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L’importance des fonds souverains pour la Suisse

Le rôle croissant que jouent les fonds souverains (FS) sur les marchés financiers est reconnu au niveau international; il est l'expression de l'augmentation des excédents commerciaux et des revenus provenant des exportations de matières premières de certains pays extérieurs à l'OCDE. La fortune détenue par les fonds souverains est estimée à quelque 3000 milliards de dollars Évaluation du Fonds monétaire international (FMI), juillet 2007.. On prévoit qu'elle va rapidement croître au cours des prochaines années et qu'elle dépassera les 10 000 milliards de dollars d'ici 2015. Il s'agit là d'ordres de grandeur qui ne peuvent qu'attirer l'attention et qui ont également provoqué le débat en Suisse. Le présent article analyse les chances et les risques que représentent les investissements directs des FS pour la Suisse.

 Rien de neuf


Les fonds souverains ne sont pas un phénomène nouveau, puisque le Koweït, par exemple, en avait déjà constitué un dans les années cinquante. Concrètement, ce sont des véhicules d’investissements publics financés par les réserves en devises et gérés séparément des réserves monétaires. Par rapport à ces dernières, ils présentent des différences notables en matière de transparence, d’objectifs d’investissement et de risque. Certains FS gèrent aussi les fonds de caisses de pension, qui privilégient généralement la prudence dans les placements. Les banques d’État sont souvent considérées comme autant de «phénomènes FS», en particulier lorsqu’elles ont financé des fusions de banques. Certaines banques centrales gèrent aussi des fonds analogues aux FS, pro-venant de réserves en devises supérieures aux besoins de la politique monétaire. Les ana-lystes financiers considèrent souvent les FS, les fonds de couverture et les capitaux d’investissement («private equity») comme un phénomène commun du nouveau «power broker» sur le marché financier mondial, dont les fonds devraient atteindre, en 2012, 70% de ceux gérés par les caisses de pen-sion. Les deux tiers de ces fonds proviennent d’Extrême-Orient (Singapour, Chine) et de pays arabes (Émirats arabes unis, Arabie saoudite). Les fonds souverains des pays à forte production de matières premières s’alimentent des réserves en devises que celles-ci ont permis de constituer, tandis que les fonds asiatiques proviennent principale-ment des excédents commerciaux. Près de 16% de la masse formée par ces fonds est détenue par des FS de pays de l’OCDE.

Attitude des pays bénéficiaires


Jusqu’ici, les fonds souverains réalisaient surtout des investissements de portefeuille qui étaient, en règle générale, une source de liquidités bienvenue pour les pays d’accueil. Cependant, depuis qu’ils ont fait leur entrée sur la scène des investisseurs directs, un certain nombre de ces pays sont devenus plus critiques. Après des décennies de libéralisation progressive, certains États ont récemment adopté une attitude plus restrictive envers les investissements internationaux. En dehors des États-Unis, des mesures protectionnistes ont fait l’objet de discussions ou ont même été prises dans les pays du G7 comme l’Allemagne, la France, le Japon et le Canada, ainsi qu’en Chine et en Russie. Il faut distinguer deux démarches: – la première exclut les participations des investisseurs étrangers dans des entreprises de secteurs économiques spécifiques, le plus souvent à partir d’un certain seuil; – dans la seconde, les projets d’investissement étrangers doivent être soumis, sous certaines conditions, à une procédure générale de contrôle lors de leur accès au marché.  À vrai dire, ces méthodes de filtrage n’aboutissent que rarement à un refus formel d’accès au marché. Elles laissent pourtant la place à un jeu d’influence politique et peuvent avoir un effet de dissuasion considérable. D’autres États économiquement avancés comme les Pays-Bas, la Suède, l’Autriche, le Royaume-Uni et la Suisse restent en retrait en ce domaine, tout en observant avec attention l’évolution du dossier. La Commission européenne souhaite elle aussi renoncer à des mesures réglementaires, mais rappelle l’obligation de transparence des FS.

Des marchés des capitaux ouverts, une chance pour la Suisse


Peu de pays ont un intérêt aussi vital que la Suisse à l’ouverture des marchés d’investissement. Ses entreprises y figurent parmi les plus actives. Elles occupent une position de premier plan pour les investissements directs à l’étranger: 632 milliards de francs en 2006, soit 130% du PIB (un ratio qui hisse notre pays au premier rang mondial). Même les entreprises publiques suisses investissent à l’étranger (par exemple Swisscom dans la société Fastweb en Italie, les usines électriques dans des installations de production d’énergie). En 2006, 70 milliards de francs de revenus des capitaux provenant des investissements directs à l’étranger ont été versés en Suisse, ce qui correspond à plus de 12% du PNB. Le stock des investissements directs étrangers en Suisse est tout aussi important (266 milliards de francs) et contribue de façon importante à la productivité de notre pays. Un flux de capitaux libre, non discriminatoire et transparent est une condition primordiale à un financement avantageux et à un marché du contrôle des sociétés fonctionnel. C’est pourquoi la liberté des mouvements de capitaux est une préoccupation majeure de notre pays. Les FS font partie des investisseurs étrangers les plus puissants sur le long terme. La place économique suisse doit occuper une position favorable dans la concurrence internationale pour les ressources financières et les investissements. De plus, en adoptant une politique souple, la Suisse atténue le risque de discrimination auquel peuvent s’exposer ses entreprises à l’étranger.

