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Tour d’horizon de la politique économique extérieure suisse: un entretien avec Jean-Daniel Gerber, directeur du Seco

Tour d'horizon de la politique économique extérieure suisse: un entretien avec Jean-Daniel Gerber, directeur du Seco

 

La rédaction de La Vie économique a demandé à Jean-Daniel Gerber, directeur du SECO, de dresser un bilan et d’évoquer les perspectives de la politique économique extérieure suisse aux plans bilatéral et multilatéral. Certains sujets ont été plus particulièrement évoqués comme les dangers du pro-tectionnisme suite à la crise, les avantages et les inconvénients des accords de libre-échange, ainsi que les débats qui entourent les règles de l’OMC. On retiendra principalement que le protectionnisme commercial traditionnel devrait constituer une menace bien moindre que celui qui s’applique aux mouvements financiers et aux investissements. L’espoir d’une conclusion du cycle de Doha semble, enfin, se concrétiser si on s’en réfère à la volonté exprimée par le G20.

La Vie économique: En général, les crises économiques accentuent la tendance au protectionnisme, ce qui entrave la liberté du commerce mondial. Quel est actuellement, selon vous, le risque que le protectionnisme se propage sur la planète?

Jean-Daniel Gerber: La réponse varie d’un domaine à l’autre. S’agissant du commerce, il est réjouissant de constater que les digues érigées contre le protectionnisme nont pas complètement cédé. Nous sommes bien loin du protectionnisme commercial des années trente et de ses conséquences dévastatrices sur l’économie mondiale. Il en va différemment dans le secteur financier, qui compte beaucoup moins de règles contraignantes. Les États s’y livrent, hélas, à une véritable course au protectionnisme. Ainsi, les prestataires suisses ne peuvent plus proposer de produits financiers en Allemagne sans y posséder de filiale. C’est regrettable si l’on pense aux efforts déployés dans les années soixante et septante au sein de l’OCDE pour parvenir à l’établissement d’un marché libre des capitaux.  La Vie économique: Et qu’en est-il des investissements? J.-D. Gerber: En matière d’investissements, la situation n’est pas idéale non plus: de nombreux États ont adopté – ou s’apprêtent à le faire – des législations prévoyant que les capitaux investis à l’étranger sont désavantagés sur le plan fiscal. Une pression s’exerce ainsi sur les entreprises, afin qu’elles investissent à l’intérieur du pays et ne délocalisent pas des emplois à l’étranger. On en trouve deux illustrations parfaites dans le «Stop Tax Haven Abuse Act» (loi visant à mettre un terme aux abus des paradis fiscaux), introduit aux États-Unis par les sénateurs Levin, Coleman et Obama, ainsi que dans une loi préoccupante adoptée par l’Allemagne pour lutter contre l’évasion fiscale.  La Vie économique: Au cours des dernières années, le nombre d’ALE a considérablement augmenté à travers le monde, alors que les négociations sur un nouveau traité multilatéral sont toujours au point mort. La conclusion du cycle de Doha a été annoncée à plusieurs reprises, sans pour autant enregistrer de progrès tangibles. Quel est votre sentiment sur la situation actuelle et sur l’espoir que ce processus aboutisse?  J.-D. Gerber: Un délai doit être fixé pour l’achèvement des négociations. Sans cela, le dossier risque fort d’être repoussé aux calendes grecques. Sur le plan politique, la conclusion d’un accord dépend dans une large mesure de l’attitude des États-Unis. Or, les signaux que ceux-ci nous ont adressés jusqu’ici n’étaient guère positifs. Il faut donc considérer avec un grand intérêt la déclaration finale du sommet du G20, qui s’est tenu les 24 et 25 septembre derniers à Pittsburgh (États-Unis) et qui a exprimé la volonté de conclure le cycle de Doha d’ici fin 2010.  La Vie économique: Quel rapport voyez-vous entre les ALE et le multilatéralisme? J.-D. Gerber: Le multilatéralisme présente des avantages indéniables, puisque, selon la clause de la nation la plus favorisée, une concession accordée par un État est valable pour la totalité des pays et que les procédures de conciliation fonctionnent. De surcroît, les règles multilatérales sont beaucoup plus simples à appliquer. L’inconvénient d’un tel système est lextrême difficulté à mettre d’accord 150 pays qui poursuivent des intérêts très divergents. C’était déjà le cas durant les cycles de Tokyo et d’Uruguay. Il est plus facile de conclure des ALE. En effet, les parties contractantes ne sont généralement que deux, ce qui permet de répondre plus précisément à leurs intérêts respectifs. Jamais un accord multilatéral ne peut être taillé sur mesure. En outre, les concessions faites dans le cadre des ALE ont un impact plus limité, justement parce qu’elles ne s’appliquent qu’aux pays partenaires. C’est pourquoi les règles de l’OMC, dont la portée est déjà quasi universelle, suscitent de grandes inquiétudes. On craint que le libre-échange ne constitue une menace pour les entreprises nationales.  