Stabilité financière: le rôle de la Banque nationale suisse
La Banque nationale suisse (BNS) conduit la politique monétaire dans l’intérêt général du pays. Elle a pour tâche de contribuer à la stabilité du système financier Art. 5, al. 2, let. e, de la loi sur la Banque nationale. . Pour ce faire, la BNS travaille en étroite collaboration avec la Commission fédérale des banques (CFB). Toutefois, contrairement à cette dernière qui s’occupe de la protection des créanciers, la BNS ne s’intéresse, en principe, pas aux banques individuellement, mais au système bancaire dans son ensemble.
Le rôle primordial du secteur bancaire
L’économie suisse se caractérise par un secteur bancaire d ‘ une taille supérieure à la moyenne, comparé à celui des autres pays. La somme de tous les actifs du secteur bancaire suisse correspond à environ 9 fois le PIB annuel du pays. C ‘ est le rapport le plus élevé des pays du G10 À titre de comparaison, les actifs du secteur bancaire américain correspondent pratiquement au PIB annuel des États-Unis. . Ce secteur est, en outre, plus concentré qu’ailleurs: le bilan de l’UBS représente près de 50% de la somme des bilans des banques helvétiques, celui du Credit Suisse environ 30%. À titre d’exem-ple, celui de Citigroup, la plus grande banque des États-Unis, équivaut à 15% du secteur bancaire américain. Les deux grandes banques arrivent également en tête dans le segment des crédits à la clientèle suisse, puisqu’elles possèdent à elles seules 35% du marché; elles sont ainsi pratiquement à égalité avec l’ensemble des banques cantonales opérant dans ce segment. Bien que la BNS se cantonne en principe aux aspects systémiques de la stabilité financière, les deux grandes banques suisses représentent un cas limite. En effet, la position dominante d’une seule grande banque lui confère une importance systémique. C’est pourquoi la BNS ne se contente pas d’observer le système financier dans son ensemble, mais aussi l’UBS et le Credit Suisse en particulier.
Deux motifs de réglementation: la vulnérabilité et le risque de contagion
Outre la grande importance déjà évoquée du secteur bancaire sur le plan macroéconomique, il existe deux autres raisons – inhérentes aux banques – de le réglementer. Premièrement, celles-ci ont un modèle d’affaires plus fragile que d’autres entreprises; secondement, le risque de contagion entre les différents établissements est plus grand qu’entre les entreprises d’autres branches. La première particularité du secteur bancaire découle de l’ écart entre les échéances. Les banques financent leurs investissements, en général à long terme, au moyen d’engagements à court terme, tels que les dépôts de la clientèle ou les crédits à court terme sur le marché monétaire. Cet écart entre les échéances permet aux banques d’approvisionner l’économie en liquidités, mais il les expose elles-mêmes à un risque de liquidité. Si une banque ne peut compenser un retrait massif des dépôts à court terme de la clientèle – dans le cas extrême d’une panique («run») bancaire – ou si elle ne peut renouveler ses crédits à court terme, elle se retrouve alors dans une situation d’illiquidité. Il se peut ainsi que même une banque solvable ne puisse se procurer suffisamment de liquidités, les acteurs du marché n ‘ étant pas en mesure d’évaluer correctement sa solvabilité en raison de l’asymétrie des informations disponibles. Pour finir, les problèmes de liquidité peuvent conduire à la faillite de la banque. La seconde particularité du secteur bancaire provient de ce que l’on nomme l’ effet domino: entre banques, les maladies sont très contagieuses. Les problèmes peuvent se propager rapidement d’un établissement à l’autre. Il existe plusieurs voies de transmission: les effets de liquidations («fire-sale effects»), l ‘ interconnexion des établissements à travers le marché interbancaire et les effets d’information. Les effets de liquidations apparaissent lorsque certaines banques sont contraintes de vendre de grands stocks d’actifs, ce qui en réduit la valeur sur le marché; les autres banques doivent dès lors procéder à des ajustements de valeur. Si les pertes de valeur qui en découlent se révèlent d’une certaine importance, d’autres banques se verront obligées de liquider en partie leurs portefeuilles. L’ interconnexion des établissements à travers le marché interbancaire ou, par exemple, les contrats de « credit default swaps » (CDS ) ou de «mortgage backed securities» (MBS) constitue une source supplémentaire de contagion possible. Une interconnexion étroite des banques à travers le marché interban-caire permet d’absorber des chocs de liquidité isolés sans que chacune d’elles ne soit forcée de détenir une réserve importante de liquidités, ce qui serait onéreux. Comme toute médaille a son revers, les établissements dépendent de leur côté du bon fonctionnement du marché interbancaire. Cela signifie que si leur santé financière est entachée d’incertitudes, ce dernier peut s’assécher. Dans de tels cas, les banques préfèrent conserver temporairement leurs liquidités excédentaires plutôt que de les mettre à la disposition d’autres banques à travers le marché interbancaire. Finalement, un effet domino peut également se produire au seul niveau de l’information. Si les déposants ou les créanciers d’une banque observent des retraits massifs dans un autre établissement, ils risquent d’en conclure – éventuellement à tort – que leur propre banque se trouve également en difficulté et donc de retirer leurs dépôts. De tels retraits peuvent ainsi faire boule de neige. La fragilité d’une banque peut se propager à l’ensemble du système bancaire par ce seul canal.
