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Possibilités et limites des mécanismes sectoriels dans la politique internationale du climat

Les mécanismes sectoriels sont invoqués actuellement comme la solution pour réduire les émissions de gaz à effet de serre dans les pays en développement. Ils sont censés non seulement éviter les problèmes du mécanisme de développement propre (MDP), basé sur des projets, mais encore assurer la compétitivité de l’industrie occidentale et contribuer à réduire le volume global des émissions. À y regarder de près, cependant, il apparaît que les mécanismes sectoriels sont truffés de pièges. Ils pourraient certes rendre des services dans les secteurs comptant de nombreuses petites sources d’émissions, comme les transports et les foyers – pour autant que des gouvernements convaincus engagent des instruments efficaces -, mais ils ne trancheront pas le noeud gordien de la protection du climat.

Le MDP, un oreiller de paresse pour les pays émergents?


Mécanisme élaboré dans le cadre du protocole de Kyoto, le MDP permet aux pays en développement de vendre aux pays industrialisés des droits d’émission résultant de projets de protection du climat. Contre toute attente, il a déclenché une véritable explosion de tels projets, notamment dans les grands pays émergents (Chine, Brésil et Inde). Une partie non négligeable de ces projets fait toutefois problème, car elle aurait aussi été réalisée sans le MDP. Les droits d’émission qui en résultent ne favorisent donc pas vraiment la protection du climat Voir Michaelowa (2007).. En ce qui concerne la protection du climat après 2012, le MDP, sous sa forme actuelle, représente un obstacle dans la mesure où il renforce le rejet de cibles contraignantes par des pays émergents avancés. En effet, dès qu’un pays accepte de se fixer une cible qui exige une réduction véritable des émissions, il ne retire plus aucun profit des ventes de droits d’émission. L’idée des mécanismes sectoriels a vu le jour vers 2005 aux États-Unis, où elle a été défendue par des centres de réflexion comme le World Resources Institute Voir Bradley et al. (2007). et le Center for Clean Air Policy Voir Schmidt et al. (2008).. Les principaux arguments invoqués sont la crainte des distorsions de la concurrence et la délocalisation des émissions de gaz à effet de serre vers les pays en développement. À l’époque, les mécanismes sectoriels étaient considérés comme une alternative au protocole de Kyoto plutôt que comme de nouveaux mécanismes de marché issus d’un accord international, encore que l’idée de cibles d’émission sectorielles sans exposition au risque («no-lose target») fût déjà présente. La véritable percée des mécanismes sectoriels est beaucoup plus récente: c’est en janvier 2009 que la Commission européenne a plaidé pour que le MDP soit remplacé partout par des droits d’émission sectoriels, exception faite des pays en développement les plus pauvres.

But principal des mécanismes sectoriels


Le but principal de l’approche sectorielle est de choisir pour référence un niveau d’émission nettement inférieur à ce qu’il serait en l’absence de toute mesure politique. Les mécanismes sectoriels génèrent donc nettement moins de droits d’émission que ne le feraient des projets MDP. L’UE poursuit par là deux objectifs: 1° en dévaluant implicitement les droits d’émission, elle crée une incitation à accepter une cible d’émission nationale qui soit moins stricte que les cibles sectorielles (ce qui peut parfaitement être négocié sur le plan international), donc tout juste en dessous du niveau où les émissions se situeraient en l’absence de toute mesure politique. Ainsi, les réductions d’émissions inférieures à une cible nationale ne sont pas dévaluées. 2° Il devient possible de fixer par des négociations bilatérales le niveau de référence des cibles sectorielles si bas qu’on évite du même coup de muscler des concurrents importants de l’industrie européenne en leur offrant des droits d’émission. Isolée jusqu’ici, l’initiative de la Commission européenne a gagné en poids depuis l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis. Des experts du World Resources Institute ont été nommés à des postes clés de la délégation que ce pays a envoyé négocier sur le climat, des tractations secrètes ont été entamées avec la Commission européenne. À la chambre des Représentants, le projet de loi Waxman-Markey contient une disposition selon laquelle les États-Unis ne reconnaîtront les droits d’émission alloués par les pays émergents que s’ils résultent de mécanismes sectoriels. Cette disposition figure également dans le projet de loi Kerry-Boxer discuté actuellement au Sénat. La bienveillance dont bénéficie l’approche sectorielle aux États-Unis résulte du sentiment très répandu que le MDP n’a guère d’impact sur l’intégrité environnementale et qu’il subventionne en fait d’importants concurrents du pays.

