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Travail des femmes et politique familiale en Suisse

Les femmes représentent un potentiel économique encore inexploité qu’il importe de mobiliser compte tenu à la fois des progrès constants de leur niveau de formation et de l’évolution démographique. Le débat sur l’égalité impose, en outre, que les femmes puissent accéder au marché du travail au même titre que les hommes. C’est sur ce dernier point que s’attarde le présent article, qui cherche essentiellement à savoir jusqu’où des mesures politiques – notamment l’offre cantonale de structures d’accueil pour enfants – peuvent influencer le comportement individuel des femmes à l’égard du travail.

Des différences cantonales substantielles dans l’emploi féminin


La Suisse est l’un des pays de l’OCDE qui compte la plus forte population de femmes professionnellement actives. Si l’on procède, toutefois, à une comparaison internationale, elle est l’illustration même qu’il ne faut pas confondre forte proportion de femmes au travail et taux d’occupation élevé (voir tableau 1). En moyenne suisse, seules quelque 30% des femmes exercent une activité à plein temps, même si les différences entre cantons sont considérables: ainsi, dans le Jura, moins d’un quart des femmes occupent un poste à plein temps, alors qu’elles sont plus de 42% à Obwald. Des différences cantonales s’observent également au niveau des politiques familiales. Celles-ci peuvent se mesurer à l’ampleur des structures d’accueil extrafamiliales pour enfants mises sur pied par les cantons, soit le nombre de crèches et de jardins d’enfants par 1000 enfants au-dessous de 7 ans, selon le recensement des entreprises de 2001. Leur niveau de développement en Suisse peut être qualifié de très modeste. D’après les chiffres cantonaux, il n’existe en moyenne, dans notre pays, qu’une offre de prise en charge pour 500 enfants de moins de sept ans On notera, toutefois, que le nombre de crèches et jardins d’enfants a nettement augmenté ces dernières années. Alors qu’en Suisse, il en existait 500 en 1985, leur nombre avait plus que doublé en 2001 (Stutz et al. 2004).. Ce chiffre re-couvre aussi des différences non négligeables de canton à canton. Alors qu’en 2001, il n’existait en Appenzell Rhodes-Intérieures aucune crèche ni jardin d’enfants indépendant, les cantons-villes de Genève et de Bâle ainsi que Zurich représentaient, avec respectivement près de six et plus de quatre crèches pour 1000 enfants, l’offre la plus abondante du pays. On peut, dès lors, se demander ce qui explique l’inégalité de la participation des femmes au marché du travail que l’on observe dans les cantons et si les différences en matière d’offre de structures d’accueil extérieures peuvent influencer l’attitude des femmes à l’égard de l’emploi.

Arguments essentiels et approche


Deux arguments (ou hypothèses) se détachent ici au premier plan. Le premier consiste à dire que la décision d’une femme d’avoir une activité rémunérée ne dépend pas seulement de facteurs individuels, mais aussi de l’environnement politique et institutionnel: les décisions prises en matière de politique familiale peuvent particulièrement influencer l’activité professionnelle des femmes et donc leur participation effective au marché du travail. Jusqu’ici, les études concernant la Suisse se sont presque exclusivement intéressées aux raisons individuelles qui poussent les femmes à travailler (par exemple: Buchmann et al., 2002), alors que l’influence des mesures et instruments politiques sur leurs choix professionnels n’a guère fait l’objet de recherches. C’est d’autant plus étonnant que la Suisse ne présente pas seulement des différences notables en termes de participation des femmes à la vie active d’un canton à l’autre; l’environnement (socio-)politique varie également et est susceptible, théoriquement du moins, d’expliquer certaines différences d’attitudes face au travail rémunéré. Le deuxième argument central veut que ces instruments politiques déploient des effets variables selon les groupes considérés. La plupart des décisions prises en matière de politique sociale ne concernent, en effet, pas de la même manière toute la population féminine. Les structures d’accueil des enfants en sont un exemple éloquent, puisque, par définition, elles intéressent bien plus les mères que les femmes sans enfant. Cet élément doit être pris en compte dans les études d’impact. Les explications suivantes se fondent sur une analyse des données de l’Enquête suisse sur la population active (Espa) datant de 2003. Toutes les femmes qui exercent une activité rémunérée sont prises en considération, le nombre d’heures de travail fournies par semaine constituant la variable à expliquer Une personne est considérée comme active lorsqu’elle effectue un travail rémunéré pendant au moins une heure par semaine.. Les données individuelles de l’Espa ont été complétées par d’autres de type contextuel concernant l’organisation de la politique familiale dans les 26 cantons et demi-cantons. Dans cette structure de données hiérarchisée – à chaque femme peut être attribuée la valeur propre à son canton de domicile -, la méthode de l’analyse multi-niveaux permet de déter-miner simultanément la valeur explicative des facteurs individuels et cantonaux qui influencent l’activité professionnelle des Suissesses et de mesurer ainsi l’effet de la politique cantonale sur le comportement individuel à l’égard du travail.