Les crises bancaires ne sont pas nouvelles, mais leur coût est élevé
La stabilité du système financier ne va pas de soi. Cette constatation ne date pas de la crise actuelle. Malgré le bon fonctionnement des marchés, de nombreuses crises financières ou bancaires se sont produites ces dernières années. Un document de travail du FMI Laeven Luc et Valencia Fabian, Systemic Banking Crises: A New Database, IMF Working Paper, 08/224, 2008. fait état de 124 crises bancaires systémiques On entend par crises systémiques les périodes durant lesquelles un grand nombre d’entreprises du secteur financier et de l’économie réelle ont connu des retards de paiement. entre 1970 et 2007. Reinhart et Rogoff (2008) Reinhart Carmen M. et Rogoff Kenneth, Is the 2007 U.S. Sub-Prime Financial Crisis so Different? An International Historical Comparison, NBER Working Paper, W13761, 2008. se limitent à 18 crises bancaires entre 1977 et 1995 et les comparent à la crise actuelle. Durant les périodes précédant les crises, ils constatent une nette augmentation de la valeur des actifs, un accroissement de l’endettement ainsi qu’un tassement de la croissance économique après une phase de forte expansion. Souvent, des «innovations» devancent les crises. Lors de la crise russe (LTCM, 1998), il s’agissait de nouveaux instruments de couverture. La bulle Internet («dot-com») a frappé des entreprises qui cherchaient à s’établir sur des marchés encore inconnus grâce à leurs nouveaux produits en ligne. La crise actuelle porte, quant à elle, sur la titrisation des risques de crédit. Or, selon Reinhart et Rogoff, les MBS ont précisément été invoqués avant la crise pour expliquer que la hausse des prix des maisons enregistrée les années précédentes n ‘ était pas une bulle irrationnelle, mais bel et bien une évolution reposant sur des fondamentaux. Les crises bancaires ont un coût élevé sur le plan macroéconomique. Laeven et Valencia FMI (2008), p. 24. avancent des coûts budgétaires moyens équivalents à 13% du PIB. Les valeurs les plus élevées atteignent même 55%. Hoggarth, Reis et Saporta (2002) Hoggarth Glenn, Reis Ricardo et Saporta Victoria, «Costs of banking system instability: Some empirical evidence», Journal of Banking & Finance, n° 26, 2002, pp. 825-855 évaluent à environ 12% du PIB les coûts budgétaires des plus grandes crises bancaires depuis les années 1980 et leur durée moyenne à 5,5 ans. Les coûts budgétaires portant principalement sur des transferts des contribuables vers les principaux acteurs des établissements financiers, leur utilisation comme indicateur des coûts économiques des crises est contestée. Une alternative consiste à mesurer les coûts en considérant l’écart entre les productions effective et tendancielle. À cet effet, on calcule la différence entre la richesse effectivement produite et celle qui aurait pu l ‘ être si la crise n’était pas survenue. Selon Laeven et Valencia FMI (2008), p. 24. , les coûts d’une crise bancaire mesurés à l’aide de cette méthode représenteraient en moyenne 20% du PIB. Boyd, Kwak et Smith (2005) Boyd John H., Kwak Sungkyu et Smith Bruce D., «The Real Output Losses Associated with Modern Banking Crises», Journal of Money, Credit, and Banking, n° 37(6), 2005, pp. 977-999. invoquent même des coûts de 60% à 300% du PIB de l’année précédant la crise.
Gestion des crises
Lors d’une crise, les autorités sont appelées à intervenir en raison des coûts élevés des crises bancaires et financières et de la grande importance macroéconomique du secteur bancaire suisse. Le cadre dont dispose la BNS pour gérer une crise de manière active est clairement défini dans les directives générales sur ses instruments de politique monétaire. La BNS peut soutenir le système financier suisse en injectant des liquidités. Pour ce faire, elle peut, d’une part, approvisionner l’ensemble du marché en liquidités et, d’autre part, alimenter certaines banques reconnues d’importance systémique. Dans les deux cas, ces liquidités ne sont accordées qu’à des banques solvables et en contrepartie de garanties suffisantes. Une prévention durable des crises est nécessaire pour que la BNS ne soit amenée à participer activement à leur gestion qu ‘ à titre exceptionnel. La présente crise a révélé certaines lacunes dans ce domaine. Il convient donc de prendre les mesures qui suivent pour améliorer la capacité des banques à maîtriser les crises par leurs propres moyens.
