Révision de la LACI: un débat entre partenaires sociaux
La Vie économique: Que dites-vous de l’orientation fondamentale de la révision, telle qu’elle ressort du message du Conseil fédéral? Suzanne Blank: Du point de vue des syndicats, la 4e révision partielle de la LACI est une nécessité urgente. Pourquoi? Ces dernières années, l’AC était trop bon marché. C’est pourquoi, après quatre ans de haute conjoncture, elle est gravement endettée, à hauteur de 4 milliards de francs environ. Notre priorité est donc de l’assainir. Nous rejetons cependant la plupart des réductions de prestations, parce qu’elles n’ont rien à voir avec le renforcement du principe d’assurance invoqué par le Conseil fédéral, mais constituent simplement des coupes dans les prestations de base. Kurt Gfeller: Les grands buts de la révision de la LACI s’accordent avec les nôtres, mais la méthode choisie pour les atteindre est entièrement fausse. Nous nous prononçons catégoriquement contre l’augmentation des cotisations. Nous sommes opposés à l’idée de vouloir toujours combler les trous financiers des assurances sociales en adaptant les recettes. Les buts visés doivent uniquement être atteints par une réduction des prestations. La Vie économique: Dans la révision en cours, l’effectif moyen de chômeurs – hors événement conjoncturel – a été relevé de 100000 à 125000. Les partenaires sociaux partagent-ils l’idée que cette adaptation est juste? K. Gfeller: On a bien vu ces dernières années que le chiffre de 100000 était manifestement trop bas, mais je ne mettrais pas ma main au feu pour la nouvelle moyenne. Les évaluations dépendent toujours des hypothèses qui les fondent; l’avenir montrera si celles utilisées ici sont exactes. S. Blank: La moyenne de 125000 chômeurs est réaliste. Elle équivaut à un taux de chômage de 3,2%. En comparaison internationale, nous faisons toujours relativement bonne figure. La Vie économique: Selon le Conseil fédéral, l’objectif d’équilibrer les comptes de l’AC doit être atteint par un ensemble de mesures combinant réduction des prestations et augmentation des cotisations. À quel point est-on – ou non – satisfait de la solution proposée? K. Gfeller: L’Union suisse des arts et métiers rejette clairement l’augmentation des cotisations. Nous sommes d’avis que les mesures proposées ne sont absolument pas équilibrées et que la balance penche trop du côté des recettes supplémentaires. Sur les 530 millions de francs d’économies avérées, 150 ne sont pas de véritables réductions des prestations: 90 millions proviennent de la disparition du modèle genevois, déjà décidée précédemment, et les 60 millions résultant de la baisse du plafond annuel fixé pour le financement des mesures relatives au marché du travail (MMT) n’ont rien à voir avec la révision. Restent 380 millions d’économies effectives, contre 850 millions de cotisations supplémentaires. S. Blank: Revenons sur les chiffres du message. Pour nous aussi, ils ne sont pas équilibrés… mais dans l’autre sens. Au cours de l’élaboration du message, la part des prestations réduites n’a cessé d’augmenter. Dans le rapport d’experts de 2006, il était encore question d’économiser 430 millions de francs sur les prestations. Ce montant a ensuite été porté à 530 millions dans le message, alors que le Conseil fédéral faisait marche arrière sur l’augmentation des cotisations: là où le rapport d’experts recommandait une hausse de 0,3% pour équilibrer les comptes, il n’en faudrait plus désormais que 0,2%. Voilà pourquoi les syndicats sont déçus du Conseil fédéral. La dernière révision visait – en tous cas à nos yeux – manifestement à démanteler les prestations et nous avons toujours dit qu’il n’y avait plus de place pour de nouveaux abandons. K. Gfeller: J’en reste à ce que j’ai dit: les vraies économies ne sont que de 380 millions. Le Conseil fédéral jette de la poudre aux yeux en énumérant des mesures qui n’ont rien à voir avec la révision. Les 850 millions de recettes supplémentaires, eux, sont parfaitement avérés. Le déséquilibre est patent. La