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Les marchés nomades, moteurs de la concurrence universelle

Le contexte de la concurrence internationale a changé de fond en comble. Le déplacement des centres de gravité a réorganisé la géographie économique. Les acteurs ont eux-mêmes changé: jusqu'ici, les entreprises pouvaient être rattachées à une patrie politique; l'apparition de chaînes mondiales de création de valeur rend cette classification obsolète. À cela s'ajoute le fait que la révolution du marché des capitaux, avec ses nouveaux outils et possibilités, transforme à vue d'oeil la structure de l'actionnariat de nombreuses entreprises. En se basant sur de nouvelles données, des analystes de l'OCDE tentent de décrire les acteurs et le fonctionnement de ce paysage. Ils remettent, par ailleurs, en question le taux prétendument élevé d'intégration de la Suisse dans le monde Une version longue de cet article est disponible à l'adresse www.eda.admin.ch , rubriques «Thèmes», «Organisations internationales», «OCDE», «Délégation suisse». .



Aujourd’hui, les grands moteurs de la concurrence universelle ne sont plus les pays industrialisés classiques de l’OCDE, mais les pays émergents. Ces cinq dernières années, le Bric (Brésil, Russie, Inde et Chine) a, à lui seul, contribué davantage à la croissance générale que toute la zone OCDE. À pouvoir d’achat égal, sa quote-part au PIB mondial est passée de 18% (début des années nonante) à 27% (2007). Celle de tous les pays hors OCDE a atteint 46% (voir graphique 1 ). À un rythme hallucinant, la Chine a presque quintuplé sa part entre 1980 et 2000, alors que celle de l’Asie méridionale (l’Inde surtout) se «contentait» de doubler. En 2008, la Chine deviendra probablement le plus grand exportateur du monde. En plus de cela, les exportations de haute technologie du Bric ont doublé en passant de 15% (1996) à 30% (2004). L’image d’une Asie «atelier mondial» n’est plus entièrement pertinente. Cette évolution donne un avant-goût de ce qui pourrait se passer dans le secteur des services, où l’OCDE assure encore 80% des échanges internationaux.   Les taux actuels de croissance par habitant des pays du Bric et leur démographie (toujours) dynamique modifient radicalement le classement traditionnel des PIB. Si l’on tient encore compte du pouvoir d’achat, il faudrait remettre foncièrement en question la prétention du G8 à dominer l’économie mondiale (voir graphique 2 ).

La mondialisation se généralise et atteint les PME


Jusqu’ici, la mondialisation a été marquée par l’expansion rapide des exportations et investissements de l’OCDE. La nouveauté – ou plutôt la réalité qui s’impose peu à peu – est la fragmentation géographique des chaînes de création de valeur. Il se fabrique et il s’échange toujours moins de produits , mais toujours plus de composants de produits. En 2003, ces derniers représentaient déjà 54% de toutes les marchandises échangées. Les produits sont donc de plus en plus fabriqués à partir de composants importés. En règle générale, plus le produit final est complexe, plus la production est fragmentée. Ces imbrications rendent toujours plus difficile la définition des «intérêts économiques nationaux» et donc leur défense, étant donné que les entreprises et les produits perdent de plus en plus leur caractère national.   Tout cela n’est pas sans affecter les petites et moyennes entreprises (PME), car il s’instaure progressivement un système mondial de sous-traitants pour les biens industriels. Les PME nationales de sous-traitance considèrent de plus en plus leurs relations traditionnelles avec les grandes entreprises dans un contexte de concurrence internationale, dès que celles-ci commencent à percevoir les possibilités du marché international. Des études récentes de l’industrie automobile et du secteur touristique montrent qu’en de telles périodes de changement, les PME doivent souvent prendre des décisions stratégiques: une entrée dans les chaînes mondiales de création de valeur est-elle possible, et comment? En cas de réussite, de nouvelles possibilités s’ouvrent de devenir fournisseur d’autres gros clients internationaux.