La crise bancaire actuelle appelle une meilleure prévention
La crise actuelle a montré les limites des modèles de risques. Ceux utilisés par les banques attribuent aux futures évolutions possibles des probabilités reposant sur des événements passés et en déduisent les risques pour un portefeuille donné. Cette méthode ne tient pas compte de l’incertitude inhérente au modèle de risques, à savoir son exactitude. Les banques recourent ainsi à des modèles qui impliquent que la probabilité de pertes sembables à celles observées durant cette crise est inférieure à celle d’une grande catastrophe dans une centrale nucléaire suisse. Pour mieux protéger les banques de cette incertitude non quantifiable, inhérente aux modèles de risques, il convient de renforcer leurs «amortisseurs». Concrètement, cela signifie qu’il faut accroître les fonds propres et les liquidités. Il ne s’agit nullement d’éliminer tous les risques. Les banques fondent leur activité sur la prise de risques, qui devient par là même souhaitable. Il importe, toutefois, de garder ces derniers sous contrôle pour qu ‘ ils demeurent acceptables. En ce qui concerne les fonds propres, la Banque nationale soutient le projet en cours de la CFB visant à adapter la réglementation actuelle sur les fonds propres pour les grandes banques suisses au moyen de deux mesures radicales. La première porte sur un durcissement des dispositions légales régissant les fonds propres pondérés en fonction des risques. Elle consiste à relever les exigences de Bâle II, en appliquant un multiplicateur idoine. La deuxième mesure tend à limiter le niveau d’endettement. Cette disposition, également appelée «leverage ratio», doit garantir que le ratio fonds propres/somme du bilan s’élève à au moins 3-5% pour les grandes banques. Cela correspond aux taux appliqués depuis longtemps aux États-Unis en matière de réglementation bancaire. Ces deux mesures ont des effets complémentaires. Des exigences de fonds propres pondérées en fonction des risques assurent la meilleure sensitivité possible à ces derniers. Une limite au niveau d’endettement, ou «leverage ratio», garantit en outre un cous-sin minimal de fonds propres, qui ne dépend pas de modèles complexes. Aussi ce taux constitue-t-il une protection contre des chocs inattendus et insuffisamment couverts par les dispositions relatives aux fonds propres pondérés. Des efforts en ce sens sont entrepris également à l’échelle internationale, notamment au sein du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, afin de consolider Bâle II au moyen d’instruments complémentaires. L’expérience montre cependant que ce processus prendra encore plusieurs années. Or, en Suisse, la situation particu-lière du secteur bancaire, évoquée au début du présent article, requiert une intervention plus rapide. Si, à l’avenir, un consensus qui tienne aussi compte de la situation propre à la Suisse était trouvé sur le plan international, la solution retenue aujourd ‘ hui par les autorités de ce pays pourrait, au besoin, être adaptée. En matière de liquidités, la BNS travaille actuellement avec la CFB à un projet de réforme fondamentale des dispositions régissant les liquidités pour les grandes banques. L’objectif de cette réforme consiste à abandonner une réglementation basée sur des chiffres-clés en faveur d’une autre fondée sur des scénarios. À cette fin, la CFB et la BNS définissent différents scénarios et les banques doivent fournir la preuve qu’elles disposent des liquidités suffisantes pour y faire face. Elles peuvent, dans ce but, recourir à leurs propres méthodes et instruments internes de gestion des liquidités.
Conclusion
Les événements récents ont incité la BNS à intervenir activement et dans une large mesure en vue de maîtriser la crise. Le poids du secteur bancaire dans l’économie suisse, les coûts potentiellement élevés des crises financières et l’importance systémique de l’UBS ont rendu nécessaire une aide à cette dernière sous forme de liquidités. Pour éviter de devoir renouveler ce genre d’opérations, il convient d’améliorer la réglementation en matière de fonds propres et de liquidités pour renforcer la résistance des banques suisses aux crises, quelle que soit la nature de celles-ci. Cette réglementation doit s’articuler autour de dispositions fondamentales et simples, car la prochaine crise viendra assurément et elle nous prendra peut-être par surprise. Cependant, si les banques possèdent suffisamment de fonds propres et de liquidités, elles devraient être en mesure de maîtriser les crises à venir par leurs propres moyens.
Proposition de citation: Hildebrand, Philipp M. (2008). Stabilité financière: le rôle de la Banque nationale suisse. La Vie économique, 01. décembre.