Vie économique: La Conférence des directeurs cantonaux des affaires sociales (Cdas) craint que les mesures d’économie demandées par le Conseil fédéral n’aboutissent à un transfert des coûts vers l’aide sociale des cantons et des communes. Cette critique vous surprend-elle? K. Gfeller: Il fallait s’y attendre. Les directeurs cantonaux des affaires sociales ont pris depuis quelque temps l’habitude de se dé-barrasser sur d’autres des coûts qui risqueraient de leur être imputés. L’AI en est un exemple typique. Les cas survenus à Berne et à Zurich, rendus publics tout récemment, démontrent qu’il existe encore un potentiel d’économies considérable. Plus les coûts sont imputés là où ils se produisent effectivement, plus on se préoccupe rapidement du problème pour mettre sur pied un traitement au cas par cas. S. Blank: Les inquiétudes des cantons sont plus que justifiées. Elles portent notamment sur trois mesures: 1° l’allongement de la période minimale de cotisation, 2° la non-prise en compte des indemnités compensatoires pour un nouveau délai-cadre, 3° la réduction massive des indemnités journalières pour les assurés libérés des conditions relatives à la période de cotisation. De ce fait, les assurés arrivent plus vite en fin de droits ou l’argent touché ne suffit plus pour vivre, et ils doivent être transférés à l’assistance. Il en résulte ainsi un report massif des charges sur les cantons, ce qui, en fin de compte, se retourne aussi contre les chômeurs. Il ne s’agit pas, en effet, de personnes qui ne trouvent pas de travail pour des raisons étrangères au marché, mais bien d’assurés qui sont renvoyés de l’AC à l’assistance sociale. K. Gfeller: Je pense qu’il faut piloter la réinsertion professionnelle par d’autres incitations. Je trouve incompréhensible que nous connaissions actuellement une pénurie aiguë de spécialistes et que nous devions recruter presque des dizaines de milliers de personnes à l’étranger. De l’autre côté, nous ne parvenons pas à réduire le nombre de chômeurs – et cela uniquement parce que les incitations censées ramener les gens au travail sont insuffisantes. S. Blank: Il est vrai que l’on manque de spécialistes. Il s’agit toutefois d’un problème de formation qui ne peut être résolu par l’AC. K. Gfeller: Ce que vous dites est sans doute vrai, pour les spécialistes, mais il y a aussi une quantité de nos concitoyens qui refusent des emplois non qualifiés. Il suffit de voir l’hôtellerie/restauration: le personnel suisse y est devenu une quasi-exception! La Vie économique: Comment jugez-vous le relèvement de 2 à 2,2% du taux de cotisation, censé fournir 486 millions de francs de recettes supplémentaires? K. Gfeller: Considérons l’ensemble des assurances sociales et leur financement. L’AI est principalement assainie par les recettes; l’AVS coûtera à l’avenir beaucoup plus, sans parler de la prévoyance professionnelle; les assurances versant des indemnités journalières ont aussi connu récemment des relèvements sérieux. Les PME sont donc nettement d’avis que ce n’est pas en faisant massivement appel aux cotisations que l’AC sera assainie: c’est impossible! S. Blank: L’AI touche un financement supplémentaire grâce à la TVA. Nous parlons ici de cotisations salariales. Je le répète: l’AC était trop bon marché ces dernières années. Nos calculs étaient mal faits. Entre 1995 et 2003, le taux de cotisation était de 3%; depuis, il n’est plus que de 2%, ce qui s’est révélé trop bas. Voilà pourquoi nous estimons qu’un relèvement de seulement 0,2% ne suffit pas. Nous proposons qu’il soit d’au moins 0,5%. On pourrait alors renoncer à une grande partie des réductions de prestations. K. Gfeller: Je m’insurge contre l’idée que l’AC aurait été trop bon marché. Le problème est que nous ne parvenons pas à insérer les gens dans le monde du travail. L’immigration montre pourtant que ce ne sont pas les emplois qui manquent, mais on n’incite pas les gens à les occuper. S. Blank: Il est évident que l’économie a pu profiter de la libre circulation. De nombreuses personnes