Le niveau de formation a une grande influence sur le comportement à l’égard du travail


On constate ensuite, en accord avec des études antérieures, que les caractéristiques individuelles des sujets sont très importantes pour le choix d’une activité rémunérée. Soulignons, en particulier, le niveau d’éducation de la femme: plus celui-ci est élevé et plus l’intéressée s’intègre étroitement au marché du travail. Cela peut surtout s’expliquer par les investissements qu’elle a consentis dans sa formation professionnelle. À l’inverse, le fait d’avoir un conjoint ou un partenaire de vie au statut social moyen ou élevé réduit la nécessité pour une femme d’avoir un emploi et diminue du même coup son degré de participation au monde du travail, alors que chez les femmes qui ont un bas niveau de formation et dont le ménage dispose d’un faible revenu, une intense activité professionnelle constitue au contraire une nécessité économique. Dans le même temps, l’analyse des motifs individuels révèle un dilemme potentiel entre l’encadrement des enfants et l’activité professionnelle. Cela se note, en tout cas, dans l’influence nettement négative des enfants sur la probabilité de la participation des femmes au marché du travail. Le comportement individuel d’une femme à l’égard du travail n’est, toutefois, pas étranger à l’environnement politique. Si la compatibilité entre travail et famille n’influence que de manière restreinte l’activité professionnelle des femmes en général, elle détermine très largement, en revanche, le comportement à l’égard du travail des femmes ayant des enfants: plus l’offre de crèches est abondante dans un canton, plus forte, évidemment, sera la participation des mères au marché du travail. En d’autres termes, une politique cantonale active dans ce sens diminue l’effet limitatif des enfants sur l’activité professionnelle des femmes. Cela dit, les mesures politiques prises par les cantons afin de concilier vies familiale et professionnelle n’ont pas le même impact sur les divers groupes de femmes. Elles influencent surtout celles que leur condition personnelle rend particulièrement sensibles aux mesures ou instruments politiques en question. Ainsi, comme on vient de le dire, l’offre des pouvoirs publics en matière d’encadrement d’enfants permettra surtout aux mères et non aux femmes sans enfants de se décider. Cependant, même dans le groupe des mères, l’existence de structures d’accueil extérieures exerce une influence différente selon la situation individuelle. La politique familiale cantonale déploie le maximum d’effets sur les femmes de la couche moyenne, ce qu’illustre bien l’exemple du niveau de formation dans le graphique 1. Comme signalé plus haut, les mères ayant un niveau d’éducation élevé sont plus nombreuses que la moyenne à exercer une activité rémunérée, et ce d’une manière relativement indépendante du nombre de garderies offertes par le canton. Grâce à leurs investissements dans la formation et à leurs possibilités professionnelles, elles sont fortement intégrées au marché du travail et souvent ne remettent pas en cause leur activité, même lorsque les conditions-cadres sont désavantageu-ses. D’un autre côté, les femmes dont le niveau de formation est faible s’intègrent plus rarement au monde du travail; toutefois, quand elles le sont, c’est le plus souvent pour des raisons économiques et leur engagement professionnel gagne en importance. L’offre de places d’accueil pour enfants n’influence donc que faiblement leurs choix face au travail. Il en va différemment pour les femmes ayant un niveau moyen de formation. Elles ont, de ce fait, toutes leurs chances sur le marché du travail, mais elles ne s’y associent pas aussi étroitement que les femmes plus instruites. Comme le souligne Hakim (2003), la plupart d’entre elles peuvent être désignées comme n’étant ni «centrées sur le travail» ni «centrées sur le foyer», et leur participation à la vie professionnelle dépend également des conditions-cadres. L’offre de crèches joue donc un rôle dans ce cas-là, lorsqu’il s’agit de répartir le budget-temps entre foyer et emploi. Ce type de femmes participe, dès lors, nettement plus aux marchés du travail des cantons où l’offre de places d’accueil pour enfants est relativement abondante. La même logique s’applique à la situation des ménages: l’offre de crèches et de jardins d’enfants touche davantage les femmes qui, en raison du revenu de leur conjoint ou partenaire, ne sont pas obligées de travailler et peuvent opter pour une activité professionnelle en fonction de leurs préférences et des conditions-cadres (voir encadré 1). Signalons, toutefois, qu’une offre abondante de garderies accroît aussi les possibilités d’activité professionnelle des femmes pour qui un travail est une nécessité économique compte tenu des maigres possibilités de revenu de leur conjoint ou partenaire. On peut donc considérer que les mesures visant à concilier vies familiale et professionnelle améliorent généralement l’égalité des chances sur le marché du travail.

