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Perspectives énergétiques 2035: il faut modifier les priorités en matière de politique énergétique

La classe politique suisse se préoccupe actuellement des objectifs de protection du climat pour l’après-2010. Le programme SuisseEnergie et la loi sur le CO2 doivent être réorientés sur l’année 2020 et la période ultérieure. Les plus anciennes centrales nucléaires de Suisse arrivent en fin d’activité entre 2019 et 2022. Les traités d’importation à long terme s’approchent peu à peu de leur échéance. Comment devons-nous compenser la pénurie de courant qui en résultera? Les résultats des Perspectives énergétiques pour 2035 constituent une base de discussion utile pour orienter la politique de la Suisse en la matière, autrement dit pour préparer son avenir énergétique.

De 2004 à 2007, l’Office fédéral de l’énergie (Ofen) a étudié en détail divers scénarios énergétiques à l’horizon 2035. Les corrélations fondamentales y sont prioritaires: quels sont les effets exercés sur le système énergétique de la Suisse par les prix de l’énergie, l’évolution des conditions-cadres de l’économie (croissances économique et démographique), les prescriptions, les instruments tarifaires et incitatifs? Des modèles quantitatifs ont permis de mettre en évidence ces corrélations. Pour l’essentiel, on a recouru à deux modèles types (voir graphique 1). 1. Pour représenter la demande et l’offre d’énergie, on a utilisé des modèles énergétiques ascendants. Ceux-ci calculent, pour chaque secteur économique, la consommation d’énergie ventilée en électricité, chaleur et carburants, en se référant au nombre, à la taille et à l’âge des constructions, des appareils, des véhicules et des installations. On a ensuite mis en regard de l’évolution de la demande diverses variantes d’offre en électricité. 2. Un modèle d’équilibre dynamique a permis de concentrer l’étude sur les objectifs globaux et nationaux de réduction du CO2. Étant donné l’interdépendance internationale de la Suisse et de l’étranger, on a étudié les effets sur l’économie et la consommation des politiques mondiale et suisse en matière d’énergie et de climat.  Les travaux ont été accompagnés par un groupe de travail composé de spécialistes des sciences, de l’économie énergétique, des associations professionnelles de la branche et de l’administration Tous les travaux de base, rapports finaux et résultats sont disponibles sous www.perspectives-energetiques.ch..

Variantes des divers scénarios


Les Perspectives énergétiques comprennent quatre scénarios en matière de politique énergétique.  Le scénario I («poursuite de la politique actuelle») présente l’effet exercé par les instruments décidés et en vigueur. Les prescriptions d’autorisation en matière de technique énergétique et les conventions d’objectifs aux termes de la loi fédérale sur l’énergie sont maintenues et adaptées aux progrès techniques. Le scénario II se caractérise par une «collaboration renforcée» entre l’État et l’économie, un durcissement modéré des prescriptions et l’introduction d’une taxe CO2 sur les combustibles. Celle-ci incite à la conclusion de conventions d’objectifs entre l’État et l’économie. Les programmes promotionnels de nature financière sont renforcés par le maintien jusqu’en 2035 du «centime climatique» et par l’introduction d’un «centime électrique». Ces instruments sont employés pour soutenir des mesures d’efficacité dans les domaines de la chaleur, des carburants et de l’électricité, de même que pour promouvoir la production d’électricité renouvelable. Le scénario III («nouvelles priorités») examine la possibilité d’une nette réduction du CO2 et d’un accroissement sensible de l’efficacité énergétique grâce à une application intensive des meilleures technologies existantes. Les énergies renouvelables doivent, par ailleurs, davantage contribuer à la production d’électricité et de chaleur et être utilisées dans le domaine des carburants. L’instrument essentiel est le renchérissement, dès 2011, des énergies non renouvelables et de l’électricité par une taxe d’incitation qui sera intégralement rétrocédée à l’économie et aux ménages. Partant de l’évolution réelle des prix selon le scénario I, il en résulterait approximativement un doublement des prix du mazout et de l’essence, le prix de l’électricité augmentant d’environ 50%. On suppose en outre une large harmonisation internationale des objectifs et des instruments de politique énergétique. Il est exclu que la Suisse fasse cavalier seul. Le scénario IV constitue le passage à la «société à 2000 watts», qui doit être réalisé d’ici à 2100. À cette fin, il est indispensable de renforcer les mesures et les instruments du scénario III. Il est aussi nécessaire que de nouvelles technologies clés pénètrent le marché et que des modifications structurelles surviennent en ce qui concerne les surfaces habitables/de référence énergétique, les produits et les processus de production industriels, ainsi que le comportement dans le domaine des transports. On suppose ici également que ces mesures sont harmonisées au niveau international. L’instrument central, une taxe d’incitation, a pour effet d’augmenter de 11% le prix de l’essence et de 37% celui de l’électricité par rapport au scénario III. Il faut noter que les scénarios ne constituent pas des prévisions; ils montrent l’évolution de diverses variantes de politique et tentent de préciser la situation qui prévaudrait «au cas où».