sont venues en Suisse pour y trouver ce que l’employeur appelle de bonnes conditions de travail. Peut-être certains n’ont-ils pas remarqué qu’il existe des Suisses et des Suissesses qui pourraient être employés. Chaque reprise conjoncturelle a vu le taux de chômage fortement descendre. Cela signifie que les gens ne s’accrochent pas à l’AC. C’est pour cela que je ne peux pas laisser passer l’insinuation que ce sont des fainéants qui se servent du chômage comme d’un oreiller de paresse. Ce type d’argument est vraiment passé de mode. La Vie économique: Comment réagissez-vous concrètement aux mesures d’économie préconisées par le Conseil fédéral? S. Blank: L’allongement de la période minimale de cotisation passe complètement à côté des réalités du marché du travail. Depuis des années, en effet, la Suisse tend vers davantage de flexibilisation: travail sur appel, contrats de durée limitée, travail temporaire, etc. Les travailleurs risquent également davantage de tomber au chômage. Or c’est justement pour amortir ce piège qu’est conçue l’AC. En allongeant les périodes de cotisation, on punit doublement les travailleurs intermittents: non seulement le risque qu’ils deviennent chômeurs est particulièrement élevé, mais il faudrait supprimer une partie des aides qu’ils touchent! Cet allongement contredit en outre un des principes de l’AC, qui est de les réinsérer durablement dans le marché du travail. K. Gfeller: L’Usam approuve les mesures d’économie, en particulier celles concernant les jeunes ayant achevé leur formation. On ne leur rend pas service en les faisant dépendre de l’État à cet âge. En règle générale, la jeune génération ne subit pas de perte de revenu à la fin de sa formation. La Vie économique: Que dites-vous des autres mesures d’économie? S. Blank: En supprimant les indemnités compensatoires, on fait définitivement fausse route, car on réduit l’efficacité du «gain intermédiaire», un instrument pourtant précieux. En outre, la réduction massive de la période d’indemnisation pour tous les assurés libérés des conditions relatives à la période de cotisation nous pose problème: elle frappe une fois de plus la main-d’oeuvre la plus faible, autrement dit les femmes divorcées et celles qui veulent reprendre le travail. Cette mesure est totalement erronée du point de vue social, d’autant plus qu’on prétend toujours vouloir augmenter le taux d’activité des femmes. K. Gfeller: Comme je l’ai dit, nous estimons, nous, que les mesures d’économie ne vont pas assez loin. On pourrait par exemple concevoir des indemnités journalières dégressives. On constate déjà que les sorties de l’AC s’accélèrent toujours juste avant qu’une mesure ne commence à faire mal. En réduisant, par exemple, périodiquement les indemnités journalières de 5%, on créerait une incitation supplémentaire à retrouver rapidement un nouvel emploi. La Vie économique: La dette actuelle devrait être épongée en dix ans par une hausse du taux de cotisation limitée dans le temps de 0,1% et une cotisation de solidarité de 1%. Qu’en dites-vous? S. Blank: Cette hausse du taux de cotisation est tout à fait insuffisante. En admettant que la LACI entre en vigueur en 2011, l’assainissement de l’AC durera jusqu’en 2023! Il y a encore le risque qu’en cas de tassement de la conjoncture, on atteigne de nouveau rapidement le seuil critique. K. Gfeller: Nous sommes d’avis qu’il ne serait pas nécessaire d’augmenter le taux de cotisation si l’on économisait davantage. Les contribuables et les assurés vont devoir payer pour les autres oeuvres sociales. Il nous faut les ménager. Je ne suis pas aussi pessimiste que Mme Blank en ce qui concerne l’évolution conjoncturelle. Il y aura certai-nement tassement, mais non récession, à mon avis. En outre, le chômage est toujours en retard d’environ deux ans sur la conjoncture. La Vie économique: Pensez-vous que le projet actuel, relativement équilibré, trouvera grâce aux yeux des Chambres ou devant le peuple, en cas de référendum? K. Gfeller: Attendons d’abord de voir de quoi aura l’air