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Transfert de savoir avec l’étranger: opportunités, risques et actions nécessaires

En se référant à sa propre expérience, l’auteur réfléchit à la question du transfert de savoir entre la Suisse et la Chine. Il analyse les opportunités et les risques liés à la coopération internationale et indique où il faut agir dans le domaine de la recherche appliquée et du développement. Il plaide en faveur d’une sensibilisation des acteurs oeuvrant dans le domaine du savoir et de la technologie. Ces avertissements ne sont pas dénués de fondement, comme le montre expressément la récente couverture d’un magazine d’actualité allemand bien connu.

La question qu’on me pose le plus souvent dans le cadre de l’activité que j’exerce actuellement en Chine (voir encadré 1 Sur mandat du Secrétariat d’État à l’éducation et à la recherche (SER), l’auteur met en place actuellement en Chine une Maison suisse pour la science, la technologie et la culture. Comme ses soeurs établies à Boston, San Francisco et Singapour, Swissnex Shanghai a pour mission de promouvoir la coopération scientifique et de valoriser la recherche suisse, une des plus importantes au monde. Swissnex Shanghai sera inauguré officiellement à la fin de l’année. D’autres Swissnex sont prévus en Inde, en Russie et en Afrique du Sud.) est celle des risques auxquels serait exposée la Suisse en cas d’échanges scientifiques intenses. Qui profite au bout du compte de la coopération financée par les deniers publics? Le transfert de savoir avec l’Empire du Milieu est-il intéressant surtout lorsqu’on espère en retirer des avantages financiers unilatéraux? La Suisse n’est-elle pas exploitée? Ces questions sont légitimes. Certes, la condition essentielle à une collaboration internationale fructueuse est remplie puisque les scientifiques eux-mêmes sont intéressés, comme le montre une enquête que la Conférence universitaire suisse a réalisée récemment auprès des hautes écoles de notre pays. La Chine est en train de devenir (aussi) une puissance scientifique mondiale. Elle occupe déjà la première place dans certains domaines de la recherche. Encore plus intéressant: quelques-uns d’entre eux appartiennent aux options stratégiques les plus sensibles retenues par la Suisse (p. ex. la nanotechnologie). Toutefois, ce n’est pas parce qu’une condition est remplie qu’elle est suffisante. Les hautes écoles sont des institutions publiques gérées avec l’argent du contribuable. Leurs acteurs doivent pouvoir affirmer que ce qu’ils font est réellement utile à la collectivité publique qui les finance. L’intérêt de la communauté scientifique ne justifie pas à lui seul une intensification des relations scientifiques à tout prix. Il est un peu léger d’arguer simplement du fait que la science est justement une affaire internationale qui ne s’arrête pas aux frontières du pays. En sciences, ce qui est vrai pour l’une ne l’est pas forcément pour l’autre. Les réponses aux questions posées plus haut sont extrêmement diversifiées selon le domaine de la recherche, ses objectifs et le contexte juridique (et politique). Ce débat pourrait remplir des livres et il n’est pas question de l’aborder ici. On ne peut, toutefois, pas renoncer à évoquer une différence essentielle, même si on est contraint d’effectuer une analyse superficielle. Il faut, en effet, distinguer entre la recherche fondamentale, qui a pour objectif premier d’en savoir plus sur nous et sur le monde dans lequel nous vivons, et la recherche appliquée et le développement (Ra&D), qui est plus proche du marché et vise à créer des produits ou à aboutir à des résultats qui procurent un bénéfice direct. Ces deux types de recherche seront traités séparément (voir encadré 2 Les recherches fondamentale et appliquée sont des concepts idéaux, qui se superposent dans la pratique. On ne peut pas dire clairement où commence le transfert international de savoir, qui constitue un domaine sensible. En effet, le chercheur «fondamental» n’a pas que la découverte en tête, puisqu’il pense très souvent à des applications intelligentes. Il suffirait donc que la coopération internationale perde de sa naïveté en voyant poindre des projets de recherche se rapportant à un produit lucratif ou concurrentiel. Les chercheurs feraient aussi bien de réfléchir aux aspects négatifs éventuels pour les anticiper.) ci-après. On se contentera, en outre, d’analyser la création de savoir soutenue par les fonds publics, puisque la recherche en entreprise obéit à d’autres règles.