Demande d’énergie et d’électricité


Les quatre scénarios étudiés débouchent sur des évolutions très disparates en matière de consommation d’énergie et d’électricité. La demande énergétique augmente légèrement jusqu’en 2035 dans le scénario I. Dans le scénario II, des instruments politiques permettent de réduire quelque peu la demande globale par rapport à 2000. Seuls les scénarios III et IV conduisent à une réduction de la demande dès 2012, ce qui entraînerait un net recul de la demande globale en 2035 par rapport à 2000 (voir graphique 2). À l’exception du scénario IV, la consommation d’électricité augmente nettement. Dans le scénario I, bien que l’on postule une meilleure efficacité des nouvelles utilisations de l’électricité, la demande finale de courant augmente d’un quart environ jusqu’en 2035. Les instruments politiques postulés dans le scénario II parviennent à quelque peu modérer la croissance de la demande finale en électricité. Dans le scénario III, celle-ci augmente nettement jusqu’en 2020, avant de régresser légèrement par la suite (le niveau de la consommation en 2035 demeurant, toutefois, supérieur à celui de 2000). Enfin, dans les conditions du scénario IV, la demande d’électricité recule dès 2012 et se situe en 2035 légèrement en dessous de son niveau de 2000.

Offre d’électricité, pénurie de courant et coûts nécessaires pour couvrir la demande