le projet après le passage aux Chambres. Si l’on en reste à peu près au contenu actuel et qu’un référendum est lancé, je ne lui donne guère de chances. Nous ne le soutiendrons certainement pas. S. Blank: De notre côté aussi, nous combattrons le projet soumis par le Conseil fédéral. Je voudrais terminer par quelques remarques de fond. Nous avons en Suisse un marché du travail très souple, qui est un des atouts de notre place économique, comme le relèvent d’ailleurs l’industrie et les arts et métiers. En contrepartie, les 4,5 millions de travailleurs ont aussi besoin d’une AC solide, dotée de bonnes prestations. Or le projet actuel veut les réduire massivement tout en procédant à un assainissement timide. C’est surtout à cause de la prochaine libre circulation intégrale des personnes et de la flexibilisation croissante du marché du travail qu’il nous faut une AC solide. Tel est au fond le marché que l’on conclut en tant que travailleur: si je cours déjà le risque d’être licencié, je ne veux pas tomber dans le vide. K. Gfeller: Il ne saurait être question de «tomber dans le vide», même avec les réductions que nous proposons. Les prestations de l’AC resteraient toujours extrêmement généreuses. La Vie économique: Mme Blank, M. Gfeller, nous vous remercions de cet entretien.
Direction du débat et rédaction: Geli Spescha, rédacteur en chef de «La Vie économique»
Transcription: Simon Dällenbach, rédacteur à «La Vie économique»
Encadré 1: Prise de position de la Cdas sur le projet du Conseil fédéral relatif à la révision partielle de la LACI La Conférence des directeurs cantonaux des affaires sociales (Cdas) partage la préoccupation du gouvernement au sujet du financement futur de l’assurance-chômage (AC) et ne s’oppose pas foncièrement à la révision partielle de la LACI. Les mesures d’économie que le Conseil fédéral propose vont, toutefois, à contre-courant de la réalité sociale. Plusieurs d’entre elles reviennent à réduire les prestations, donc à surcharger à terme l’aide sociale, dernière instance dans le filet de protection sociale; cela signifie un transfert des frais vers les cantons et les communes. Le message du Conseil fédéral ne dit pas grand-chose de l’impact concret des réductions concernant les prestations de l’AC sur l’aide sociale ou la charge des cantons et des communes.Les directeurs cantonaux des affaires sociales trouvent par exemple inacceptable de relever de 12 à 18 mois la période minimale de cotisation pour toucher 400 indemnités journalières et se prononcent contre des diminutions de prestations qui viennent encore surcharger l’aide sociale. Les projets de révision prévus pour la LACI n’ont pas à faire assumer à cette dernière une part toujours plus grande des conséquences des changements structurels subis par le marché du travail. Il n’y a d’ailleurs plus de place pour de nouvelles réductions des prestations sans menacer la mission première de l’AC. Sa sécurité financière doit d’abord être garantie par une adaptation des recettes et non par des réductions de prestations. Si cela devait arriver, il faudrait prouver que les autres assurances sociales – et tout particulièrement l’aide sociale – n’en seront pas affectées.C’est, en effet, une illusion de croire qu’en payant moins d’assurés ou de rentiers par une réforme de l’AC ou de l’AI, leur nombre va disparaître; ils seront simplement tributaires de l’aide sociale. Compliquer l’accès aux indemnités journalières ou aux rentes ne fait que la surcharger. D’une manière générale, il convient de remarquer que les branches de la sécurité sociale ne doivent pas être analysées de façon isolée ni réformées sans tenir compte de l’ensemble du système. Certes, des économies sont réalisées dans les domaines de la sécurité sociale pris séparément, mais elles réapparaissent en partie sous forme de charges supplémentaires dans un autre domaine de la couverture du minimum vital.
Proposition de citation: Spescha, Geli (2008). Révision de la LACI: un débat entre partenaires sociaux. La Vie économique, 01. novembre.