professionnelle, il n’en reste pas moins que, faute de ressources naturelles, la Suisse ne s’en sortira qu’à condition d’avoir une population active bien formée, donc aussi des universitaires. La Vie économique: M. Ineichen, votre analyse n’aurait-elle pas tendance à minimiser les difficultés effectives des jeunes issus de l’immigration? O. Ineichen: J’affirme pouvoir trouver une place de formation pour n’importe quel élève motivé! Les statistiques prouvent que ce n’est pas l’offre qui manque, car actuellement, l’économie propose plus de places d’apprentissage qu’elle n’en attribue. Pour ce qui est d’intégrer les jeunes issus de l’immigration – en particulier ceux originaires des Balkans -, ce sont les écoles primaires qui ont échoué. Le problème est qu’aujourd’hui, 15 à 20000 jeunes ne sont pas intégrés. Les placer dans les entreprises – par exemple pour un stage d’initiation – est presque impossible, surtout si ces dernières ont déjà fait à plusieurs reprises des expériences négatives. P. Rechsteiner: C’est une attitude très dangereuse que de discriminer les jeunes en fonction de leur origine. En Suisse, il existe une facheuse tendance à classer les gens d’après de tels critères, ce qui est un obstacle supplémentaire à l’égalité des chances.  La Vie économique: Que faites-vous concrètement, M. Ineichen, pour intégrer de jeunes chômeurs? O. Ineichen: Dans le canton de Lucerne, nous avons un projet d’intégration des jeunes chômeurs entre 18 et 20 ans, avec soixante à quatre-vingts participants. Ceux-ci bénéficient, en outre, d’un suivi social. Le problème est que ces jeunes refusent le travail qui leur est offert; parallèlement, on leur répète qu’ils peuvent toucher les indemnités de chômage et l’aide sociale. Voilà qui donne à réfléchir. Dans le cadre du projet «Speranza», nous aimerions créer des formations certifiées supplémentaires. Avec l’aide de «réseauteurs», nous essayons de convaincre des entreprises – essentiellement des PME qui ne forment plus d’apprentis – de redonner aux jeunes une chance d’acquérir une formation certifiée. P. Rechsteiner: L’étendue de la discrimination qui frappe les jeunes issus de l’immigration apparaît lorsqu’ils postulent anonymement. Si leur nom trahit une origine balkanique, les places d’apprentissage leur échappent. C’est un problème auquel il faut s’attaquer, mais que les hommes politiques doivent analyser avec la prudence nécessaire. Il faut reconnaître à M. Ineichen le mérite d’avoir pris l’initiative de Speranza 2000, qui devenait terriblement nécessaire. Ses participants devront, cependant, veiller à ce que les formations offertes débouchent sur un diplôme véritablement utilisable. O. Ineichen: Nous avons tiré les leçons de «Speranza». Il ne sert, en effet, à rien d’offrir par exemple une formation certifiée dans le secteur de la coiffure, où la pérennité n’est aucunement garantie. Nous essayons donc de créer de telles formations dans des domaines où les diplômés seront demandés, comme le système de la santé.   La Vie économique: Qu’ils continuent d’aller à l’école ou qu’ils optent pour une offre transitoire, un quart environ des jeunes qualifient leur choix après la scolarité obligatoire de solution provisoire. Dans pareil contexte, que dites-vous d’offres transitoires comme les semestres de motivation, dont on demande parfois l’abolition? P. Rechsteiner: Ce n’est pas en abolissant les semestres de motivation que l’on rendra service aux jeunes concernés. Nous sommes unanimes à penser qu’ils doivent tous bénéficier d’une formation professionnelle. Les semestres de motivation n’en sont pas une forme accélérée. O. Ineichen: Je suis pour le maintien des offres transitoires, qui devraient combiner la pratique et les cours, disons quatre jours de travail et un jour d’école par semaine. Là, c’est à l’économie de jouer et d’aider à créer les offres correspondantes. À moyen terme, je suis favorable à l’abolition des semestres de motivation, parce qu’ils sont humiliants pour les jeunes. Si on devait, tout de même, les garder, je milite pour des semestres de motivation organisés rigoureusement et bien encadrés.  