Les risques des FS pour les investisseurs directs


Les FS ont des points communs avec les fonds de couverture et les sociétés de capital-investissement: ils sont soumis, dans leur pays d’origine, à des exigences moindres en matière de réglementation par rapport à d’autres formes de placement et, de ce fait, ils disposent d’une marge de manoeuvre particulièrement large. Pour contrer les critiques sur leur manque de transparence, les pays des FS renvoient à ces comparaisons. Certains de ces fonds offrent peu de transparence pour ce qui est de la structure de propriété, du contrôle, de leurs portefeuilles et de leurs stratégies d’investissement. En revanche, les FS se distinguent notamment des fonds de couverture et de la plupart des sociétés de capital-investissement par un horizon de placement plus lointain. La tendance des FS d’investir de plus en plus par l’entremise des fonds de couverture et des sociétés de capital-investissement complique la traçabilité des mouvements financiers. Les FS fournissent quotidiennement à l’économie mondiale pour 2 milliards de dollars de capital-risque à bas prix: grâce à leur horizon à long terme, ils contribuent à la stabilité des marchés. Étant donné l’étendue de leurs moyens, les FS doivent être considérés comme des outils servant la stabilité internationale, avec leurs risques spécifiques Par exemple, risque de distorsions internationales du cours des actions dues à de grosses réaffectations de portefeuilles d’un FS, qui peuvent être renforcées par le comportement grégaire des autres investisseurs.. On part du principe qu’à l’avenir, les FS investiront davantage sur le marché suisse, que ce soit sous la forme de portefeuilles ou d’investissements directs. Tant qu’aucune règle juridique ne limite expressément l’accès aux investisseurs étrangers, la Suisse reste ouverte aux FS. Ceux-ci sont soumis aux mêmes lois et réglementations que les autres investisseurs suisses et étrangers. Outre les avantages importants mentionnés précédemment, cette politique d’ouverture recèle certains risques et suscite des craintes. Le risque de la «renationalisation» par un État étranger d’entreprises publiques en voie de privatisation devrait figurer au premier plan pour ce qui est des entreprises de droit spécial ou en mains de l’État Notamment dans les secteurs de l’armement, de la production et du transport de l’énergie, des télécommunications, des transports et des services publics., qui échappent au contrôle étranger (ou privé suisse). On peut affronter ce risque au moyen de directives sur la structure de propriété et de contraintes en matière de comportement destinées aux entreprises qui doivent être privatisées. Par ailleurs, les FS pourraient utiliser leur puissance financière pour prendre le contrôle de technologies-clés (comme la haute technologie ou l’industrie pharmaceutique) ou d’autres domaines de la propriété intellectuelle (comme le savoir-faire des spécialistes financiers). Ils ne se distinguent pas ainsi des investisseurs privés, qui cherchent également à acquérir du savoir-faire. D’ailleurs, la propriété intellectuelle est aussi négociable sans acquisitions d’entreprises et elle n’est pas tributaire de l’implantation géographique. Pour résister à la concurrence dans le domaine de l’innovation, la promotion économique doit de toute façon bénéficier de conditions-cadres favorables. Les FS pourraient acquérir des entreprises suisses pour délocaliser des emplois dans leur pays d’origine. Ils ne devraient, toutefois, pas être plus tentés que les autres investisseurs suisses et étrangers. Le choix des sites de production est déterminé par des avantages comparatifs et les diverses conditions offertes par le marché (personnel qualifié, coûts salariaux, etc.). En général, les délocalisations qui ne tiennent pas compte de ces facteurs ne sont pas durables et échouent. Là où l’emploi résiste le mieux, la réglementation est favorable à la concurrence et la politique en matière de formation renforce la compétitivité de la place économique. Les investissements restent en Suisse.  Les FS qui soutiennent ou financent les entreprises publiques de leur pays d’origine pourraient être tentés d’acquérir leurs concurrents dans d’autres pays – donc en Suisse -, afin d’asseoir leur position sur le marché. Une telle attitude ne mènerait, cependant, pas à l’objectif visé, car le FS, ou les entreprises qu’il sponsorise, ne pourrait pas empêcher que de nouveaux concurrents s’infiltrent dans la brèche. Compte tenu de leur objectif qui est de placer les biens de l’État le mieux possible, on peut supposer que les FS adoptent une attitude qui tienne compte des principes économiques. Cela n’implique pas seulement qu’ils investissent leurs fonds là où ils obtiennent le meilleur rendement comme tous les autres investisseurs; ils recherchent, en outre, de plus en plus une gestion professionnelle par des spécialistes expérimentés au niveau international. Ils ont un grand intérêt pour les marchés d’investissement ouverts, ce qui les incite à entreprendre des actions qui pourraient pousser les pays d’accueil au protectionnisme.  À ce jour, on ne connaît aucun cas où un investissement réalisé par un FS pourrait confirmer des craintes en matière de sécurité militaire, de sécurité de l’approvisionne-ment ou de délocalisation des emplois ou de technologies-clés. On ne peut, pourtant, pas entièrement exclure qu’un FS, dans certains cas, cesse de se comporter comme un investisseur «normal» et qu’il poursuive (aussi) les objectifs politiques de son pays d’origine.

