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Le capital-risque en Suisse et le rôle de l’État

La promotion du capital-risque est un thème d’actualité depuis plus d’une décennie en Suisse. Si le bilan de la loi sur les sociétés de capital-risque est maigre, l’introduction d’un nouveau véhicule d’investissement calqué sur le modèle anglo-saxon du «limited partnership» met la Suisse au même niveau que ses voisins. Les progrès sont, toutefois, lents et l’optimisation des conditions-cadres, notamment dans le domaine fiscal, est une tâche compliquée. Si la Suisse est bien classée en matière de compétitivité économique, il faut reconnaître que le développement de l’innovation, de l’entreprenariat et du capital-risque sont des éléments étroitement liés entre eux qui peuvent encore faire l’objet d’améliorations. Un tel processus ne se satisfait pas d’adaptations législatives, mais demande de véritables changements de comportements, ce qui exige beaucoup plus de temps.

Innovation et croissance


Les nouvelles entreprises dans les secteurs à forte croissance assurent une part importante des créations d’emplois et contribuent au renouvellement des structures économiques. C’est la principale raison pour laquelle les pouvoirs publics accordent une attention particulière à cette catégorie d’entreprises. Ces nouvelles activités présentent des risques particuliers, ce qui explique que leur financement ne peut pas être assuré par le système bancaire. Ils ne reste donc aux créateurs de ces entreprises qu’à s’adresser aux trois F de «family, friends and fools» (la famille, les amis et les fous) ou à trouver des investisseurs privés, comme les «business angels» pour les premières phases du projet et les fonds de capital-risque pour les phases ultérieures. Ces derniers n’interviennent généralement que dans les branches à très forte croissance, où les gains très élevés permettent de compenser les risques. Les coûts fixes de l’examen des projets sont aussi importants, ce qui explique que les investissements doivent atteindre une certaine taille pour être rentables. C’est ce que les spécialistes désignent sous le terme «equity gap»: il est plus difficile de trouver du capital-risque pour les petits projets.

La situation en Suisse


Le tableau 1 montre que les investissements en capital-risque ont passablement fluctué ces dernières années. Les fonds levés par les sociétés installées en Suisse ont atteint des niveaux importants, avec une pointe proche de 5 milliards de francs en 2008. Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes en présence d’un système ouvert: les fonds de capital-risque suisses investissent une part importante à l’étranger tandis que les fonds étrangers investissent parfois des montants considérables dans notre pays. Il s’agit souvent de rachats d’entreprises existantes, comme cela a été notamment le cas dans le cadre de la vente des filiales de l’ex-Swissair. On relèvera qu’il existe également un décalage dans le temps: moins de la moitié des 4,9 milliards de francs levés en 2008 ont été utilisés cette année-là, ce qui signifie que les fonds de capital-risque devraient disposer de liquidités importantes en 2009. Si on se concentre sur la structure des fonds investis et domiciliés en Suisse, on constate que le capital-risque se situe plutôt dans le milieu du classement et n’est pas comparable au secteur financier, qui est beaucoup mieux placé. Le World Economic Forum (WEF), qui considère en 2009 la Suisse comme le pays le plus compétitif, la classe par contre au 25e rang en ce qui concerne la disponibilité de capital-risque.