La Vie économique: Il y a plusieurs raisons pour lesquelles on cherche à conclure des ALE. Quelles sont les plus importantes, selon vous?  J.-D. Gerber: La raison principale est incontestablement la volonté d’éviter les discriminations. L’exportateur suisse doit pouvoir lutter à armes égales. S’il est désavantagé par rapport à ses concurrents allemands, français ou autrichiens, les choses seront très difficiles pour lui. Nous avons déjà des produits relativement chers. Si ceux-ci sont de surcroît pénalisés par des taxes douanières élevées, nos exportateurs risquent fort de ne plus pouvoir opérer. C’est ce que montre l’exemple de la Tunisie. Lorsque ce pays a signé un ALE avec l’UE, nous n’étions pas encore liés à lui par un tel arrangement. Nos exportations vers la Tunisie ont alors plongé de 30%. Au milieu de l’année 2005, nous avons conclu, nous aussi, un ALE avec Tunis. Depuis lors, le volume de nos exportations s’est de nouveau accru de manière substantielle.   La Vie économique: La stratégie de la Suisse en matière de politique économique extérieure a été adoptée par le Conseil fédéral au début de 2005. Où en est aujourd’hui sa mise en oeuvre? J.-D. Gerber: Nous sommes en très bonne voie et je peux le démontrer. Lorsque le Conseil fédéral a adopté la stratégie de politique économique extérieure, la Suisse avait moins d’ALE que l’UE. Actuellement, c’est l’inverse, et cela grâce à la nouvelle tactique adoptée. Auparavant, nous entamions des négociations avec des États tiers seulement lorsque ces derniers avaient conclu un accord avec l’UE. Aujourd’hui, nous précédons Bruxelles, comme dans le cas de la Corée du Sud, du Japon et du Canada. Nous discutons, en outre, avec l’Inde et la Russie pour que des pourparlers soient engagés dans ce domaine.  La Vie économique: La Suisse a également conclu un ALE avec le Conseil de coopération du Golfe (CCG). Quelles sont les caractéristiques de cet accord? J.-D. Gerber: Dans les États du Golfe, il existe une clientèle au pouvoir d’achat très élevé, qui s’intéresse en particulier aux produits de luxe. L’accord lui-même se caractérise par le fait que notre partenaire est une union douanière. En outre, il a été conclu avec une rapidité impressionnante, soit après seulement deux ans de négociations. Les pourparlers de l’UE avec le CCG, entamés il y a seize ans, n’ont toujours pas abouti. Les règles concernant les marchés publics sont également spéciales dans cet ALE. Cela provient du fait que les législations varient au sein des Émirats arabes unis, une situation comparable à notre fédéralisme cantonal. L’ALE entre la Suisse et le CCG est un accord de large portée qui couvre les marchandises, les services, les marchés publics et la propriété intellectuelle.  La Vie économique: Vous revenez d’un voyage exploratoire en Chine, pays avec lequel la Suisse a convenu de mener une étude de faisabilité en vue d’un éventuel ALE. À quel stade en sont ces travaux d’évaluation? Et quelles sont les perspectives? J.-D. Gerber: Un nouvel atelier réunissant des entreprises chinoises et suisses doit se tenir en octobre prochain. La première rencontre de ce type avait eu lieu en Chine. Nos interlocuteurs ont émis certaines réserves au sujet d’un ALE, parce que nous sommes très compétitifs à leurs yeux dans la fabrication de machines et d’équipements, ainsi que dans les produits pharmaceutiques et l’horlogerie. C’est pourquoi des entrepreneurs chinois ont été envoyés en Suisse afin d’évaluer la situation sur place. Nous espérons que les Chinois prendront une décision sur l’étude de faisabilité; le mandat pourrait ainsi être attribué en février ou en mars 2010. J’ai confiance dans le processus.   La Vie économique: Une étude de faisabilité a également été réalisée afin d’évaluer les chances d’un ALE entre les États-Unis et la Suisse. Dans ce cas, des divergences portant essentiellement sur différents aspects de la politique agricole ont empêché l’ouverture de négociations. En revanche, la Suisse et les États-Unis ont mis sur pied un forum de coopération. Sur quels thèmes portent les discussions ou les pourparlers qui ont lieu dans ce cadre? J.