Changement du rapport entre capital et production


L’accélération de cette nouvelle mondialisation est inconcevable sans la révolution survenue sur le marché international des capitaux. Le secteur des services financiers actuel n’a plus grand-chose à voir avec celui d’il y a vingt ans. Le montant total des actifs financiers, qui représentait encore 109% du PIB mondial en 1980, était de 316% en 2005 (voir graphique 3 ). Les dépôts bancaires traditionnels ne représentent plus que 27% de l’ensemble (42% en 1980), les trois quarts restants étant «en mouvement». En sont responsables la liquidité mondiale croissante et la création d’outils financiers recourant aux plates-formes électroniques de commerce, en particulier la titrisation des dettes («securitization») sous toutes ses formes complexes. Avec ses nouveaux acteurs (capital-risque, fonds spéculatifs, fonds institutionnels, fonds souverains), le marché international des capitaux assume de façon croissante les rôles traditionnels du financement des entreprises.   Premièrement, les opérations de crédit gagnent en souplesse et en complexité pour les particuliers et les acteurs commerciaux, ce qui permet une planification à plus long terme, indépendamment du flux de trésorerie du moment. Deuxièmement, l’effet de levier des nouveaux véhicules d’investissement permet des changements de main et des reprises au-delà des frontières dans des dimensions in-connues jusque-là. La structure de l’actionnariat, d’abord familiale, puis nationale, des entreprises fond à vue d’oeil. La nationalité d’une entreprise ne disparaît pas seulement du fait de la constitution de chaînes mondiales de création de valeur, mais aussi par fragmentation de la propriété.

Naissance d’un marché mondial du travail


D’un point de vue statistique – c’est-à-dire en moyenne -, la mondialisation, définie comme le déchaînement de la concurrence économique à l’échelle universelle, reste incontestablement un succès. Il est prouvé que la libéralisation et l’ouverture des trois dernières décennies ont dopé la croissance, la prospérité et les emplois dans toute l’OCDE et ont embarqué d’autres pays dans un processus de croissance générale. Contrairement à des craintes répandues, ce phénomène s’applique aussi à la concurrence sur les marchés mondiaux du travail. Dans l’OCDE, l’ouverture, la concurrence, la libéralisation et la mobilité n’ont pas abouti à réduire le nombre des postes de travail, mais au contraire à l’augmenter. Il est, toutefois, vrai que cette évolution s’accompagne d’un nombre croissant d’emplois à temps partiel, d’où l’apparition dans plusieurs pays de l’OCDE d’un marché à deux vitesses. La faute n’en est, cependant, pas à la libéralisation, mais à son absence, elle-même due à une politique de l’emploi qui, au lieu de défendre les salariés, protège les emplois existants (des «insiders») et en complique l’accès aux oubliés du marché du travail («outsiders»).   Il existe, cependant, des victimes de la mondialisation dans les pays de l’OCDE. On les trouve dans des secteurs spécifiques (à faible technologie) et parmi certains salariés (peu qualifiés). La libéralisation internationale du marché du travail équivaut en fin de compte à un déplacement de l’offre. Dans ce processus, c’est surtout la partie la moins bien formée de la main-d’oeuvre des secteurs industriels traditionnels de l’OCDE qui subit la concurrence internationale. Pour les intéressés – et pour les politiciens qui les représentent -, le fait que le résultat global moyen soit positif n’a pas d’importance. Le chômage individuel – et son coût politique (non-réélection) – sont des échéances à court terme. Dans ce sens, la mondialisation n’est pas un jeu gagnant-gagnant.   Il n’est donc pas surprenant que les der-niers chiffres de l’OCDE révèlent que les bas revenus ont stagné au Japon, aux États-Unis et en Europe, alors que les hauts revenus ont crû. En Suisse, toutefois, les écarts sont minimes, tant en ce qui concerne le différentiel que la tendance. Si l’on examine encore l’évolution du revenu disponible Pour la même période (1995-2002), d’autres enquêtes supposent une réduction encore plus forte des emplois industriels en Chine: de 95 à 83 millions (voir OCDE, 2007b, p. 93-94). Dans les régions urbaines de Chine, les salaires réels ont doublé entre 2000 et 2005 (voir OCDE, 2007j, p. 36). . L’OCDE estime qu’au bout du compte, un cinquième des emplois perdus parmi ses membres l’ont été au profit d’autres pays extérieurs, le reste étant dû aux innovations et à une politique de l’emploi inadaptée. C’est là, en effet, la seule manière d’expliquer que des pays de l’OCDE qui connaissent le même degré d’ouverture accusent des structures salariales et des taux de chômage très différents. Si la délocalisation était la cause principale des pertes d’emploi, la Suisse devrait avoir un des plus forts taux de chômage de l’OCDE puisqu’elle est un des pays les plus ouverts. Or, c’est le contraire qui est le cas.

Quelle stratégie de mondialisation pour la Suisse?