Le cadre légal des investissements étrangers en Suisse


La Suisse ne connaît pas de système généralisé de contrôle de l’accès des inves-tissements étrangers. Celui-ci serait incompatible avec le principe de la liberté économique (art. 27 CF). Afin de sauvegarder les intérêts supérieurs du pays, la législation suisse protège d’un contrôle privé et étran-ger certains secteurs, dont l’acquisition par des FS pourrait s’avérer délicate. Il s’agit principalement des services et de l’infrastructure, comme les CFF ou la société nationale de gestion du réseau électrique. Cette dernière doit être en mains des cantons et des communes conformément à la nouvelle loi sur l’approvisionnement en électricité. En matière de concessions, les collectivités publiques ont la possibilité – par exemple dans le domaine de la production d’énergie -, d’édicter des directives sur la structure de propriété des concessionnaires. Dans les autres secteurs, il incombe aux entreprises de se protéger contre les investissements indésirables suisses ou étrangers. Ainsi, selon le droit suisse des sociétés, les entre-prises ont la possibilité de prévoir dans leurs statuts une limitation du droit de vote ou de restreindre la transmissibilité des actions, en usant des possibilités que la législation prévoit pour les actions nominatives. La légis-lation oblige également à annoncer les in-vestissements dans des sociétés cotées en Bourse. L’acquisition d’immeubles par des personnes à l’étranger est soumise à autorisation dans la mesure où elle ne sert pas à exploiter un établissement stable. De même, pour les investissements directs provenant de l’étranger, il faut respecter des directives en matière de surveillance sectorielle et financière.

Les travaux au niveau international


Dernièrement, certains États ont fait part de leur intention de se pencher davantage sur les questions de transparence, de surveillance et de contrôle des fonds souverains. C’est la raison pour laquelle le Fonds monétaire international (FMI) a été chargé d’élaborer un code de conduite non contraignant pour les fonds souverains. L’OCDE, quant à elle, publiera des recommandations pour éviter de restreindre inutilement l’accès au marché des pays d’accueil. L’élaboration d’un code de conduite a la priorité au FMI. Actuellement, le contexte politique international semble se prêter au moins à la création d’un tel texte sur une base volontaire (bonnes pratiques dans le domaine de l’organisation, gestion des risques, transparence et obligation de rendre compte). Ces directives pourraient indiquer, premièrement, que les FS devraient être aussi indépendants des gouvernements que le sont, dans l’idéal, les banques centrales, ce qui pourrait être obtenu par un mandat de prestations clair et une protection statutaire ad hoc; deuxièmement, il faudrait contrôler les limites de participation. Si le FMI ne parvenait pas à régler ce point, l’OCDE pourrait s’en charger puisqu’elle se consacre de toute façon à la politique d’investissement des pays d’accueil. La Suisse participe activement aux travaux des deux organisations. La question de savoir quand, le cas échéant, le FMI et l’OCDE pourront apporter des réponses concrètes à ces préoccupations reste ouverte et suppose un consensus international. On attend les premiers résultats du FMI à la fin de l’année et ceux de l’OCDE d’ici au milieu de 2009. Les travaux menés à l’échelle internationale ne pourront certes pas répondre à toutes les questions soulevées par les fonds souverains. Cependant, des directives multilatérales pourront aider les pays cibles à apprécier les risques et à imposer un éventuel cadre réglementaire.

Encadré 1: L’attitude de la Suisse
L’entrée des fonds souverains sur la scène des investisseurs actifs s’accompagne de chances et de risques pour une économie appliquant le principe de la liberté d’investissement. La Suisse, petite économie ouverte qui s’appuie sur une place financière forte, a un intérêt particulier à conserver un marché des capitaux libre, non discriminatoire et transparent ainsi qu’un marché du contrôle des sociétés fonctionnel. Une politique ouverte de la Suisse à l’égard des investissements étrangers lui garantit un apport de capital et de savoir-faire suffisant, condition indispensable à sa compétitivité. Une politique souple est nécessaire, car, dans le cas contraire, le risque de discrimination pour les investisseurs directs suisses à l’étranger augmenterait, ce qui serait catastrophique étant donné l’importance des investissements étrangers pour nos entreprises et le revenu national. Les réglementations intérieures ne doivent donc pas opérer de distinction entre les investisseurs selon leur nationalité ou leur statut.

Proposition de citation: Michael Schmid ; Fred Buerki ; (2008). L’importance des fonds souverains pour la Suisse. La Vie économique, 01 juillet.