-D. Gerber: Comme son nom l’indique, il s’agit en premier lieu d’une plate-forme de discussion, où nous pouvons exposer nos préoccupations réciproques ou concéder certains allègements de manière autonome. Le forum a aussi donné quelques modestes résultats au plan contractuel. L’un d’eux est l’accord sur la simplification du commerce électronique, qui a été signé par Susan Schwab, alors représentante américaine au commerce, et la conseillère fédérale Doris Leuthard. Je le reconnais toutefois volontiers, nous sommes très loin des résultats que nous aurions pu attendre d’un ALE entre la Suisse et les Etats-Unis et le forum ne pourra pas les satisfaire.  La Vie économique: Apparemment, c’est seulement en échange de concessions agricoles substantielles de la part de la Suisse – que ce soit sur le plan bilatéral ou multilatéral – que ses entreprises peuvent obtenir un meilleur accès aux marchés et commercialiser leurs produits, en particulier les services. Comment voulez-vous convaincre les paysans suisses de la nécessité de l’ouverture internationale? J.-D. Gerber: Les agriculteurs suisses comptent parmi les meilleurs d’Europe sur le plan du savoir-faire et de la qualité des produits. Quant à l’ouverture des marchés, j’espère que l’opinion à ce sujet évoluera, surtout parmi les jeunes paysans. Le monde change. Les pays en développement veulent écouler leurs produits et réclament une libéralisation du commerce agricole. Les paysans suisses ont d’excellents produits, dont quelques-uns sont parfaitement compétitifs. Je pense par exemple au goût extraordinaire de nos fromages, à l’énorme amélioration de la qualité des vins suisses et aux produits issus de l’agriculture biologique. L’Autriche, la Bavière, le Jura français et la Bourgogne, qui sont soumis aux lois de la concurrence, s’en sortent très bien. Je ne vois pas pourquoi nous devrions continuer à verrouiller nos frontières.  La Vie économique: Quel chemin l’agriculture suisse a-t-elle déjà parcouru vers l’ouverture des marchés? J.-D. Gerber: Bien que l’agriculture suisse se soit déjà largement ouverte au cours des deux ou trois dernières décennies, notre niveau d’auto-approvisionnement n’a pas diminué. Il correspond approximativement à celui que la Suisse affichait après la «bataille des champs» durant la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, la population est passée dans l’intervalle de 4 à 7 millions d’habitants. Cela prouve que la productivité a énormément augmenté. Et je ne vois pas pourquoi cela ne devrait pas être le cas à l’avenir. Bien entendu, il ne faut pas ouvrir d’un seul coup la vanne des importations. Nous devons, toutefois, être honnêtes et dire clairement que l’assainissement structurel va continuer et s’accélérer. Aujourd’hui, quelque 2% des exploitations agricoles disparaissent chaque année. Comparée aux adaptations dans l’industrie et les services, cette évolution structurelle ne semble pas particulièrement intense. Cela ne signifie, en outre, pas que la production agricole recule dans la même proportion. En effet, les terres sont reprises par d’autres exploitants qui peuvent améliorer leur productivité, puisqu’ils disposent ainsi de plus grandes surfaces. La Vie économique: Qu’en est-il des paysans de montagne, dont on peut supposer qu’ils ne seront jamais vraiment compétitifs?  J.-D. Gerber: Il faudra continuer de les subventionner fortement si nous voulons maintenir une agriculture dans les régions de montagne et je suppose que tel est le cas. Ce ne sont, toutefois, pas eux le problème principal, car ils ne représentent qu’une faible partie de l’ensemble de l’agriculture.  La Vie économique: Les règles d’origine sont un inconvénient majeur des ALE – en comparaison avec les dispositions de l’OMC – et peuvent même constituer une entrave au commerce. Elles sont souvent complexes et peu transparentes – surtout pour les petites et moyennes entreprises (PME). Il arrive que l’ALE ne soit pas mis en oeuvre ou alors qu’il ne favorise pas une extension du commerce, parce que les coûts engendrés par l’obtention d’informations, l’administration et le dédouanement sont trop élevés. Quel soutien les entreprises peuvent-elles obtenir en Suisse? J.