Le déplacement des centres de gravité géographiques, la naissance de chaînes mondiales de création de valeur, la pression croissante sur les PME, la «nomadisation» des entreprises et de leur actionnariat, mais aussi du travail et des travailleurs, sont des fait appelés à persister.   Où en sont la Suisse et son économie, dans ce contexte? La Suisse obtient régulièrement d’excellentes notes pour son ouverture, sa sécurité, sa fiabilité et sa main-d’oeuvre à la fois souple et hautement qualifiée. Quelle stratégie de mondialisation un gouvernement chargé de préserver l’unité nationale doit-il adopter face au fait que la nation disparaît en tant qu’unité économique? Pays des salaires et des prix forts, la Suisse n’a d’autre choix que de s’imposer au sommet de la chaîne mondiale de création de valeur.   Les premières décennies marquées par une politique active d’innovation en Suisse et dans d’autres pays d’Europe («stratégie de Lisbonne») ont montré qu’il est difficile, voire impossible aux politiciens de planifier l’innovation. Lors du passage à une société de services et du savoir, le politique doit fournir les bonnes incitations aux entreprises, travailleurs et investisseurs suisses et étrangers. Si l’on considère les chiffres décevants de la Suisse en matière d’augmentation de la productivité – qui sont en fin de compte le résultat de tous les efforts d’innovation -, le doute est permis. Le rapport actuel de l’OCDE sur la Suisse la met clairement en garde contre un nouveau déclin de sa prospérité relative.   Le problème fondamental qu’affronte la Suisse est l’étroitesse des bases de son succès:   1. Par rapport à sa population, aucun autre pays ne connaît pareille densité de sociétés multinationales de pointe, opérant avec un succès extrême sur le marché mondial Dans le FDI Regulatory Restrictiveness Index de l’OCDE, qui mesure les écarts entre les conditions faites aux étrangers qui investissent dans les infrastructures d’un pays et le traitement des investisseurs nationaux, la Suisse figure régulièrement en queue du peloton. . Malgré la disponibilité quasi générale de l’ADSL, le réseau TIC de Suisse est en retard sur ses concurrents, tant du point de vue de la structure des prix (bande large, téléphonie mobile) que de celui de la qualité (rapidité du téléchargement).

Une politique économique davantage centrée sur la promotion de la Suisse


Jusqu’ici, la politique économique de la Suisse a toujours été axée sur la défense des intérêts de ses entreprises et de ses travailleurs. Cette tâche devient toujours plus difficile et perd de son sens du fait que les entreprises – mais aussi la main-d’oeuvre – s’affranchissent du territoire suisse au fur et à mesure que la mondialisation progresse.   La politique économique de l’avenir doit donc se concentrer davantage sur la promotion de la place économique suisse et miser sur les facteurs non mobiles (matières premières, réglementation, sécurité, environnement, finances et infrastructures publiques) pour affronter la concurrence d’autres places dans le monde. Qu’il s’agisse d’entreprises, de main-d’oeuvre ou de capital est secondaire. Cette réalité exige de s’y habituer, parce qu’elle entre en conflit avec le but constitutionnel qu’est l’indépendance. Si la politique ne parvient pas à offrir un abri durable aux marchés nomades, il sera malaisé de garantir la prospérité de tous les niveaux de revenu.

Graphique 1 «Évolution de la quote-part des grands ensembles économiques dans le PIB mondial (en %), 1993-2008»

Graphique 2 «Produit intérieur brut du G12 (G7+Bric+Suisse) en tenant compte ounon de la parité de pouvoir d’achat (PPA), 2006»

Graphique 3 «Taille comparée des indicateurs économiques et financiersa, 2005»

Encadré 1: Bibliographie
– OCDE, The Changing Nature of Manufacturing in OECD Countries, STI Working Paper 2006/9, DSTI, Dirk Pilat, Agnès Cimper, Karsten Olsen et Colin Webb, 2006a.- OCDE, Examens de l’OCDE des politiques d’innovation: Suisse, 2006b.- OCDE, Perspectives de l’investissement international, 2007a.- OCDE, Comment rester compétitif dans l’économie mondiale: progresser dans la chaîne de valeur, 2007b.- OCDE, Perspectives économiques, juin 2007, n° 81 (2007c).- OCDE, L’innovation: programme d’action de l’OCDE pour la croissance et l’équité, C/MIN(2007)2/ANN2, 11 mai 2007 (2007d).- OCDE, Making the Most of Globalisation, C/MIN(2007)1/ANN, 26 mars 2007 (2007e).- OCDE, Réformes économiques: objectif croissance, 2007f.- OCDE, Enhancing the Role of SMEs in Global Value Chains, 2007g, CFE/SME(2006)12/REV2.- OCDE, Étude économique de la Suisse 2007 (2007h).- OCDE, Innovation and Growth: Rationale for an Innovation Strategy, 2007i.- OCDE, Perspectives de l’emploi de l’OCDE, 2007 (2007j).

Proposition de citation: Stefan Flueckiger (2008). Les marchés nomades, moteurs de la concurrence universelle. La Vie économique, 01 mars.