Si le parc de centrales n’est pas renouvelé, la Suisse connaîtra des pénuries d’électricité au cours des années 2018 à 2020. Ce constat ne varie guère d’un scénario à l’autre, car la demande d’électricité augmente dans tous les scénarios au moins jusqu’en 2012. En revanche, le besoin en nouvelles capacités de production ou la nécessité d’augmenter les importations jusqu’en 2035 sont sensiblement plus importants dans le scénario I que dans le scénario IV (voir tableau 1). On a examiné sept variantes d’offre destinées à combler la pénurie de courant. A Nucléaire: le besoin de développement est principalement couvert dès 2030 par de nouvelles centrales nucléaires (CN); des importations d’électricité sont provisoirement nécessaires entre 2020 et 2030. B Nucléaire et fossile centralisé: des centrales à gaz combinées sont construites dans un premier temps, jusqu’à la mise en exploitation d’une nouvelle centrale nucléaire, pour éviter des importations d’électricité. C Fossile centralisé: des centrales à gaz combinées comblent la pénurie d’électricité jusqu’en 2035. D Fossile décentralisé: le besoin de développement est couvert par des installations de couplage chaleur-force (CCF) alimentées aux énergies fossiles. E Énergies renouvelables: les énergies renouvelables compensent à elles seules la pénurie d’électricité. F Durée d’exploitation modifiée: on postule un raccourcissement de la durée d’exploitation des centrales nucléaires existantes à 40 ans; une autre option examinée est de prolonger la durée d’exploitation des centrales de Beznau et de Mühleberg à 60 ans. G Importations: la pénurie d’électricité est avant tout compensée par des importations.  Toutes les variantes possibles pour couvrir le besoin en électricité présentent des avantages et des inconvénients. L’énergie nucléaire est certes exempte d’émissions de CO2 et bon marché comparée à d’autres technologies de production, mais la question des déchets n’est pas résolue et l’acceptation de la société n’est pas garantie. Les centrales à gaz combinées sont constructibles rapidement et à un coût avantageux, mais elles alourdissent le bilan des émissions de CO2 et accroissent la dépendance envers les énergies fossiles. Les agents énergétiques renouvelables sont durables, mais chers; certains ont, en outre, un impact sur le paysage. La variante des importations est en principe avantageuse quant aux coûts, mais des pénuries d’origine physique peu-vent survenir, par exemple en cas de vagues de froid; la sécurité de l’approvisionnement en serait affectée et des risques financiers élevés pourraient surgir. Toutes les variantes d’offre ne sont pas calculées pour chacun des scénarios (voir tableau 2). Par exemple, dans le scénario I, la «poursuite de la politique actuelle» n’est pas compatible avec l’offre E «énergies renouvelables», puisque les potentiels exploitables pour couvrir l’importante demande sont trop réduits par manque d’instruments promotionnels. Les variantes D et E ne sont réalisables que dans les scénarios III et IV, mais la variante D achoppe aux limites des potentiels de production envisageables et la variante E est entachée, en particulier pour la géothermie, d’incertitudes quant aux développements technologiques. De ce fait, une combinaison des variantes d’offre D et E s’avère judicieuse pour les scénarios III et IV. Une autre association judicieuse se présente dans le scénario III, celle des centrales à gaz combinées avec les énergies renouvelables (variantes C et E). La production d’électricité requiert alors d’ajouter deux centrales à gaz combinées – pour lesquelles on postule la combustion de 20% de gaz de bois – à celle projetée à Chavalon. Avec la variante G, la couverture de la pénurie est assurée par les importations de courant. En principe, la possibilité existe que des acteurs suisses prennent des participations dans des centrales étrangères (centrales nucléaires, centrales fossiles-thermiques), car des contrats de prélèvement à long terme devraient être possibles au prix du coût marginal également dans un marché ouvert. Si du courant vert est importé, il faut prévoir le cofinancement des coûts de revient, qui seront relativement élevés par rapport au prix du marché pendant assez longtemps encore, et le cofinancement de la régulation par des centrales dans le pays d’origine ou par des centrales d’accumulation en Suisse, qui sera requise en cas d’injection stochastique (énergies éolien-ne et solaire). Afin de pouvoir comparer les coûts des variantes d’offre, on calcule la valeur escomptée des coûts totaux directs nécessaires au développement de l’une ou l’autre filière. S’agissant des centrales nucléaires, tous les coûts (y compris ceux de la gestion des déchets) sont pris en compte, à l’exception, toutefois, des suppléments subjectifs pour ris-ques. Pour les centrales à gaz combinées, on a tenu compte des coûts de compensation du CO2. Les effets des diverses variantes d’offre sur les coûts du réseau sont controversés; pour la période considérée, ils ne devraient pourtant diverger que faiblement, puisque tous les scénarios reposent sur les mêmes structures économiques, infrastructures et parcs immobiliers. Si nous prenons, comme base de comparaison, les coûts totaux nécessaires à couvrir la pénurie, le scénario IV est le plus avantageux puisqu’il conduit à une réduction de la consommation d’électricité. Il est intéressant de constater que les coûts totaux des variantes décentralisées du scénario IV sont de l’ordre de ceux des variantes centralisées des scénarios I et II. Le scénario III présente, en combinaison avec les variantes d’offre décentralisées, les coûts totaux les plus élevés. Cette situation s’explique par le fait qu’il faut, en raison de la croissance continue de la consommation d’électricité, exploiter d’importants potentiels dont certains sont onéreux tant dans la variante D que dans la variante E.