Le rôle de l’État: un bref historique


Le capital-risque a été inscrit sur l’agenda politique à plusieurs reprises ces dernières décennies. Au milieu des années nonante, le Parlement s’est ému d’un manque possible de capital-risque en Suisse. Le Conseil fédéral se refusant à intervenir dans ce secteur, la Commission de l’économie et des redevances du Conseil national (CER-N) a lancé une initiative parlementaire en 1996 prévoyant des incitations pour les investisseurs. La situation s’est ensuite profondément modifiée, notamment en raison de l’apparition de la «bulle Internet» qui a été à l’origine d’un développement très rapide du capital-risque. Le projet législatif a été profondément remanié et a abouti à la loi fédérale sur les sociétés de capital-risque (LSCR), qui a été adoptée en octobre 1999 par le Parlement et est entrée en vigueur le 1er mai 2000. Cette loi prévoit des incitations pour les structures d’investissement ainsi que des dispositions pour les investisseurs privés («business angels»). En septembre 2000, le Conseil fédéral a présenté aux Chambres fédérales un rapport «concernant l’encouragement de la création de nouvelles entreprises» (FF 2000 5127) pour répondre à des interventions parlementaires déposées aux cours des discussions accompagnant la préparation de la LSCR. Ce document aborde plusieurs thèmes qui continuent d’être d’actualité. En 2007, le rapport du Conseil fédéral en exécution du postulat Walker a commenté la politique de la Confédération en faveur des petites et moyennes entreprises (FF 2007 5499) et a livré une évaluation de la LSCR, comme l’avait demandé le Parlement. L’État soutient les nouvelles entreprises issues du système de recherche et de formation à travers l’Agence pour la promotion de l’innovation, CTI; il peut également intervenir directement en finançant ces entreprises ou en adaptant si nécessaire les conditions-cadres qui influent sur leur financement. L’activité de la Confédération s’est concentrée sur ce second aspect. Au vu de la difficulté à utiliser des financements traditionnels par fonds de tiers, les politiques doivent se concentrer sur les règles qui régissent la mise à disposition de fonds propres. Dans ce domaine, les aspects fiscaux jouent un rôle central.

De la loi sur les sociétés de capital-risque au «limited partnership»


La LSCR prévoit que les sociétés de capital-risque qui investissent au moins 50% de leurs fonds dans de nouvelles entreprises suisses âgées de moins de cinq ans peuvent bénéficier d’une exonération du droit de timbre d’émission et d’un abaissement de la limite pour déduction sur participations à partir de 5 au lieu de 20%. Le nombre de sociétés qui ont pu profiter de ces mesures est relativement faible (voir

encadré 1
La LSCR n’a pas, à ce jour, porté les fruits escomptés. En effet, seules 31 entreprises au total ont déposé une demande officielle auprès du Seco, dont 24 ont été reconnues comme sociétés de capital-risque (SCR). Sur celles-ci, six ont cessé leurs activités ou ont fait faillite, tandis qu’une autre a perdu la reconnaissance dont elle jouissait, n’ayant pas rempli les critères nécessaires.Les SCR n’ont bénéficié que de l’exonération du droit de timbre d’émission. Selon les chiffres fournis par l’Administration fédérale des contributions pour l’estimation effectuée en 2006, elles ont «économisé», entre 2000 et 2004, 2,9 millions de francs de droit de timbre au total. Ce chiffre comprend également le droit de timbre d’émission des sociétés qui ont fait faillite entre-temps. Par contre, la société dont la Confédération a retiré la reconnaissance et dont le droit de timbre d’émission sera récupéré, n’est pas comprise dans ce montant.À côté des deux fonds en phase de démarrage, sept SCR avaient investi à fin 2004 quelque 144 millions de francs dans 61 entreprises ayant moins de cinq années d’existence. Les investissements qui ont été effectués en Suisse représentent 134,6 millions de francs pour 54 projets. Ces chiffres confirment l’évaluation faite par des spécialistes externes et démontrent que les SCR voulant être reconnues par la Confédération prévoyaient de toute façon d’investir une très large partie de leurs fonds – bien plus que les 50% imposés par la loi – dans de nouvelles sociétés suisses. D’ailleurs, certaines SCR reconnues prévoient dans leurs statuts de n’investir qu’à l’intérieur du pays.), ce qui s’explique par les avantages limités qu’offrent la LSCR. Le volet concernant les investisseurs privés n’a, lui, tout simplement pas été utilisé, car il n’offre qu’un report d’impôt, et ce seulement au niveau fédéral. Si on tient compte du fait que la réforme de la fiscalité des entreprises a réduit la limite pour participations à 10%, on voit que l’avantage relatif offert par la LSCR se réduit. Ce qui est encore plus décisif, c’est que ce qui était semble-t-il exclu à la fin des années nonante est devenu possible: l’introduction de la forme anglo-saxonne du «limited partnership». Dès 2007, l’entrée en vigueur de la loi fédérale sur les placements collectifs (LPCC, RS 951.31) et de ses dispositions concernant la société en commandite de placements collectifs a permis de disposer d’un instrument fiscalement transparent en matière de placement Comme pour les fonds de placement traditionnels, le contrat entre les investisseurs réunis au sein du «limited partnership» (société en commandite de placements collectifs) n’est pas considéré comme un sujet fiscal. Seuls les investisseurs sont imposés. Dans le cas de la Suisse, les investisseurs privés (autres associés ou commanditaires) ne sont pas imposés lorsque le «limited partnership» leur transmet des gains en capital. Le «general partner» (associé indéfiniment responsable), qui peut prendre la forme d’une société de capitaux, est lui imposé normalement. pour les investisseurs qualifiés, c’est-à-dire disposant d’une fortune suffisante. Dans la mesure où il s’agit d’investisseurs privés, ceux-ci peuvent profiter du fait qu’ils ne sont pas imposables en Suisse sur les gains en capital, au contraire du «general partner», l’associé indéfiniment responsable qui gère le fonds d’investissement. Le capital-risque trouve donc un intérêt d’abord fiscal à ce type de placement. Même si certains considèrent être imposés encore trop lourdement, le fait que des gouvernements étrangers aient augmenté leurs prélèvements sur les revenus élevés ne peut que renforcer l’attrait de la Suisse. En conclusion, on peut remarquer que l’introduction du «limited partnership» rend en partie caduque la LSCR, de même que la réforme de la fiscalité des entreprises a diminué son attrait relatif. Il reste la question du droit de timbre d’émission dont la franchise a été portée à un million de francs. C’est le seul avantage qu’offre la LSCR et il faut se demander si c’est une raison suffisante pour ne pas laisser cette loi disparaître après dix ans comme l’avait prévu le Parlement lui-même.

