Rechercher

Les grandes banques doivent réintégrer l’économie de marché

Même si on pouvait auparavant en douter, la crise financière internationale a brutalement montré que certaines banques sont trop grandes pour faire faillite («too big to fail», TBTF). Pour maintenir les fonctions bancaires essentielles à l’économie nationale, les établissements d’importance systémique ont besoin du soutien de l’État en temps de crise. Le manque de solutions pour remplacer à court terme leurs services, la complexité de leur imbrication internationale et la crainte des risques de contagion sur l’ensemble du système financier ont fait qu’elles jouissent d’une protection de facto des droits acquis. La Suisse joue un rôle de précurseur dans le règlement des assainissements et des liquidations des grandes banques actives au niveau international et cherche à diminuer le problème du TBTF.

Les mesures de sauvetage dont ont béné- ficié les banques ont désactivé les mécanismes disciplinaires du marché. Les gestionnaires et les investisseurs ont été épargnés par les pertes dues aux décisions et aux risques irresponsables qu’ils ont pris. Le bilan que l’on peut tirer des mesures de sauvetage des banques n’est pas toujours clair et les répercussions de la crise bancaire sur l’économie réelle se feront sentir encore pendant des années. La croissance économique s’est effondrée dans les pays concernés avec pour conséquences des déficits budgétaires alarmants et une augmentation de la dette publique.Toutefois, même sans crise, les banques d’importance systémique profitent de la garantie de l’État, qui baisse leurs charges financières et fausse la concurrence au détriment des autres banques et des établissements de plus faible importance. Cela favorise la concentration dans le secteur financier. Les autorités de surveillance des banques et les politiciens cherchent des solutions à l’échelle internationale. Pour régler ces problèmes, les grandes banques doivent de nouveau se soumettre aux règles de l’économie de marché, autrement dit il doit être possible, en temps de crise, d’assainir rationnellement ou de liquider les banques d’importance systémique. Une menace réelle de faillite a un effet disciplinaire. Les gestionnaires, les propriétaires et les créanciers doivent tenir compte du fait qu’ils devront assumer eux-mêmes les pertes consécutives à leurs décisions en matière d’investissement, ce qui devrait réduire leur goût du risque et contribuer à la stabilité du secteur financier.Le 4 octobre 2010, la commission d’experts instituée par le Conseil fédéral a joué un rôle de précurseur au niveau international en présentant un train de mesures, approuvé à l’unanimité, qui devrait servir de solution globale pour désamorcer durablement le problème du TBTF. Le présent article apporte un éclairage sur cette étape cruciale dans la réglementation des grandes banques suisses.

Le dilemme de la Suisse


La faillite d’une grande banque affecterait sérieusement le bon fonctionnement de l’économie suisse. Des fonctions bancaires essentielles comme le trafic des paiements, les opérations de dépôt, le marché interbancaire, les différents segments du crédit national et les produits des banques d’investissement seraient détruits durablement. En Suisse, aucun autre prestataire n’est en mesure de remplacer à court terme ces fonctions vitales. Bon nombre de banques sont tributaires, pour leur fonctionnement, des services des deux grandes banques, par exemple pour les paiements en devises et les transactions sur titres. Credit Suisse et UBS sont des établissements financiers d’importance systémique mondiale («Global Systemically Important Financial Institutions», G-Sifi). Leurs structures, leurs relations financières et juridiques internes et leurs interdépendances nationales et internationales sont complexes. En cas de crise, elles empêchent la poursuite isolée et individuelle de fonctions d’importance systémique et l’assainissement voire la liquidation ordonnée du reste du groupe. La Suisse se trouve face à un dilemme: elle ne peut pas laisser tomber une grande banque en raison de son importance économique; or, la taille des établissements concernés et les obligations financières qui en découlent peuvent dépasser la capacité de sauvetage de l’État. Par conséquent, les deux grandes banques sont probablement aussi trop grandes pour être sauvées («too big to be rescued», TBTBR). Outre ces dernières, d’autres établissements financiers ont une importance critique pour certaines fonctions nationales. Toutefois, selon les critères ci-dessus, aucune autre banque ou compagnie d’assurance du pays ne peut être considérée comme TBTF en ce moment.

