Effets de la crise financière sur les économies nationales
Évaluer les conséquences de la crise financière actuelle sur les économies nationales n’est pas une entreprise aisée. Cela tient d’une part à ce que cette crise dure encore; d’autre part, ses effets sont complexes et peuvent se répercuter sur l’économie réelle par différentes voies. En outre, il semble possible que ce choc momentané n’appelle pas seulement de nouvelles réglementations étatiques, mais qu’il affecte aussi l’activité future des établissements financiers et provoque une mutation structurelle. On peut penser ici à une consolidation du secteur et, en particulier, à des changements dans la gestion des risques et la gouvernance des banques, ce qui pourrait avoir à son tour des répercussions à long terme sur les économies nationales. À moyen terme, un renforcement de la réglementation peut aussi engendrer des coûts au niveau de l’économie réelle. La plupart des économistes ne discutent pas le fait que les intermédiaires financiers doivent être soumis à réglementations. Ces dernières peuvent toutefois avoir un prix. Il est, par exemple, concevable que des prescriptions plus sévères en matière de fonds propres produisent un choc analogue à une politique monétaire restrictive et assèchent éventuellement l’offre de crédit. Comme les changements possibles ne sont pas encore suffisamment prévisibles, l’analyse se concentre sur les voies de transmission manifestes de la crise financière, celles qui permettent à notre avis une contagion de la conjoncture par les marchés financiers. En raison, toutefois, de l’incertitude générale actuelle, nous renonçons à chiffrer ces effets éventuels. Les tassements de l’économie n’ont en eux-mêmes rien d’exceptionnel. Depuis toujours, les phases d’expansion et de contraction de la conjoncture se sont succédé sous forme de cycles plus ou moins réguliers. Du point de vue théorique, il n’est donc guère surprenant que plusieurs économies nationales doivent affronter une accalmie, après les années 2004-2007, marquées par un fort essor conjoncturel. Depuis quelques trimestres déjà, divers pronostiqueurs tablaient sur un ralentissement de l’économie en 2008-2010. Dans quelques années, ce sera sans doute une gageure pour les économistes de distinguer rétrospectivement l’évolution intrinsèque de la conjoncture des effets de la crise financière.
Analyse des voies de transmission
Dans notre analyse, nous distinguons entre effets directs et indirects de la transmission. Les effets directs , présentés dans la première partie, comprennent non seulement l’insolvabilité de quelques établissements financiers, mais aussi l’impact sur la valeur ajoutée des banques. Les effets indi.rects sont plus complexes. Ils concernent le resserrement possible du crédit, les effets patrimoniaux, les attentes et les répercussions internationales. La seconde partie de l’analyse propose une discussion sur ces voies de transmission L’effet de la crise sur les recettes fiscales n’est pas abordé ici..
Effets directs: insolvabilité, risque systémiqu e …
Ces derniers mois, la crise financière a contraint toute une série de banques à affronter de sérieuses difficultés. Si l’on veut mesurer ses effets sur les économies nationales, il faut donc vouer la plus grande attention à l’insolvabilité éventuelle d’une banque et aux risques que celle-ci fait peser sur la stabilité du système financier. La chute d’une petite banque suisse aurait des conséquences sans doute limitées, quoique regrettables; l’insolvabilité d’une grande banque serait désastreuse pour l’ensemble de l’économie nationale. Les grandes banques fournissent, en effet, la majeure partie de la valeur ajoutée du secteur; plus important encore, l’insolvabilité de l’une d’elles précipiterait tout le système financier suisse dans une forte tourmente, étant donné l’interdépendance des établissements bancaires. Un effondrement aurait sans doute des séquelles douloureuses pour toute l’économie et durerait des années. Le train de mesures décidées pour stabiliser le système financier suisse indique bien que la Confédération et la Banque nationale considérent un tel événement comme trop grave pour que l’effondrement d’une grande banque puisse être toléré.