Thèmes liés


Outre l’imposition des investissements en capital-risque, le soutien à la création de nouvelles entreprises a provoqué, ces dernières années, plusieurs débats, parmi lesquels on relèvera ceux détaillés ci-après.

Imposition des options


Le rapport du Conseil fédéral de 2000 proposait déjà d’adapter une directive de l’Administration fédérale des contributions (AFC) afin que les options transmises aux collaborateurs des nouvelles entreprises soient imposées au moment de l’exercice et pas de l’attribution: cela leur éviterait de payer l’impôt sur un gain plus qu’aléatoire. Bien que la situation soit pénalisante pour les jeunes pousses, les cantons rejetèrent la proposition. L’administration fédérale constitua alors une commission d’experts dont le projet fut ensuite largement critiqué et remanié, si bien que le message ne fut transmis qu’en 2004 au Parlement. Les modifications prévues ne se limitaient pas aux collaborateurs de ces nouvelles entreprises mais concernaient l’ensemble des bénéficiaires d’options, y compris les cadres des grandes sociétés: une polémique se développa dès lors sur l’équité fiscale d’une telle solution. Le projet est toujours examiné par la CER-E, qui a chargé l’administration d’effectuer des analyses complémentaires. Depuis, l’administration fiscale a eu l’occasion d’assouplir ses circulaires et on peut considérer que le problème a un peu perdu de son acuité pour les nouvelles entreprises.

Commerce quasi-professionnel de titres


Les «business angels» peuvent être parfois considérés comme des investisseurs professionnels et perdre ainsi le bénéfice de gains en capital non imposés. Il était prévu de régler ces questions dans le cadre de la deuxième réforme de l’imposition des entreprises. Des divergences entre les deux chambres ont abouti à un blocage, si bien que cet élément a été sorti en dernière minute du paquet de réformes qui a été soumis au peuple; il reste donc sur l’agenda parlementaire. Il faut, toutefois, remarquer qu’il ne s’agit pas d’un problème très important. En effet, il n’existe quasiment pas d’exemples dans lesquels des «business angels» auraient été clairement désavantagés en raison de leur activité d’investisseurs.