Les objectifs d’une réglementation efficace des grandes banques


Les objectifs sont multiples et astreignants. La réglementation nationale doit désamorcer le plus efficacement et rapidement possible la problématique du TBTF, afin de limiter ses répercussions sur l’économie nationale et les contribuables lors d’une situation de crise susceptible de compromettre la solvabilité des grandes banques. Néanmoins, une réglementation bancaire qui dépasserait les normes internationales ne devrait pas entraver le développement de l’économie réelle en provoquant, par exemple, une pénurie de crédits, et la compétitivité des banques suisses ne devrait pas non plus se dégrader excessivement. Les mesures d’assainissement et de liquidation doivent tenir compte du droit international, afin de ne pas être bloquées par des actions en annulation en période de crise.La «touche suisse» dont le cadre réglementaire a été pourvu – soit des exigences plus strictes en matière de fonds propres pour les grandes banques – n’a pas suffi à remplir les objectifs. Dans son rapport final unanimement approuvé, la commission d’experts propose deux directions prioritaires pour trouver une solution: − des exigences prudentielles plus strictes atténuant durablement la probabilité d’une crise menaçant la solvabilité des grandes banques; − l’assainissement ou la liquidation d’une grande banque, notamment par des mesures organisationnelles. Les mesures adoptées doivent interagir efficacement si l’on veut améliorer durablement la stabilité des banques et libérer l’État d’une obligation de sauvetage. Les exigences en matière de stabilité diminuent la probabilité d’une crise. Des mesures préventives supplémentaires devraient atténuer ses conséquences au cas où elle serait inévitable. Les exigences organisationnelles, qui permettent de poursuivre les fonctions d’importance systémique des banques en cas de crise, ont une place particulière dans ces mesures préventives. Par conséquent, une nouvelle catégorie de capital convertible devrait être mise en jeu, sous la forme d’emprunts à conversion obligatoire émis sous conditions et convertis dans des modalités définies contractuellement, que l’on nomme «Contingent Convertible Bonds» (CoCos). Ceux-ci garantissent le financement d’une banque en crise et permettent sa liquidation ordonnée en maintenant simultanément les services bancaires importants pour l’économie nationale. Cette approche oblige les acteurs du marché à une certaine discipline, puisque les futures crises bancaires seront résolues selon les principes de l’économie privée en évitant de recourir à l’argent du contribuable.