Recherche fondamentale: un domaine sans problème


Un article, en tant que produit de la recherche fondamentale, est publié dans la revue scientifique la plus prestigieuse possible. Ce texte étant accessible dans le monde entier, le transfert de savoir transfrontalier ne joue aucun rôle (voir encadré 3 En réalité, le libre accès aux résultats de la recherche fondamentale est un mythe. Les revues scientifiques sont chères et ne sont pas accessibles à de nombreux lecteurs potentiels dans les pays pauvres. La langue constitue un autre obstacle. La Chine s’est muée en un géant de la publication: elle se trouve déjà à la 5e place dans la liste mondiale des publications scientifiques. Toutefois, comme les trois quarts des articles sont écrits en mandarin, ils ne sont pas accessibles à toute la communauté scientifique suisse.). Que dire, cependant, de ses auteurs? Le spectre de l’émigration de brillants scientifiques formés en Suisse – phénomène que l’on surnomme «fuite des cerveaux» – a fait régulièrement sensation dans la presse helvétique ces dernières années: le signal d’alarme a même été tiré. On se plaignait notamment de perdre constamment de jeunes chercheurs prometteurs qui restaient aux États-Unis après y avoir été envoyés grâce aux fonds publics – le plus souvent avec une bourse du Fonds national suisse (FNS). J’estime que ces critiques ne sont pas fondées, pour trois raisons. Premièrement, le petit pays qu’est la Suisse n’a pas d’autres choix que d’envoyer ses jeunes talents dans des laboratoires de recherche de pointe à l’étranger pour qu’ils s’y forment pendant quelques années. Dans la plupart des domaines spécialisés, nous n’avons pas la masse critique nécessaire à une collaboration nationale enrichissante et, ce qui est encore plus important, pour stimuler la concurrence à l’intérieur de nos frontières. On ne peut pas non plus critiquer le fait que la majorité des boursiers du FNS cités plus haut optent toujours et encore pour un séjour aux États-Unis, un pays qui possède les meilleures universités du monde. Deuxièmement, le simple fait que le solde des migrations avec les États-Unis soit négatif ne signifie pas que les répercussions sur le centre de savoir suisse le soient également. C’est la qualité des personnes échangées qui importe et non pas leur nombre. Si la majorité reste aux États-Unis, mais que les meilleurs reviennent, et que nous réussissions à attirer en Suisse quelques-uns des scientifiques américains de classe internationale, le bilan s’avère alors extrêmement positif. Les conditions sont bonnes. Il y a quelques années, le FNS a créé un programme attractif de «Professeurs boursiers» destiné aux scientifiques volontaires au retour. Parallèlement, nos universités de pointe réussissent toujours à attirer les meilleurs experts extérieurs, tout particulièrement des États-Unis. La proportion des professeurs étrangers dans nos universités est une des plus élevées au monde. Notre excellente qualité de vie, notre long passé de nation du savoir, la place de choix qu’occupent nos universités dans les classements mondiaux et le faible niveau des tracasseries bureaucratiques – si on le compare à celui prévalant dans d’autres pays – font de la Suisse un lieu exceptionnellement attrayant pour les chercheurs de pointe. Troisièmement, il faut savoir que les scientifiques qui restent à l’étranger ne sont pas perdus pour notre pays. Ils tissent un réseau qui s’avère extrêmement important en cas de collaboration avec la communauté scientifique locale. Ils entretiennent des partenariats privilégiés avec les groupes suisses et permettent d’accoucher de nouvelles coopérations avec les scientifiques du pays hôte. Ils représentent, en outre, un réservoir remarquable où peuvent puiser les entreprises suisses travaillant dans le pays concerné. D’ailleurs, il ne faut pas limiter au monde académique la discussion sur les avantages et les inconvénients des échanges scientifiques internationaux. La recherche fondamentale est une excellente préparation à un engagement ultérieur dans les différents secteurs de l’économie. Les personnalités formées à la recherche fondamentale constituent le meilleur choix en matière d’originalité, d’innovation et de diversité des méthodes. Elles maîtrisent leur art et se sentent à l’aise dans la culture suisse et celle de leur pays d’accueil. Il en va de même pour toutes les autres formes de transfert du savoir dans le domaine fondamental, que ce soit au travers de projets communs de recherche avec des groupes étrangers ou dans des grandes institutions ou organisations internationales de recherche, comme le Cern. La politique scientifique suisse doit systématiquement être la plus ouverte possible et dépourvue de barrières artificielles. Notre pays pourra profiter de tels échanges aussi longtemps qu’il passera pour une nation scientifique forte, qui compte des scientifiques bien formés dans des hautes écoles de niveau supérieur. Ce qui importe avant tout est que nous réussissions à maintenir la qualité existante, et même que nous l’améliorions. Il s’agit finalement d’une question de volonté politique, qu’on a pu parfois mettre en cause ces dernières décennies. Le nouveau crédit-cadre accordé à la formation, à la recherche et à l’innovation pour les années 2008-2011 et le taux de croissance prévu, que l’on entraperçoit à l’échelle internationale, laissent penser à un renversement de tendance.