Investissements des caisses de pension


Dès 2000, les règles régissant les investissements des caisses de pension ont été adaptées en reprenant le principe anglo-saxon du «prudent man rule», qui permet des investissements dans des segments alternatifs pour autant que les caisses disposent d’une stratégie claire et équilibrée. Malheureusement, ces adaptations ont coïncidé avec l’essor de la Bourse et les caisses de pension ont par la suite enregistré des pertes considérables sur les titres des grandes entreprises («blue chips»). Les gestionnaires ont redoublé de prudence et n’ont que peu investi dans le capital-risque. Il s’agit donc bien davantage d’un problème lié au risque qu’à la réglementation. Si l’État voulait forcer les caisses de pension à investir dans les nouvelles entreprises, il devrait aussi prendre en charge leurs pertes, ce qui rend délicate toute intervention dans ce domaine.

Perspectives


De nombreux éléments ont évolué dans le domaine du capital-risque en Suisse ces dernières années, sans que la situation se modifie considérablement. Malgré les initiatives prises, la Suisse reste en milieu de peloton, pour utiliser une analogie sportive. Une des difficultés réside dans la fixation de règles efficaces pour traiter ex ante le cas des nouvelles entreprises susceptibles de connaître une forte croissance. Il se pose également des questions d’équité, comme le montre l’exemple de l’imposition des options. Au niveau des mécanismes de soutien, on est en présence de deux approches possibles: d’une part un modèle général comme celui de la LSCR qui se contente de fixer des critères généraux et de vérifier s’ils sont remplis, d’autre part une approche spécifique – celle par exemple de la CTI – qui sélectionne les projets sur la base d’analyses d’experts. Vouloir utiliser ce second modèle pour le financement des entreprises serait dangereux: cela signifierait que l’État déciderait également quelles entreprises devraient être financées. Plutôt qu’un tel modèle de politique industrielle volontariste, le mécanisme du co-investissement, dans lequel le partenaire privé prend la décision d’investir – l’État n’intervenant que de manière supplétive – s’intègre davantage aux règles de l’économie de marché. Dans tous les cas, il reste nécessaire de continuer d’améliorer les conditions-cadres, notamment dans le domaine fiscal. Pour cela, il faut être prêt à résoudre des problèmes de conflits d’objectifs parfois com-plexes. Il faut aussi reconnaître que les mécanismes psychologiques et l’attitude de la population jouent un rôle central. L’esprit d’entreprise s’est sans nul doute développé ces dernières années en Suisse, mais il faut admettre que nous sommes en présence de phénomènes profonds qui prennent beaucoup de temps pour évoluer.

Tableau 1 «Les investissements en capital-risque, 2001-2008»

Encadré 1: Bilan de la loi sur les sociétés de capital-risque
La LSCR n’a pas, à ce jour, porté les fruits escomptés. En effet, seules 31 entreprises au total ont déposé une demande officielle auprès du Seco, dont 24 ont été reconnues comme sociétés de capital-risque (SCR). Sur celles-ci, six ont cessé leurs activités ou ont fait faillite, tandis qu’une autre a perdu la reconnaissance dont elle jouissait, n’ayant pas rempli les critères nécessaires.Les SCR n’ont bénéficié que de l’exonération du droit de timbre d’émission. Selon les chiffres fournis par l’Administration fédérale des contributions pour l’estimation effectuée en 2006, elles ont «économisé», entre 2000 et 2004, 2,9 millions de francs de droit de timbre au total. Ce chiffre comprend également le droit de timbre d’émission des sociétés qui ont fait faillite entre-temps. Par contre, la société dont la Confédération a retiré la reconnaissance et dont le droit de timbre d’émission sera récupéré, n’est pas comprise dans ce montant.À côté des deux fonds en phase de démarrage, sept SCR avaient investi à fin 2004 quelque 144 millions de francs dans 61 entreprises ayant moins de cinq années d’existence. Les investissements qui ont été effectués en Suisse représentent 134,6 millions de francs pour 54 projets. Ces chiffres confirment l’évaluation faite par des spécialistes externes et démontrent que les SCR voulant être reconnues par la Confédération prévoyaient de toute façon d’investir une très large partie de leurs fonds – bien plus que les 50% imposés par la loi – dans de nouvelles sociétés suisses. D’ailleurs, certaines SCR reconnues prévoient dans leurs statuts de n’investir qu’à l’intérieur du pays.

Proposition de citation: Philippe Jeanneret (2009). Le capital-risque en Suisse et le rôle de l’État. La Vie économique, 01 novembre.