Effets macroéconomiques


Le modèle général d’équilibre dynamique utilisé tient compte de toutes les interdépendances économiques indigènes et étrangères. Il permet d’estimer les effets économiques et sociaux des mesures politiques. L’évaluation des effets économiques exercés par les divers objectifs en matière de CO2 requiert des hypothèses explicites quant aux autres objectifs que l’économie mondiale se fixe en matière d’énergie et de politique environnementale. Aussi bien l’harmonisation internationale des objectifs en matière de CO2, acceptée sur la base d’une consultation d’experts, que l’instrument des taxes incitatives exerceront des effets macroéconomiques modérément négatifs sur les variantes étudiées en matière de politique énergétique: il faut donc prévoir une diminution limitée de la consommation et du nombre de places de travail. Les coûts de réduction du CO2 suisse sont nettement plus bas si une compensation à l’étranger est autorisée. Toutefois, si les coûts spécifiques de réduction du CO2 sont environ dix fois plus élevés en Suisse qu’à l’étranger, les instruments et les mesures indigènes visent aussi à garantir la sécurité de l’approvisionnement, laquelle est affaiblie par la diminution des émissions de CO2 à l’étranger. L’accroissement de l’efficacité énergétique en Suisse implique, en outre, des progrès techniques et des gains de confort (notamment dans le domaine du bâtiment), qui ne seront pas exploités si l’on intensifie le commerce international du CO2.

Résumé et conclusions


Dans l’univers correspondant au scénario I («poursuite de la politique actuelle»), le progrès technique autonome compense l’augmentation de la demande énergétique causée par le développement économique et démographique, si bien que l’on peut escompter une demande qui demeurerait à son niveau actuel d’ici à 2035. Le scénario II («collaboration renforcée») prévoit une réduction de la demande énergétique par rapport au scénario I, sans, toutefois, postuler un renversement de tendance. Le système énergétique global suisse réagit peu aux modifications de prix. Pour réduire sensiblement la demande d’énergie – et donc les émissions de CO2 – et ralentir la progression de la consommation énergétique par rapport au niveau actuel, il faut coordonner aux plans national et international les changements de priorités auxquels les politiques énergétique et environnementale sont confrontées (ce que supposent les scénarios III et IV). Il est exclu que la Suisse fasse cavalier seul. La mise en oeuvre d’une telle politique passe par une taxe incitative frappant tous les agents énergétiques au niveau de la consommation finale et dont l’effet est d’accroître sensiblement les prix de l’énergie. Le scénario IV postule, en outre, que les potentiels de nouvelles technologies clés soient exploités pour accroître l’efficacité. Par ailleurs, on part du principe que l’on utilisera moins de surfaces et de prestations de transport tandis que l’évolution économique restera stable. La réorientation coordonnée des politiques énergétique et environnementale à l’échelle internationale a un impact quelque peu négatif sur la consommation et l’emploi en Suisse. Selon le degré d’intervention, les instruments de mise en oeuvre requièrent des décisions, conventions, modifications d’ordonnance, nouvelles lois ou modifications de la Constitution. Les agents énergétiques fossiles conservent une importance considérable dans les scénarios III et IV, mais celle-ci se réduit respectivement d’un tiers et de 50% par rapport au scénario I. Les économies de carburant entraînent des pertes de recettes fiscales sur les huiles minérales qui se chiffrent en milliards. Il sera nécessaire de trouver des financements de remplacement pour les dépenses d’infrastructures. Quel que soit le cas de figure, trouver des solutions et les mettre en oeuvre requerra de tous les groupes impliqués une ferme volonté de compromis. Les Perspectives énergétiques constituent une base complète, étayée scientifiquement, pour apprécier qualitativement et quantitativement les conséquences des diverses mesures nécessaires actuellement en discussion.

Graphique 1 «Procédure méthodologique»

Graphique 2 «Demande d’énergie finale et d’électricité: évolution 1950-2004 etprévisions jusqu’en 2035 selon les scénarios»

Tableau 1 «Variantes pour la couverture de la pénurie: investissements requis et coûts totaux escomptés»

Tableau 2 «Modifications entre 2000 et 2035 En %»

Proposition de citation: Felix Andrist ; Michel Piot ; (2008). Perspectives énergétiques 2035: il faut modifier les priorités en matière de politique énergétique. La Vie économique, 01 janvier.