Conclusion


Les résultats présentés dans cet article ont une signification politique certaine. Celle-ci tient principalement au fait qu’il existe dans tous les cantons suisses un potentiel de rattrapage considérable en matière d’accueil des enfants. L’offre très étoffée du canton de Genève, par exemple, n’empêche pas la Suisse de se situer aux derniers rangs des pays développés en matière de structures d’accueil extrafamiliales. On peut en dire autant de notre système fiscal qui, aujourd’hui comme hier, préfère très nettement taxer les hommes et les femmes en fonction de la répartition traditionnelle de leurs rôles, ou encore de la politique familiale, également conservatrice, et fortement axée sur la compensation purement financière du coûts des enfants. Il est vrai que la Suisse s’est sensiblement «rattrapée», ces dernières années, dans d’autres secteurs sociaux et qu’elle se rapproche ainsi des États-providence sociaux-démocrates. Toutefois, en ce qui concerne l’activité professionnelle des femmes, il faut encore la classer parmi les États «non interventionnistes encourageant de facto l’inégalité» Levy et al. (2002), p. 33.. En résumé, la politique suisse obéit moins aux exigences d’une répartition du travail moderne fondée sur l’égalité hommes-femmes qu’elle ne s’inspire de structures familiales certes modernisées, mais toujours très traditionnelles.

Graphique 1 «Intensité de l’occupation en fonction du niveau d’éducation et de l’offre de crèches»

Tableau 1 «Taux d’activité des femmes dans les cantons suisses»