Une recherche fondamentale prépondérante


Les chercheurs suisses – du moins ceux qui agissent avec les fonds publics – sont traditionnellement plutôt attachés à la recherche fondamentale. La Confédération et les cantons, dans leurs raisonnements politiques, ont toujours montré une forte réticence face aux investissements dans la Ra&D et en ont laissé l’initiative à l’industrie privée. Le budget de l’Agence pour la promotion de l’innovation (CTI), compétente pour ce type de recherche, se situe nettement au-dessous de celui du FNS dédié à la recherche fondamentale. En outre, les scientifiques dans les hautes écoles suisses sont peu enclins, en comparaison avec ce qui se passe à l’étranger, à jeter des ponts vers la pratique. Si on prend le cas des chercheurs dans les hautes écoles américaines, ceux-ci ne touchent aucun salaire durant les mois d’été; ils doivent donc se demander, ne serait-ce que pour des raisons financières, comment transmettre leurs connaissances universitaires au public. Pendant ce temps, leurs collègues suisses sont financièrement si bien lotis que, pour eux, de telles réflexions passent au second plan. En bref, un transfert de savoir rapide et efficace entre les hautes écoles et l’industrie ne fait pas partie de notre système, quelques exceptions louables mises à part. Les intéressés y montrent peu d’intérêt et n’ont que peu de pratique. Que les transferts se fassent à l’intérieur des frontières suisses ou avec l’étranger ne change pas grand-chose.

La Ra&D, un domaine complexe et sensible


La question de la Ra&D, proche du marché, est bien plus complexe et sensible que celle de la recherche fondamentale. À cet égard, on a l’impression que la communauté scientifique suisse commet un pêché et qu’en général, elle prend les choses trop à la légère. Plusieurs raisons sous-tendent cette hypothèse. La Ra&D financée par les fonds publics est pratiquée en premier lieu dans les hautes écoles spécialisées. Celles-ci ont depuis quelque temps leur propre mandat de recherche. Pour être à la hauteur, elles doivent s’internationaliser et coopérer davantage avec l’étranger. Elles se meuvent alors sur un territoire relativement nouveau, qu’elles connaissent moins bien que les hautes écoles universitaires et qui est beaucoup plus glissant dans le domaine de la Ra&D que dans celui de la recherche fondamentale. Cela nous ramène à l’exemple de la Chine. Ce pays est un partenaire extrêmement intéressant pour nos hautes écoles spécialisées. À part quelques universités de pointe, qui, péchant par orgueil, ne flirtent qu’avec Harvard, le MIT et Standford, les universités chinoises sont très ouvertes à la coopération internationale. Les raisons politiques et bureaucratiques traditionnelles, comme les efforts faits pour ajouter en fin d’année quelques noms prestigieux à la liste de leurs partenaires, passent au second plan. Les chercheurs eux-mêmes redoublent d’activité, ce qui est à la fois un atout et une menace. En matière de coopération internationale, les scientifiques chinois marchent autant à tâtons que bon nombre de leurs partenaires potentiels suisses; les problèmes sont donc inévitables. C’est surtout la propriété intellectuelle qui est en cause. En réalité, la législation actuelle telle qu’elle figure sur le papier est claire si on la compare à ce qu’il se passe au plan international. Le problème se situe dans l’exécution.  Il ne fait aucun doute que les relations avec la Chine vont s’améliorer dans ce domaine, l’intérêt de protéger son propre savoir allant en augmentant avec l’extension des connaissances. D’autres pays approcheront, toutefois, ce pays et les mêmes problèmes se poseront. Il faut trouver une stratégie globale à long terme.

Que faire?