Avantages et inconvénients de l’approche sectorielle


Tant l’UE que les États-Unis visent avant tout l’industrie lourde (acier, ciment, aluminium) et la production d’électricité, car ces secteurs sont les premiers où les producteurs nationaux subissent une forte concurrence étrangère. Ils se prêtent bien aux mécanismes par projet et aux échanges de droits d’émission, parce que le nombre de grands émetteurs est limité et qu’ils sont faciles à contrôler. La prolifération rapide de projets MDP dans l’industrie du ciment et de l’acier montre que ceux-ci suffisent pour y susciter des réductions d’émissions. En revanche, les secteurs qui comptent une forte proportion d’entreprises privées ont un problème massif de motivation, étant donné que les réductions d’émissions obtenues par une entreprise isolée peuvent être «diluées» par les actions des autres entreprises (voir encadré 2 Dans les mécanismes basés sur des projets, le promoteur d’un projet de réduction des émissions peut être sûr de recevoir un nombre donné de droits d’émission si son action aboutit effectivement à réduire les émissions, ce qui n’est pas le cas dans l’approche sectorielle; en effet, si d’autres entreprises augmentent leurs émissions, le secteur n’obtient pas de droits. Lorsque cet effet de «dilution» ne se produit pas, il reste toujours le problème que les droits d’émission alloués par l’ONU vont d’abord au gouvernement. Que l’auteur d’un projet reçoive le produit de la vente des droits d’émission dépend donc du bon vouloir du gouvernement. Il y a risque que la majeure partie de ce produit passe dans le budget national, voire dans les poches d’un fonctionnaire. Tant qu’un secteur est dominé par des entreprises publiques qui ne cherchent pas à maximiser leurs bénéfices, le problème de la motivation ne joue guère de rôle. Dans de nombreux pays, c’est par exemple le cas du secteur de la production d’électricité.). Les problèmes de motivation disparaissent si le gouvernement introduit des instruments politiques contraignants ou assortis d’incitations monétaires directes. Ce serait, par exemple, le cas si l’on fixait des normes d’efficacité pour la technologie des centrales électriques ou que l’on rétribuait l’injection d’électricité produite à partir d’énergie renouvelable. Le gouvernement court, cependant, le risque que sa politique reste inopérante: ainsi les normes d’efficacité pourraient être minées par la corruption et la rétribution des injections ne pas intéresser les producteurs parce que trop faible. Par ailleurs, le gouvernement ne subissant pas de coûts, il n’a pas de raison de renoncer à introduire ces mesures politiques. En se fixant des objectifs où ils n’ont rien à perdre, les gouvernements n’ont pas non plus à redouter de sanctions extérieures. En l’absence de cibles contraignantes, la motivation peut poser un problème au niveau macroéconomique, car en cas de dépassement notable des cibles d’émission au début de la période d’imputation, plus aucun acteur ne croira qu’il en naîtra des droits d’émission; en conséquence, toutes les activités de réduction des émissions s’arrêteront (voir graphique 2). Si les ambitions en matière de réduction d’émissions sont trop faibles, elles n’ont aucun intérêt. Les expériences faites avec l’allocation de droits d’émission dans l’UE montrent que cela peut se produire même dans les États industrialisés les plus développés. Fixer les cibles revient un peu à louvoyer entre Charybde et Scylla: même si celle fixée est assez réaliste pour provoquer des réductions d’émissions, il faut aussi décider ce qui se passera en cas de dépassement momentané (voir graphique 3). Un secteur peut, en effet, avoir de bonnes raisons de laisser fluctuer fortement ses émissions, car cela générera davantage de droits lors des périodes d’allocation et de décompte. On peut par exemple diminuer fortement le taux d’exploitation des installations juste avant la fin de l’année et le relever l’année suivante. Une solution serait de prendre en compte une période plus longue (cinq ans, par exemple), mais cela à l’inconvénient de retarder la mise en circulation des droits d’émission, ce qui complique le financement des réductions. Jusqu’ici, le MDP n’est pas parvenu à susciter des réductions d’émissions dans le secteur des transports et des bâtiments, où les sources d’émission sont trop petites pour être considérées comme des projets. Cet échec militerait en faveur d’une approche sectorielle, pour autant que le gouvernement soit en mesure d’introduire des instruments politiques efficaces. L’instrument le plus approprié serait d’édicter des normes d’efficacité pour les véhicules et les appareils ménagers, en subventionnant éventuellement la transformation des usines de production. Les coûts de mise en oeuvre de ces mesures pourraient être financés a posteriori par la vente des droits d’émission.

