Étendue et possibilité de financement du service universel postal en cas d’ouverture totale du marché
Le service universel postal et son financement sont actuellement au centre d’un débat de société. Cette terminologie nouvelle ne recouvre, pourtant, que des choses déjà connues. Si le processus de libéralisation est en marche et que la Commission européenne plaide pour une ouverture totale du marché postal, il faut admettre que, sauf dans certains cas, celle-ci ne peut se faire qu’au prix d’une redéfinition du service universel, et donc de son adaptation aux exigences de la société d’aujourd’hui. Cet article se concentre essentiellement sur l’Europe et ne traite de la Suisse qu’en cas de différences notables avec l’Europe.
La Commission européenne distingue le service universel (voir encadré 1 Le service universel, que ce soit dans le secteur postal ou ailleurs, est d’abord une création de langage: en effet, le terme de «service universel» est une invention de la Commission européenne et à ce titre s’inscrit dans une réflexion plus large portant sur l’avenir des services d’intérêt général dans le contexte de la libéralisation des industries de réseau en Europe. Ce terme apparut pour la première fois dans le Livre vert sur les télécommunications de 1987, mais il restait très flou. Il fut précisé dans le Livre vert sur les services postaux de 1992, où il définit un droit d’accès aux services postaux de la part de tous les usagers, comprenant une étendue minimum de services d’une qualité prédéfinie et à des prix abordables, et ceci indépendamment de leur lieu d’habitation. Le terme de service universel fut ensuite élargi, du moins dans son idée, à l’ensemble des industries de réseau et devint le concept utilisé par la Commission européenne pour à la fois favoriser le développement économique de l’Union européenne et protéger les consommateurs. Plus précisément, le service universel, dans le secteur postal et les autres industries de réseau, est, désormais, défini à travers un standard minimum applicable sur tout le territoire européen en ce qui concerne l’accès aux services, leur qualité et leur prix. À ce titre, le service universel doit être distingué des services d’intérêt général qui, eux, reflètent des objectifs de politiques publiques – également assignés aux premiers opérateurs des industries de réseau -, tels que le développement régional, l’emploi, la solidarité et la sécurité.) des services d’intérêt général, l’un et l’autre ayant leur mécanisme de financement propre. Le service universel forme une base harmonisée et garantie pour les consommateurs européens. Sa responsabilité – tout comme celle de la libéralisation des secteurs – incombe à la Commission, qui, à son tour, stipule que, si le service universel n’est pas fourni par le marché, son financement devrait être assuré par le secteur. Les services d’intérêt général relèvent des politiques publiques nationales et doivent, à ce titre, être financés par les gouvernements respectifs via l’impôt. Cette distinction est astucieuse, car elle clarifie les responsabilités respectives entre la Commission et les gouvernements nationaux, ainsi que les mécanismes de financement. Malheureusement, aussi attrayante soit-elle conceptuellement, cette différenciation s’est assez rapidement heurtée à la réalité historique et politique et est aujourd’hui en train d’être violée par la Commission elle-même. Pour ce qui est du secteur postal, deux observations s’imposent, l’une concernant le mécanisme de financement du service universel et l’autre la définition même de cette notion. En effet, le mécanisme de financement adopté par la Commission européenne est relativement particulier au vu de ceux mis en place dans les autres secteurs. Il consiste à accorder une certaine protection au monopole de l’opérateur fournissant le service universel, afin de permettre son financement. Il faut également noter que la définition même du service universel est pour l’essentiel une codification des pratiques des opérateurs nationaux et n’est donc ni nouvelle (comme le voulait la Commission), ni même très différente des services d’intérêt général imposés historiquement à l’opérateur public Voir Finger, Alyanak et Rossel (2005).. Il n’est donc pas étonnant que, sans exception, la fourniture du service universel postal incombe encore aujourd’hui à l’opérateur historique (qui demeure public dans la plupart des cas).