La Chine et d’autres pays émergents – notamment en Asie – sont, ou deviendront, trop importants pour que nous les ignorions. Il ne s’agit pas de placer partout des feux rouges, mais de prendre les choses plus au sérieux. À mon avis, il faut mettre trois éléments en avant. Nos scientifiques doivent être mieux formés en matière de coopération internationale. Il n’est pas permis d’attribuer un mandat de recherche appliquée à une haute école spécialisée et, en même temps, de la pousser à coopérer au niveau international sans faire d’efforts, pour donner aux protagonistes un minimum de compréhension des conditions-cadres de la coopération internationale avec les pays «sensibles». On ne pense pas seulement ici aux conseils juridiques. Pour éliminer les aspects négatifs du transfert international du savoir, ou du moins pour mieux les maîtriser, il faut augmenter les connaissances générales sur le pays partenaire et mieux connaître le contexte culturel, les conditions-cadres économiques, les normes et les comportements-types des personnes sur place. Nos hautes écoles doivent développer des enseignements taillés sur mesure pour des régions définies du monde. Cela pourrait être, par exemple, un cours «Asian Studies» axé sur les besoins des futurs ingénieurs, à l’instar de celui que l’EPF de Lausanne a intégré dans son Collège des humanités ces dernières années et qui deviendra une matière secondaire l’année prochaine. Il faut lever le tabou qui entoure le problème. Trop souvent, on oublie d’être critique pour ne se soucier que de la bonne ambiance dans la coopération. Fascinés par les hôtes de ce pays lointain, buvant du thé vert (ou autres breuvages), les institutions suisses de recherche et leurs représentants se lancent souvent dans des aventures auxquelles ils auraient renoncé à la maison, dans leur environnement familier, à tête reposée. Toute coopération internationale doit être préparée minutieusement et non pas lancée dans la précipitation. Il est, en outre, recommandé de tester le projet. Ce n’est que si aucun problème fondamental ne se manifeste que des accords institutionnalisés avec des programmes à long terme au niveau des instituts de recherche ou des hautes écoles dans leur ensemble pourront être instaurés. La Suisse doit proposer davantage de conseils et d’expertises sur place. Les attachés économiques et culturels de nos ambassades devraient collaborer plus étroitement. Les Maisons suisses pour la science du Secrétariat d’État à l’éducation et à la recherche (SER), réunies dans le réseau Swissnex qui se met en place actuellement, sont aussi sollicitées, en particulier celles de la Chine et de l’Inde.

Conclusion


En matière de recherche fondamentale, la conclusion est simple: pas de barrières artificielles, une politique de mobilité active, assortie d’une offre intéressante pour les Suisses qui souhaitent revenir au pays, et des conditions attrayantes pour les étrangers brillants. Cela fait déjà partie de la réalité suisse et il n’y a pas là nécessité d’agir. Il en va tout à fait autrement dans le domaine de la Ra&D, où tous les acteurs en jeu – les chercheurs eux-mêmes, les hautes écoles et les représentations suisses à l’étranger – doivent mettre la main à la pâte.

Encadré 1: Mise en place d’un Swissnex en Chine Sur mandat du Secrétariat d’État à l’éducation et à la recherche (SER), l’auteur met en place actuellement en Chine une Maison suisse pour la science, la technologie et la culture. Comme ses soeurs établies à Boston, San Francisco et Singapour, Swissnex Shanghai a pour mission de promouvoir la coopération scientifique et de valoriser la recherche suisse, une des plus importantes au monde. Swissnex Shanghai sera inauguré officiellement à la fin de l’année. D’autres Swissnex sont prévus en Inde, en Russie et en Afrique du Sud.

Encadré 2: Recherches fondamentale et appliquée Les recherches fondamentale et appliquée sont des concepts idéaux, qui se superposent dans la pratique. On ne peut pas dire clairement où commence le transfert international de savoir, qui constitue un domaine sensible. En effet, le chercheur «fondamental» n’a pas que la découverte en tête, puisqu’il pense très souvent à des applications intelligentes. Il suffirait donc que la coopération internationale perde de sa naïveté en voyant poindre des projets de recherche se rapportant à un produit lucratif ou concurrentiel. Les chercheurs feraient aussi bien de réfléchir aux aspects négatifs éventuels pour les anticiper.

Encadré 3: Le mythe du libre accès au savoir En réalité, le libre accès aux résultats de la recherche fondamentale est un mythe. Les revues scientifiques sont chères et ne sont pas accessibles à de nombreux lecteurs potentiels dans les pays pauvres. La langue constitue un autre obstacle. La Chine s’est muée en un géant de la publication: elle se trouve déjà à la 5e place dans la liste mondiale des publications scientifiques. Toutefois, comme les trois quarts des articles sont écrits en mandarin, ils ne sont pas accessibles à toute la communauté scientifique suisse.

Proposition de citation: Hans Peter Hertig (2007). Transfert de savoir avec l’étranger: opportunités, risques et actions nécessaires. La Vie économique, 01 octobre.