… et valeur ajoutée des banques
Comme on l’a déjà rappelé, le secteur financier occupe, dans le produit intérieur brut (PIB) suisse, une place supérieure à ce qu’elle est dans les autres pays européens. En 2007, les intermédiaires financiers représentaient 8,2% du PIB (prix courants). Si l’on con-sidère le secteur financier consolidé (banques et assurances), cette part monte même à 11,5% de la valeur ajoutée totale. Ce montant est tout à fait respectable, puisque seule l’économie luxembourgeoise connaît un secteur financier plus important (voir graphique 1 ). On peut donc admettre qu’en Suisse, les effets directs de la crise financière auront un impact plus important sur l ‘ ensemble de la valeur ajoutée que dans d’autres pays européens. Selon la terminologie en vigueur dans les comptes des économies nationales, les banques ont deux possibilités de créer de la valeur ajoutée: les opérations classiques d’intérêts et les opérations de commissions. Pour simplifier, disons que les premières créent de la valeur ajoutée en jouant sur la différence entre les intérêts versés et perçus. La valeur ajoutée des opérations de commissions provient, elle, des émoluments perçus pour les divers services rendus – courtage, gestion de fortune, de fonds ou de dépôts. L’évolution de ces deux composantes en Suisse est présentée dans le graphique 2 . Alors qu’on ne constatait pas encore d’affaiblissement dans les opérations rémuné-rées par les différentiels des taux d’intérêt durant l’année en cours, on a pu observer dès les deux premiers trimestres de 2008 un tassement de la valeur ajoutée dans les opérations de commissions. À court terme, il est prévisible que la crise financière freinera le recours aux services bancaires payants, ce qui aura un impact négatif sur les opérations de commissions, et donc sur la valeur ajoutée.
Effets indirects: crédits…
Le système financier sert en général à ce que les bailleurs de capitaux puissent placer leurs fonds de manière rentable et les demandeurs financer leurs dépenses. Étant donné les diverses imperfections du marché, ce sont les intermédiaires financiers – surtout en Europe continentale – qui se chargent des opérations Pour plus d’informations sur les systèmes financiers, voir Hellwig (2000). . Financer des investissements nécessite souvent des montants importants, qui ne peuvent être couverts exclusivement par les fonds propres de l’établissement. C’est pourquoi tant d’entreprises dépendent de l’efficacité des politiques de crédit bancaire. L’asymétrie de l’information empêche les marchés du crédit d’être parfaits; il imcombe donc aux intermédiaires financiers de corriger ce déséquilibre en récoltant des informations sur les entreprises et en les évaluant. Il peut s’agir d’informations sur la dotation en fonds propres ou sur les flux de trésorerie escomptés. Du fait de la structure de leurs bilans (composés généralement de capital étranger à court terme, comme les comptes courants, et d’actifs à long terme, comme les crédits hypothécaires), les banques sont sensibles aux retraits simultanés effectués par plusieurs clients. Dans le pire des cas, une entreprise ne peut rassembler dans l’immédiat suffisamment de liquidités pour honorer tous ses clients. Comme l’ont montré les turbulences actuelles, les banques cherchent en cas de crise à se procurer davantage de liquidités, par peur d’une panique bancaire On parle de panique bancaire quand plusieurs déposants retirent simultanément leurs placements dans une banque. Du fait de la transformation des délais dans le bilan, cette ruée peut entraîner l’insolvabilité, même si la banque – dans le meilleur des cas – fait encore des bénéfices. Voir aussi Freixas et Rochet (1998). , afin d’être en mesure d’honorer leurs engagements. On peut encore argumenter que dans une telle situation, les coûts de l’intermédiation augmentent généralement et que les banques exigent une prime supérieure pour leurs services On trouvera une argumentation plus complète, basée sur le cas de la Grande Dépression, chez Bernanke (1983). . Cela peut aboutir à une hausse des taux d’intérêt et à un resserrement du crédit. Pendant une crise, même les clients solvables ne savent plus où se tourner et nombreuses sont les entreprises qui se voient fermer l’accès habituel aux capitaux étrangers. Cela n’affecte pas seulement leurs investissements éventuels, mais paralyse l’ensemble de leurs affaires. Si plusieurs entreprises sont touchées de la sorte, il est probable que la conjoncture en pâtira. Il n ‘ y avait pas encore de signes tangibles d’un resserrement du crédit à la mi-novembre 2008. Si quelques établissements étatsuniens restreignent leur offre depuis le début de l’année, rien de tel ne semble apparaître en Suisse et dans la plupart des autres pays européens.