Encadré 1: Quatre groupes de femmes qui réagissent différemment aux incitation politiques
Les résultats de l’étude montrent clairement que les mesures politiques destinées à concilier vies familiale et professionnelle ont une influence sur l’attitude des femmes face au monde du travail. C’est ainsi qu’une offre abondante de places de crèches stimule surtout les femmes avec enfants, plus spécialement les mères de la classe moyenne pour lesquelles le travail n’est pas une obligation mais un libre choix. La représentation systématique de l’impact des conditions-cadres (politiques) sur l’activité professionnelle des femmes met en évidence quatre groupes de femmes.Les femmes sans enfants: en Suisse, l’écrasante majorité des femmes sans obligations familiales sont professionnellement et fortement actives. Cela se vérifie en particulier chez les femmes des jeunes générations, qui disposent en plus grand nombre d’un bon niveau de formation et dont la plupart ne quittent pas le marché du travail même après le mariage. Les femmes sans enfants ne sont pas sensibles à la compatibilité famille-travail et ne font donc guère dépendre leur activité professionnelle de la politique familiale des cantons. Dans cette catégorie, les différences d’attitude à l’égard de la vie active s’expliquent essentiellement par des facteurs individuels.Les femmes avec enfants qui veulent travailler: les femmes d’un bon niveau d’instruction, en particulier, sont fortement liées au marché du travail et ne s’en retirent pas même après la naissance d’un enfant. Leurs choix ne dépendent guère de l’existence d’instruments politiques comme l’offre de crèches, ce qui peut s’expliquer soit par une offre limitée de structures d’accueil extérieures, soit par les coûts très élevés des crèches pour les familles des classes moyennes supérieuresa. Ces femmes semblent donc trouver des solutions privées pour leurs enfants, ce qui leur permet d’exercer leur activité professionnelle indépendamment de l’offre de crèches.Les femmes avec enfants qui peuvent travailler: les analyses montrent clairement que les outils de la politique familiale comme les structures d’accueil cantonales présentent surtout de l’intérêt pour les mères de famille. C’est en particulier le cas pour les femmes mariées et celles d’un niveau d’éducation moyen, qui font (ou peuvent faire) dépendre leur participation au marché du travail – notamment grâce à la position professionnelle de leur conjoint ou partenaire – des possibilités d’encadrement extrafamilial et d’externalisation des coûts afférents. Conformément aux résultats d’études internationales, il apparaît aussi que les femmes qui réagissent le plus à la politique d’incitation des pouvoirs publics sont celles qui, en principe, aimeraient travailler, mais qui placent leurs obligations familiales au-dessus de l’activité professionnelle.Les femmes avec enfants qui doivent travailler: les mères des couches sociales inférieures n’ont souvent pas le choix et sont obligées d’accepter une activité professionnelle, parfois même très intense, pour assurer un revenu suffisant au ménage. L’analyse permet de conclure que leur participation au marché du travail dépend moins de la politique familiale cantonale que pour celles du troisième groupe. Même dans les cantons où le nombre de structures d’accueil est limité, elles n’ont, souvent, pas la possibilité d’arrêter de travailler et doivent organiser la garde de leurs enfants du mieux qu’elles peuvent en privé. On observe, néanmoins, que les politiques «favorables aux femmes» augmentent leur marge de manoeuvre face au travail. Si on relie cette question au débat sur les discriminations, cela peut signifier qu’une offre suffisante de crèches est essentielle pour promouvoir l’égalité des chances entre hommes et femmes sur le marché du travail.

Encadré 2: Bibliographie
– Buchmann Marlies, Kriesi Irène, Pfeifer Andrea et Sacchi Stefan, Halb drinnen-halb draussen. Analysen zur Arbeitsmarktintegration von Frauen in der Schweiz, Rüegger, Chur/Zürich, 2002.- Bütler Monika, Arbeiten lohnt sich nicht – ein zweites Kind noch weniger, Discussion Paper n° 2006/05, Departments of Economics, université de Saint-Gall, 2006.- Hakim C., Models of the Family, Fertility and Employment Patterns, document proposé à l’«Euroconference on The Second Demographic Transition in Europe: The Implications of Family and Fertility Change for Individuals, Families and Society», Belgique, 2003.- Levy René, Widmer Eric et Kellerhals Jean, «Modern family or modernized family traditionalism? Master status and the gender order in Switzerland», Electronic Journal of Sociology, 2002.- Stutz H. et al., Rapport sur les familles 2004. Structures nécessaires pour une politique familiale qui réponde aux besoins. Rapport technique, Département fédéral de l’intérieur, Berne, 2004.

Proposition de citation: Isabelle Steffen (2007). Travail des femmes et politique familiale en Suisse. La Vie économique, 01 mai.