La libéralisation du secteur postal en Europe
Dans un premier temps, la directive-cadre de 1997 (97/67/CE) définit, entre autres, l’étendue du service universel (voir tableau 1) et la protection initiale du monopole pour le financer (350 grammes). Cette limitation doit financer le service universel et permettre l’ouverture du marché à la concurrence. L’idée est à nouveau astucieuse car en ouvrant le marché, la pression était mise sur les opérateurs historiques pour qu’ils accroissent leur efficience. C’est dans la logique de cette idée que la protection du monopole a graduellement été abaissée dans l’amendement apporté à la directive-cadre en 2002, celui-ci devant se réduire aux envois de 100 grammes maximum dès le 1er janvier 2003 et de 50 grammes dès le 1er janvier 2006. Si rien n’est fait, la directive-cadre expirera le 31 décembre 2008 tout comme la protection du monopole. Les opérateurs postaux et la Commission européenne subissent donc, depuis 1997, une certaine pression, afin de trouver une solution durable au financement du service universel. Mentionnons aussi que la directive-cadre de 1997 demandait à la Commission européenne de préparer un rapport avant la fin 2006 pour évaluer les conséquences de l’élimination totale de la protection du monopole (voir plus bas). Si cette protection s’abaisse graduellement pour arriver peut-être à zéro en 2009, la Commission n’a rien fait du côté du service universel. Comme on l’a déjà dit plus haut, le service universel est certes un concept innovant, mais son contenu l’est beaucoup moins. En fait, sa définition dans les pays membres est pour l’essentiel une codification des pratiques des opérateurs historiques, qui résultent elles-mêmes des missions politiques imposées aux opérateurs nationaux; elles ne correspondent plus aux exigences d’une société mobile et informatisée. Cependant, comme il s’agissait de missions politiques nationales, la Commission n’osa pas y toucher: la définition (et l’étendue du service universel) est donc restée en l’état. Tout au plus, l’étude mandatée par la Commission en vue de l’ouverture totale du marché postal mentionne le fait que l’on pourrait, entre autres, adapter, voire réduire, le service universel. Par conséquent et au fur et à mesure que le monopole se restreint, les opérateurs historiques se trouvent de plus en plus coincés entre un service universel historiquement et politiquement défini et un financement qui n’est plus à sa hauteur. La Poste suisse n’est pas dans une situation différente.
Les récentes propositions de la Commission européenne
Le rapport portant sur les conséquences de l’ouverture totale du marché postal à la concurrence, que la Commission européenne devait fournir avant fin 2006, fut confié à PricewaterhouseCoopers (PwC) qui le rendit en mai 2006 PwC (2006),. Il conclut que l’ouverture totale du marché postal est «faisable», mais qu’il existe de grandes différences entre les pays et qu’un certain nombre d’entre eux – ainsi que leurs opérateurs postaux – auraient besoin de mesures d’accompagnement si la protection de monopole était réduite à zéro. Toutefois, si l’on lit le rapport en détail, on constate que cette faisabilité n’est réaliste que sous un certain nombre de conditions, dont une restructuration préalable des opérateurs historiques et une adaptation de la définition même du service aux conditions du marché «Adapting the USO to market conditions», p.23, note 2.. En d’autres termes, le service universel dont parle PwC, et qui serait viable même avec une ouverture totale du marché, n’est pas celui que connaissent la plupart des pays européens, y compris la Suisse L’étude PwC est tautologique, puisqu’elle utilise souvent, dans ses modèles, ce service universel «adapté aux conditions de marché» – essentiellement une construction théorique – comme une justification de l’ouverture totale du marché, alors qu’il pourrait en être l’aboutissement. Elle confond également, très souvent, le service universel en tant que mission et responsabilité politique (USO ou «Universal Service Obligation») avec l’opérateur postal qui le fournit (USP ou «Universal Service Provider»). . C’est justement à ce «service universel idéalisé» que pense la Commission quand elle dit que «l’ouverture des marchés en 2009 ne compromettra la fourniture du service universel dans aucun État membre, et il n’y a donc pas lieu de la retarder» Rapport de la Commission au Conseil et au Parlement européen à la suite de l’étude prospective concernant l’impact sur le service universel de l’achèvement du marché intérieur des services postaux en 2009, 18 octobre 2006, p.6.. En d’autres termes, la Commission recommande l’ouverture totale du marché, tout en admettant que certaines mesures d’accompagnement pourraient bien être indispensables pour garantir le service universel. Les mesures les plus souvent mentionnées par la Commission et par PwC sont les fonds et les subsides publics Notons que l’idée de subsides contredit la construction même du service universel par la Commission européenne, qui devait justement être financé par le secteur., mais aussi la redéfinition du service universel ou encore l’accès négocié (non régulé) au réseau de l’opérateur historique, voire davantage de libertés commerciales pour ce dernier. Malheureusement, l’étude de PwC n’évalue pas ces mesures d’accompagnement. Il n’est donc pas étonnant qu’un certain nombre d’opérateurs historiques provenant en particulier des pays latins et d’Europe de l’Est aient commandité une étude complémentaire Oxera (2007).. Celle-ci conclut que l’ouverture totale du marché n’est pas forcément compatible avec le service universel tel qu’il est actuellement défini et que tous les mécanismes possibles de financement doivent être envisagés, y compris celui de la protection du monopole écarté d’emblée par la Commission européenne. Oxera estime même que, parmi tous ces mécanismes de financement possibles (voir tableau 2), la protection du monopole pourrait s’avérer intéressante dans certains cas, mais que le choix final du mécanisme de financement sera empirique et dépendra des objectifs poursuivis et de la situation de chaque pays. Tel est donc l’état actuel de la discussion en Europe. Si la Commission réussit à faire aboutir sa proposition, la protection du monopole sera abolie le 31 décembre 2008; autrement, la directive n’étant plus valide, l’incertitude dominera. Dans son dernier rapport, la Commission européenne prétend que l’ouverture totale du marché postal ne mettra pas en danger le service universel, mais elle le voit déjà remodelé et adapté aux conditions du marché. Celui-ci existe peut-être dans un certain nombre de pays européens ayant réinterprété à leur compte l’article 3 de la directive 97/67. Pour la majorité d’entre eux – c’est également valable pour la Suisse -, l’ouverture totale du marché signifie la mise en danger du service universel et a fortiori de l’opérateur historique. Ceci figure aussi dans le rapport PwC, qui rappelle notamment que des mesures d’accompagnement seront nécessaires dans beau-coup de cas. Oxera y ajoute le financement par la protection du monopole. Malheureusement, ni la Commission ni PwC ni Oxera n’ont calculé le véritable coût du service universel par pays, et encore moins les implications de chacune des mesures d’accompagnement proposées, dont certaines sont particulièrement irréalistes (voir tableau 3).