-D. Gerber: La solution future réside dans la mise sur pied d’un service électronique. L’utilisateur n’aura qu’à cliquer sur le produit à exporter et sur le pays de destination pour faire apparaître le montant de la taxe à payer. Il pourra même imprimer dans la foulée le certificat d’origine. Nous devons encore faire des progrès dans ce domaine pour alléger la charge administrative des entreprises, celle des PME en particulier. Je me permets, toutefois, de douter que ce fardeau soit si lourd qu’il fasse perdre tout intérêt à des exonérations de droits de douane. L’étude présentée dans le thème du mois (voir article pp. 4ss) montre que les entreprises utilisent les avantages des ALE malgré la charge administrative.  La Vie économique: Les ALE de la deuxième génération incluent également les services, ce qui peut empiéter sur les compétences nationales. Quelle est la marge de manoeuvre effective?  J.-D. Gerber: Dans les domaines des services et des marchés publics, nous n’allons pas au-delà de ce qui est autorisé par notre législation nationale. Mais cela dépasse gé-néralement ce que permettent les lois en vigueur chez nos partenaires. Les conces-sions sont donc faites le plus souvent par les autres; nous nous trouvons en l’occurrence dans une position offensive, contrairement aux négociations sur l’agriculture, par exemple. C’est pourquoi nous n’avons pas de grands problèmes concernant les services. Quant aux marchés publics, ils sont généralement soumis aux directives de l’OMC, lesquelles concordent avec la législation suisse. Le domaine dans lequel nous rencontrons les plus gros obstacles – en dehors de l’agriculture – est celui des migrations. Là, nous sommes très restrictifs. Un certain nombre de pays souhaitent que nous élargissions nos conditions d’accès à l’emploi. De cette manière, leurs entreprises pourraient envoyer en Suisse des collaborateurs chargés d’accompagner les investissements qu’elles y réalisent; elles pourraient également offrir leurs services.  La Vie économique: Revenons à la question du bilatéralisme et du multilatéralisme. Comment voyez-vous l’avenir? J.-D. Gerber: Selon toute vraisemblance, il y aurait eu beaucoup moins d’ALE si les négociations du cycle de Doha avaient progressé normalement. En ce sens, les ALE sont des pis-aller. La Suisse n’est de loin pas le seul pays qui conclut de tels accords; le Chili, l’Inde, la Chine et bien d’autres États le font aussi. On utilise l’image d’une «assiette de spaghettis» pour décrire la situation actuelle. Nous devons nous demander s’il ne faudrait pas, lors du prochain cycle de l’OMC, chercher à déterminer quel est le dénominateur commun entre tous les ALE. Il s’avérerait alors probablement que ces derniers couvrent une part considérable du commerce mondial. Dans ce cas, pour-quoi ne pas simplement régler au niveau multilatéral ce qui existe déjà au plan bilatéral? Au lieu d’un plat de spaghettis enchevêtrés, nous aurions alors une délicieuse mousse au chocolat bien homogène. C’est ainsi que je me représente l’avenir – non pas aujourd’hui ou demain, mais après-demain. La Vie économique: Êtes-vous confiant dans l’avenir de l’économie suisse? Pensez-vous qu’elle restera un exemple de réussite? J.-D. Gerber: Dans les années nonante, nous avons peu progressé et notre croissance économique occupait la dernière place au classement de l’OCDE. Le vent a tourné en 2004: tout à coup, nos taux de croissance ont augmenté et les déficits des finances publiques se sont résorbés. Tout cela n’est pas tombé du ciel. C’était le fruit des réformes entreprises. Les négociations bilatérales avec l’UE et l’intensification de la concurrence intérieure en faisaient partie. Si nous poursuivons dans cette voie, nous resterons compétitifs. Si nous renonçons et déclarons forfait, nous stagnerons comme dans les années nonante. C’est pourquoi j’appelle à ne pas ajourner les réformes en raison de la mauvaise conjoncture économique.  La Vie économique: Selon le professeur Reiner Eichenberger, l’essor des années 2004-2008 a été un simple phénomène migratoire. Autrement dit, il aurait été déclenché uniquement par l’immigration. Que pensez-vous de cette thèse? J.-D. Gerber: Je ne la conteste pas fondamentalement, mais la migration était un élément clé parmi d’autres. N’oublions pas l’important déficit démographique de la Suisse. Nous pouvons compenser ce manque soit par une augmentation de la productivité soit par l’immigration d’une main-d’oeuvre qualifiée. Nous aurons besoin des deux.  La Vie économique: Monsieur Gerber, je vous remercie de cet entretien. Direction de l’entretien et rédaction: Geli Spescha, rédacteur en chef de La Vie économique

Transcription: Simon Dällenbach, rédacteur de La Vie économique

Proposition de citation: Geli Spescha (2009). Tour d’horizon de la politique économique extérieure suisse: un entretien avec Jean-Daniel Gerber, directeur du Seco. La Vie économique, 01 octobre.