Maintenir les incitations en passant aux échanges de droits d’émission?


Pour éviter de démotiver les entreprises, il est crucial de concevoir en détail l’allocation des droits d’émission au niveau sectoriel. Il est, toutefois, impossible d’inciter sans rendre de facto contraignante la cible d’émission sectorielle. Si l’on introduit des échanges sectoriels de droits d’émission, et que le pays garantit que la cible d’émission sera atteinte, on perd l’avantage politique décisif du caractère non-contraignant de cette même cible. En introduisant des échanges sectoriels de droits d’émission au niveau de chaque installation, on maintiendrait l’aspect incitatif, puisque les entreprises dont les émissions augmentent devraient acheter des droits d’émission supplémentaires ou s’acquitter d’amendes (voir graphique 4). Cela se heurterait sans doute à une résistance politique notable de la part de l’industrie des pays concernés. En fin de compte, la cible sectorielle deviendrait contraignante. Dans un tel système, les entreprises pourraient agir directement par dessus les frontières.

Des cibles absolues ou basées sur l’intensité énergétique?


On pourrait objecter ici que les problèmes de motivation exposés sont moindres avec des cibles modulées en fonction de l’intensité énergétique. Cela est juste tant que la cible est si faible qu’elle est pratiquement atteinte automatiquement par les seules améliorations du rendement. Toutefois, dès qu’une cible modulée en fonction de l’intensité énergétique commence à prendre, le même problème qu’avec les cibles absolues ressurgit, même si les acteurs n’en ont conscience que plus tard. Les cibles établies en fonction de l’intensité énergétique souffrent en effet d’un défaut fondamental, à savoir que les échanges de droits d’émission ne sont possibles qu’a posteriori. Il faudrait sinon procéder à des évaluations a priori de la croissance économique et les comparer à intervalles réguliers avec l’évolution réelle, d’où des frais de transaction inacceptables.

Des solutions transitoires pour les projets MDP


Si l’on introduit un système sectoriel, il faudra aussi décider comment traiter les projets MDP existants du secteur concerné. On peut envisager en principe trois possibilités: – arrêt immédiat de l’allocation de droits d’émission MDP; – continuation des projets MDP jusqu’au terme de la période d’imputation en cours (les droits d’émission MDP attribués sont retranchés de la cible sectorielle pour éviter d’être comptés à double); – continuation des projets MDP jusqu’à la fin de la dernière période d’imputation et soustraction des droits d’émission afférents de la cible sectorielle. Du moment qu’en cas de passage au système sectoriel, les auteurs de projets MDP subiraient de toute façon une perte pour avoir visé un niveau de référence très strict, la troisième option serait la meilleure sous l’angle de la sécurité des investissements.