Qu’en est-il de la Suisse?
Cette situation n’est pas différente en Suisse, où le service universel est relativement plus développé que dans les autres pays européens: celui-ci gère un réseau postal dont la densité est unique ainsi que certains services financiers de base. Ces deux dernières caractéristi-ques renchérissent considérablement le service universel. Notre pays a toujours suivi la libéralisation du secteur postal européen, quoique avec un certain retard, si bien qu’aujourd’hui la protection du monopole concerne les envois de 100 grammes au lieu de 50 grammes dans les pays de l’Union européenne. De ce fait, la Suisse et sa poste sont exactement confrontées aux mêmes problèmes que la plupart des pays européens, à savoir qu’une ouverture totale du marché serait incompatible avec le maintien du service universel postal au niveau actuel. Il n’existe que deux solutions: si l’on veut continuer à ouvrir le marché, il faut adapter le service universel (voir tableau 2); mais si l’on veut maintenir ce dernier à son niveau actuel, il faut stopper l’ouverture du marché, car la plupart des mesures d’accompagnement sont irréalistes (voir tableau 3).
Tableau 1 «Le service universel postal défini par la directive 97/67/CE (art. 3)»
Tableau 2 «Pistes d’adaptations possibles du service universel»
Tableau 3 «Appréciation des principales mesures d’accompagnement lors d’une ouverture totale du marché»
Encadré 1: Le service universel postal Le service universel, que ce soit dans le secteur postal ou ailleurs, est d’abord une création de langage: en effet, le terme de «service universel» est une invention de la Commission européenne et à ce titre s’inscrit dans une réflexion plus large portant sur l’avenir des services d’intérêt général dans le contexte de la libéralisation des industries de réseau en Europe. Ce terme apparut pour la première fois dans le Livre vert sur les télécommunications de 1987, mais il restait très flou. Il fut précisé dans le Livre vert sur les services postaux de 1992, où il définit un droit d’accès aux services postaux de la part de tous les usagers, comprenant une étendue minimum de services d’une qualité prédéfinie et à des prix abordables, et ceci indépendamment de leur lieu d’habitation. Le terme de service universel fut ensuite élargi, du moins dans son idée, à l’ensemble des industries de réseau et devint le concept utilisé par la Commission européenne pour à la fois favoriser le développement économique de l’Union européenne et protéger les consommateurs. Plus précisément, le service universel, dans le secteur postal et les autres industries de réseau, est, désormais, défini à travers un standard minimum applicable sur tout le territoire européen en ce qui concerne l’accès aux services, leur qualité et leur prix. À ce titre, le service universel doit être distingué des services d’intérêt général qui, eux, reflètent des objectifs de politiques publiques – également assignés aux premiers opérateurs des industries de réseau -, tels que le développement régional, l’emploi, la solidarité et la sécurité.
Encadré 2: Bibliographie – Finger M., Alyanak I. et Rossel P., The Universal Postal Service in the Communications Era. Adapting to changing Markets and Customer Behavior, Lausanne, EPFL-CdM Working paper, 2005.- Oxera, Funding universal service obligations in the postal sector, 2007.- PricewaterhouseCoopers, The impact on Universal service of the Full Market accomplishment of the postal internal market in 2009, 2006.
Proposition de citation: Finger, Matthias (2007). Étendue et possibilité de financement du service universel postal en cas d’ouverture totale du marché. La Vie économique, 01. mai.