… effets patrimoniaux
Ces dix dernières années, les effets patrimoniaux – un facteur d’influence potentiel sur la demande globale – sont passés graduellement au centre de l’attention. Ils dérivent des fluctuations des marchés financiers, qui obligent à modifier l’évaluation des actifs. Ainsi, les hauts et les bas du cours des actions déterminent le montant de la fortune en actions, les variations du taux d’intérêt se répercutent sur la valeur des titres et celles des taux de change la valeur des placements en monnaie étrangère. Enfin, comme on l’a, en particulier, vu ces dernières années aux États-Unis, les prix de l’immobilier peuvent aussi varier fortement en un temps relativement bref. Les effets patrimoniaux peuvent déclencher des adaptations dans les dépenses nationales de consommation et d’investissement. Or, étant donné le volume en jeu, ils atteignent souvent des proportions considérables. Il est en revanche difficile d’en chiffrer les conséquences sur la consommation. Il est probable, par exemple, que les effets patrimoniaux auront plus d’impact aux États-Unis qu’en Suisse; la dérégulation du système financier y est plus prononcée, sans parler des excès sur le marché immobilier Pour un bon aperçu de la littérature spécialisée, voir Seco (2008b). .
… attentes
Un autre facteur susceptible d ‘ affecter l’économie réelle est souvent cité: l ‘ évolution des acteurs du marché dans leurs attentes. Dans la théorie économique néoclassique, ces réactions, qui semblent souvent irrationnelles, ne jouent pas de rôle important par rapport à l’analyse de la conjoncture. Il n’en reste pas moins que l’on peut observer des changements d’humeur chez les acteurs du marché, qui anticipent souvent l’évolution de l’activité macroéconomique. La littérature théorique présente deux explications. La plus largement représentée, qui remonte à John Maynard Keynes, est celle de l’ instinct Pour une incorporation technique dans la théorie néoclassique, voir, par exemple, Farmer et Guo (1992). . Dans cette hypothèse, les fluctuations de l’activité macroéconomique sont dues à des vagues d’optimisme et de pessimisme. La seconde hypothèse invoque l’ irréversibilité des investissements: si l’avenir est jugé plus incertain, il est concevable que les entreprises suspendent leurs investissements, voire y renoncent tout à fait Pour l’explication formelle de cet effet, voir Bernanke (1983). . En conséquence, les capacités ne sont pas développées, la croissance de la production est étranglée, on engage moins de personnel qu’escompté et on repousse éventuellement aussi des dépenses de consommation. Le problème, en analyse conjoncturelle, est que les attentes et les humeurs sont des facteurs «mous» difficiles à mesurer. On s’efforce alors en général de les évaluer en procédant à des sondages sur l’évolution escomptée des affaires ou sur la situation économique, puis en agrégeant ces réponses. Pour l’interprétation, l’analyste renonce souvent à la théorie sous-jacente – ne serait-ce qu’en raison des difficultés inhérentes à de tels sondages – et argumente de façon relativement pragmatique, en invoquant des notions telles que «corrélation», «antécédent» et «procyclicité». On peut constater que, dans plusieurs pays, les indicateurs du moral des consommateurs se prêtent plutôt mal à la récolte d’informations sur la situation macroéconomique en 2008. Il vaut mieux se servir ici des indicateurs sur le climat des affaires Voir Santero et Westerlund (1996). . On ne sera pas surpris d’apprendre que, face à la crise financière actuelle, de nombreux indicateurs de climat – y compris en Suisse – reflètent depuis septembre 2008 une estimation nettement plus pessimiste du futur. Le graphique 3 compare par exemple l’indice des directeurs d’achats avec les variations du PIB suisse réel.