Le canton de Zoug suit une démarche intéressante. Là-bas, c’est le réseau de la formation professionnelle qui assume l’embauche, le mentorat, le contrôle et toutes les formalités administratives. S’il y a des problèmes avec les jeunes, la responsabilité n’en incombe pas aux entreprises, mais au réseau. Ce système est relativement cher, évidemment, mais il est irremplaçable.  La Vie économique: Quel rôle ont, à votre avis, la politique et l’économie en matière de lutte contre le chômage des jeunes? P. Rechsteiner: Si nous voulons que tous les jeunes aient la possibilité de terminer une formation professionnelle, il faut que l’économie, la Confédération et les cantons agissent de concert. On sait depuis toujours qu’il y a des jeunes qui sont faibles et d’autres forts, mais l’économie suisse a aussi besoin, aujourd’hui comme demain, de personnes qui exécutent des tâches pratiques, même si la proportion des actifs qualifiés s’accroît avec la société du savoir. O. Ineichen: L’important est de mettre en place les bonnes incitations pour que les jeunes ne ratent pas leur entrée dans le monde du travail. Accorder des indemnités de chômage dès la sortie de la scolarité compromet l’intégration professionnelle, ce que l’on voit très nettement en Suisse romande. Les supprimer sans que les jeunes ne bénéficient d’un suivi serait contre-productif. C’est également une erreur pour les hôpitaux d’aller chercher des personnes au bénéfice de permis de courte durée dans les pays limitrophes, pour effectuer des travaux non qualifiés. Rien que dans le système de la santé, nous pourrions créer deux à trois mille places d’apprentissage débouchant sur une formation certifiée. P. Rechsteiner: Démanteler les prestations de l’assurance-chômage serait effectivement la chose la plus stupide que l’on pourrait faire dans la situation actuelle. Il faudrait investir davantage dans la formation scolaire et professionnelle, ce qui nécessite des mesures supplémentaires. Un certain nombre d’indices montrent que les pouvoirs publics doivent continuer à lutter contre les déséquilibres régionaux. Il faut aussi investir dans des activités comme le mentorat, mis au point à Genève. Le cas échéant, les jeunes en formation doivent aussi être accompagnés, car le succès ne repose pas seulement sur un bon début de l’apprentissage, mais sur son achèvement. O. Ineichen: La gestion personnalisée est, certes, un moyen éprouvé, mais elle marche plutôt à long terme. Or c’est cette année et la suivante que nous avons de gros problèmes. Les petits cantons les abordent de façon pragmatique et imaginative.  La Vie économique: Comment se manifestent ces différences entre les cantons? O. Ineichen: Dans les petits cantons, il n’y a plus aujourd’hui de problème d’intégration professionnelle des jeunes; la situation est différente dans les grands. Cela tient au fait que, dans les petits cantons, les jeunes qui sont faibles à l’école, sont conseillés et encadrés systématiquement. Je suis étonné de voir à quel point cela fonctionne bien. Dans les grands cantons, la bureaucratie est trop importante pour pouvoir s’attaquer sérieusement aux problèmes. L’an dernier, cent places d’apprentissage n’ont pas reçu d’autorisations, alors qu’elles étaient offertes par des entreprises formatrices. McDonald’s et Valora ont, ainsi, obtenu des autorisations dans les petits cantons, alors qu’on les leur a refusées dans les grands sous prétexte que les jeunes y étaient exploités. P. Rechsteiner: S’il s’agit de travaux dangereux, une certaine retenue est de mise, car le risque d’accident est effectivement plus élevé chez les jeunes que chez les adultes. Il existe, d’ailleurs, de nombreuses bonnes raisons pour que ces travaux – comme la conduite de chariots lève-palettes – ne soient confiés qu’à des apprentis réguliers et non à des jeunes non qualifiés. La protection des jeunes travailleurs ne saurait être vidée de son sens.  