Choix à la carte des mécanismes par les pays hôtes


Étant donné les problèmes de mise en oeuvre de l’approche sectorielle, il faudrait concéder aux pays hôtes le libre choix des mécanismes, à condition toutefois que le MDP ne soit pas fondamentalement plus intéressant que les mécanismes sectoriels. Ce serait le cas si les droits d’émission MDP étaient calculés d’après un niveau de référence sans contrainte particulière, tandis que les droits sectoriels le seraient d’après un niveau de référence nettement plus strict. On obtiendrait l’égalité de traitement en dévaluant les droits d’émission MDP d’un montant équivalant à la différence entre le niveau sans contrainte particulière du secteur et le niveau de référence. Pour les pays en développement, une telle approche fournit en même temps l’incitation décrite et souhaitée en matière de politique climatique, laquelle consiste à adopter une cible d’émission nationale contraignante. Les pays où les entreprises d’État sont prépondérantes préféreront le mécanisme sectoriel, ceux dotés d’un fort secteur privé s’en tiendront au MDP. Les mécanismes sectoriels seront en principe intéressants pour les secteurs non visés jusqu’ici par le MDP dans la mesure où les gouvernements seront à même d’introduire des instruments politiques efficaces. Une alternative fondamentale aux mécanismes sectoriels consisterait à attribuer directement des droits d’émission aux mesures politiques telles que celles actuellement discutées en vue du sommet de Copenhague. Il en résulterait, cependant, des défis notables quant à la conception détaillée des règles, en particulier pour ce qui est de l’intégrité environnementale à préserver.

Graphique 1 «Cible sectorielle et niveau de référence»

Graphique 2 «Les cibles strictes mais non-contraignantes n’entraînent pas de réduction des émissions»

Graphique 3 «Dépassement provisoire de la cible»

Graphique 4 «Échanges sectoriels de droits d’émission au niveau des installations»

Encadré 1: Mécanismes sectoriels L’idée fondamentale de l’approche sectorielle est de définir des cibles d’émission par secteur plutôt que par pays. Les gouvernements peuvent ainsi mettre en place des mesures de protection du climat et recevoir des droits d’émission en retour. Une autre possibilité consiste à reporter les objectifs au niveau des installations.

Encadré 2: Problème de motivation des investisseurs privés Dans les mécanismes basés sur des projets, le promoteur d’un projet de réduction des émissions peut être sûr de recevoir un nombre donné de droits d’émission si son action aboutit effectivement à réduire les émissions, ce qui n’est pas le cas dans l’approche sectorielle; en effet, si d’autres entreprises augmentent leurs émissions, le secteur n’obtient pas de droits. Lorsque cet effet de «dilution» ne se produit pas, il reste toujours le problème que les droits d’émission alloués par l’ONU vont d’abord au gouvernement. Que l’auteur d’un projet reçoive le produit de la vente des droits d’émission dépend donc du bon vouloir du gouvernement. Il y a risque que la majeure partie de ce produit passe dans le budget national, voire dans les poches d’un fonctionnaire. Tant qu’un secteur est dominé par des entreprises publiques qui ne cherchent pas à maximiser leurs bénéfices, le problème de la motivation ne joue guère de rôle. Dans de nombreux pays, c’est par exemple le cas du secteur de la production d’électricité.

Encadré 3: Bibliographie – Aasrud André, Baron Richard, Buchner Barbara et McCall Kevin, Sectoral Market Mechanisms – Issues For Negotiation and Domestic Implementation, Paris, 2009.- Baron Richard, Buchner Barbara et Ellis Jane, Sectoral Approaches and the Carbon Market, Paris, 2009.- Bradley Rob, Childs Staley Britt, Herzog Tim, Pershing Jonathan et Baumert Kevin, Slicing the Pie: Sector-Based Approaches to International Climate Agreements, WRI, Washington, 2007.- Schmidt Jake, Lee Jin, Helme Ned et Houdashelt Mark, «Sector-Based Approach to the Post-2012 Climate Change Policy Architecture», Climate Policy, 2008, n° 8, pp. 494-515.- Agence internationale de l’énergie, Sectoral Approaches in Electricity, Paris, 2009.- Michaelowa Axel, «Le mécanisme de développement propre nuit-il à la protection internationale du climat?», La Vie économique, 09-2007, pp. 20-23.- Schneider Lambert et Cames Martin, A Framework for a Sectoral Crediting Mechanism in a Post-2012 Climate regime, 2009.

Proposition de citation: Sonja Butzengeiger ; Axel Michaelowa ; (2009). Possibilités et limites des mécanismes sectoriels dans la politique internationale du climat. La Vie économique, 01 décembre.