… et demande internationale
Sur le plan économique, la Suisse est très fortement liée à l’étranger; c’est pourquoi sa conjoncture dépend aussi de l’évolution de ses principaux partenaires. Un fléchissement de croissance dans l’économie mondiale peut réduire la demande étrangère et entraîner du même coup un recul des exportations. Bien que nos exportations vers les pays émergents aient augmenté ces dernières années, les grands États industrialisés, comme l’Allemagne (21% de toutes les exportations suisses), les États-Unis, l’Italie et la France (9% chacun) ainsi que la Grande-Bretagne (5%), demeurent nos premiers partenaires. Si ceux-ci devaient subir un fort tassement économique, il faudrait certainement tabler sur une diminution des exportations. En outre, comme plusieurs pays émergents – la Chine, par exemple – exportent une grande partie de leur production aux États-Unis, cela pourrait aussi signifier indirectement un tassement des exportations suisses vers ces pays. Pour toutes ces raisons, il faut admettre que la conjoncture suisse n’est pas à l’abri des fluctuations économiques de ses grands partenaires commerciaux Une étude du SECO arrive à la même conclusion; voir Seco (2008a). . On argumente encore souvent qu’en cas de crise, le franc suisse sert de refuge sûr aux investisseurs du monde entier. Ces derniers mois, la demande croissante en franc suisse a entraîné son appréciation, en particulier vis-à-vis de l’euro. Cela pourrait avoir un effet négatif sur la compétitivité des exportations suisses, tout en stimulant la consommation de biens importés.
Conclusion
Les voies de transmission décrites plus haut sont complexes et souvent difficiles à chiffrer. Il est évident que, dès le premier semestre 2008, la valeur ajoutée du secteur financier s’est réduite; cette tendance devrait se poursuivre. Il est également indubitable que, du fait de sa forte intégration internationale, l’économie suisse ne pourra pas échapper à un tassement mondial de la conjoncture. Les exportateurs, en particulier, devraient souffrir du recul des commandes et du resserrement concomitant de la production. Enfin, les indicateurs de climat annoncent une baisse de la croissance économique en Suisse et à l’étranger. Dans quelle mesure les intermédiaires financiers suisses vont-ils modifier leur politique des crédits? Voilà une question dont la réponse, en revanche, n’est pas claire. Resserrer l’offre de crédit entraverait les investissements et aggraverait encore l’évolution de la conjoncture. L’étendue des effets patrimoniaux n’est pas non plus déterminée. La littérature spécialisée permet de conclure qu’en Suisse, leur impact négatif devrait rester limité.
Graphique 1 «Valeur ajoutée du secteur financier dans le PIB: comparaison internationale, 2007»
Graphique 2 «Évolution de la valeur ajoutée des intermédiaires financiers en Suisse»
Graphique 3 «Variation du PIB réel par rapport à l’année précédente et évolution de l’indice suisse des directeurs d’achats (PMI), 2000-2008»
Encadré 1: Bibliographie – Bernanke Ben S., «Nonmonetary Effects of the Financial Crisis in Propagation of the Great Depression», American Economic Review, vol. 73, n° 3, 1983.- Bernanke Ben S., «Irreversibility, Uncertainty, and Cyclical Investment», The Quarterly Journal of Economics, vol. 98, n° 1, 1983, pp. 85-106.- Dewatripont Mathias et Tirole Jean, The Prudential Regulation of Banks, MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 1999.- Farmer Roger E. A. et Guo Jang Ting, Real Business Cycles and the Animal Spirits Hypothesis, UCLA Department of Economics Working Paper n° 680, 1992.- Freixas Xavier et Rochet Jean-Charles, Micro-economics of Banking, MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 1998.- Hellwig Martin, «Die volkswirtschaftliche Bedeutung des Finanzsystems», dans Obst Georg et Hintner Otto, Geld-, Bank- und Börsenwesen, sous la direction de Jürgen von Hagen et Johann Heinrich von Stein, 40e éd., Schäffer-Poeschel Verlag, Stuttgart, 2000.- Modigliani Franco et Miller Merton, «The Cost of Capital, Corporation Finance and the Theory of Investment», American Economic Review, juin 1958.- Santero Teresa et Westerlund Niels, Confidence Indicators and their Relationship to Changes in Economic Activity, OECD Economics Department Working Papers n° 170, 1996.- Schwert William G., Business Cycles, Financial Crises and Stock Volatility, NBER Working Paper n° 2957, 1989.- SECO, «Risque de récession aux États-Unis et découplage éventuel des conjonctures européennes et suisse, un point de vue», Tendances conjoncturelles (printemps 2008), SECO, 2008a.- SECO, «Effets de richesse et décisions de consommation, un survol de la littérature et quelques réflexions intéressant la Suisse», Tendances conjoncturelles (été 2008), SECO, 2008b.
Proposition de citation: Jäggi, Simon (2008). Effets de la crise financière sur les économies nationales. La Vie économique, 01. décembre.