La Vie économique: Jusqu’ici, nous avons surtout considéré les jeunes de 15 à 19 ans, qui se trouvent entre l’école et la formation. Tournons-nous maintenant vers les 20 à 24 ans, qui doivent passer du certificat professionnel au marché du travail. Comment voyez-vous leur situation? Quelles mesures préconisez-vous pour leur entrée dans la vie professionnelle? P. Rechsteiner: La situation des 20-24 ans dépend, en premier lieu, de l’évolution de la conjoncture et du marché de l’emploi. On a, hélas, largement abandonné l’idée de redescendre en dessous de la barre des 100 000 chômeurs. Pour les jeunes travailleurs, une reprise économique qui s’inscrirait dans le long terme serait évidemment décisive. Les entreprises formatrices devraient, en outre, de nouveau reconnaître la valeur de leurs jeunes diplômés et leur faire davantage confiance. Elles pourraient ainsi mieux les fidéliser, car à moyen terme, elles auront de nouveau besoin d’eux. Une bonne formation ne dépend en fin de compte pas seulement de l’apprentissage, mais aussi de l’expérience acquise au poste de travail. Il faut donc montrer de nouveau plus d’attention au capital humain. O. Ineichen: À mon avis, Les employeurs devraient être les plus nombreux possibles à donner à leurs apprentis la possibilité de travailler encore six mois dans l’entreprise après leur diplôme pour y acquérir de l’expérience. C’est peut-être impossible pour les petites entreprises, mais je n’admets pas que les grandes sociétés comme les banques, les assurances ou autres, ne le permettent pas.  La Vie économique: Messieurs, je vous remercie de cet entretien.

Direction des débats et rédaction: Geli Spescha, rédacteur en chef de La Vie économique. Transcription par Simon Dällenbach, rédacteur à La Vie économique.

Encadré 1: Speranza 2000: des entreprises se mobilisent contre le chômage des jeunes Le projet Speranza 2000 a pour but d’ouvrir de nouvelles perspectives professionnelles aux jeunes qui souffrent de lacunes scolaires ou de difficultés sociales: à court terme, il doit proposer un stage d’une année et, à moyen terme, créer davantage de postes d’apprentissage et instituer une formation de base de deux ans couronnée d’une attestation professionnelle fédérale.Présidée par l’entrepreneur et conseiller national Otto Ineichen, l’association Speranza 2000 traite le problème du côté de l’offre. Des entrepreneurs Speranza disposant de réseaux, en motivent d’autres pour qu’ils assument une responsabilité sociale envers les jeunes et créent de nouvelles places d’apprentissage dans les domaines peu qualifiés. Les cantons s’occupent de la demande. Leur tâche consiste à placer dans les postes d’apprentissage et de stage supplémentaires mis à disposition par le réseau Speranza, les jeunes qui n’ont pas trouvé de raccordement à la sortie de la scolarité, et à les faire accompagner individuellement par un mentor professionnel.L’association Speranza 2000 est soutenue par les partenaires de la formation professionnelle suisse (Union suisse des arts et métiers, Union patronale suisse, Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique, Conférence des offices de la formation professionnelle), la société Speranza PRD Bâle-Campagne, et son créateur, Otto Ineichen. Déjà lancé dans cinq cantons (LU, AG, ZH, BL, GR), le projet court depuis trois ans et est constamment adapté aux exigences. Il est soutenu par la Confédération et par l’économie.

Proposition de citation: Otto Ineichen ; Paul Rechsteiner ; (2007). Que faire contre le chômage des jeunes? Un débat politique. La Vie économique, 01 mars.