Davantage de stabilité par des fonds propres capables de supporter des pertes


La commission d’experts exige de la part des deux banques suisses d’importance systémique des normes prudentielles plus sévères avec des fonds propres capables de supporter des pertes, une meilleure dotation en liquidités et une répartition plus équilibrée des risques. En se référant aux nouvelles exigences en matière de fonds propres du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire (en abrégé Bâle III), un concept formé de trois composantes a été élaboré: l’exigence minimale, le volant supplémentaire dit de conservation pour absorber les pertes et protéger les fonds propres minimaux et une composante progressive selon le niveau de l’importance systémique.Lexigence minimale correspond aux limites inférieures absolues du capital fixées et valables à l’avenir dans le cadre de Bâle III pour toutes les banques, soit 4,5% de fonds propres de base («common equity») par rapport aux actifs pondérés en fonction des risques (RWA). Le volant décrit dans la deuxième composante représente un capital estimé à 8,5% des RWA et se situe donc nettement au-dessus des exigences internationales minimales de Bâle III. La troisième composante, dite progressive, doit, d’une part, augmenter la solvabilité des banques d’importance systémique et, d’autre part, veiller à ce qu’il y ait suffisamment de capital conditionnel pour lassainissement et la liquidation nécessaires en cas de crise menaçant la solvabilité. À cela s’ajoute que les deux grandes banques, indépendamment de leur taille et de leur profil de risque, sont soumises à l’émission de capital conditionnel supplémentaire sous la forme d’emprunts à conversion obligatoire. Calculés sur la base de la taille et du profil de risque actuels, ils représentent 6% des RWA. Ainsi, selon la volonté de la Commission d’experts, l’ensemble des exigences en matière de fonds propres posées au Credit Suisse et à l’UBS passe à 19% de leurs RWA, ce qui représente presque le double des normes internationales. Pour garantir leur capacité à supporter les pertes, les banques doivent avoir sous la main au moins 10% de leurs RWA sous la forme de fonds propres de qualité élevée.Pour remplir plus facilement les exigences posées au volant de conservation du capital, les grandes banques peuvent émettre jusqu’à 3% de leur RWA sous la forme de CoCos, si une conversion contractuelle est garantie lorsque les fonds propres de base passent en dessous de 7% ou plus. Cela signifie que si ces derniers tombent au-dessous de ce pourcentage à cause de pertes, la conversion engendrée contractuellement améliore le profil du capital de la banque de 3%. La conversion cause une perte aux titulaires d’emprunts, qui peuvent prendre part au futur rétablissement de l’institut seulement dans le cas de l’émission d’actions. Les (anciens) actionnaires sont aussi affectés par la dilution de leur participation en raison des conversions. La commission d’experts espère que l’emprunt à conversion aura un effet disciplinaire sur les gestionnaires et les investisseurs.Il faut suivre de près l’emprunt conditionnel à conversion obligatoire de la composante progressive des fonds propres. En cas de pertes de la banque, il représente le niveau d’intervention le plus bas de la surveillance. De ce fait, les experts exigent que lorsqu’il tombe au-dessous de 5% du ratio fonds propres de base/RWA, il soit converti contractuellement et se situe donc à peine au-dessus du minimum international de fonds propres selon Bâle III, qui est de 4,5%. La conversion de cette troisième composante progressive des fonds propres déclenche, selon l’approche de la commission d’experts, obligatoirement les mesures d’urgence afin de poursuivre séparément des fonctions d’importance systémique. Autrement dit ces fonctions sont transférées dans une entité juridique autonome, pour lesquelles quelques préparatifs organisationnels sont nécessaires.

Les mesures organisationnelles destinées à assurer les fonctions importantes des banques


Un plan d’urgence détaillé sera exigé à l’avenir de la part des grandes banques suisses d’importance systémique. Son objectif est de garantir les services bancaires primordiaux pour l’économie nationale au cas où une nouvelle crise bancaire surviendrait, sans devoir préserver l’ensemble de la banque. Actuellement, la complexité des activités auxquelles s’adonnent les grandes banques et l’importance des diverses normes juridiques s’opposent à cet objectif. Ainsi, les banques sont invitées à simplifier leur organisation et à mieux équilibrer actifs, passifs et garanties dans les pays respectifs. Lors de la préparation de ces mesures d’urgence, il faut aménager les interdépendances opérationnelles, structurelles, financières ou relevant du domaine du personnel, entre les différentes unités des banques, de manière à ce que les liens résistent à la faillite ou qu’ils puissent être dissous rapidement et sans obstacles insurmontables. Le concept est utilisable s’il garantit le maintien des fonctions et des services même en temps de crise. En cas d’assainissement ou d’insolvabilité, il devrait permettre de simplifier le transfert dans une nouvelle entité juridique et assurer rapidement le maintien des fonctions d’importance systémique. Les banques devront garantir elles-mêmes un financement suffisant pour ce transfert dans une banque relais et, en particulier, pour le bon déroulement du reste de leurs activités. Le capital provenant de l’emprunt obligatoire peut remplacer les fonds publics qui étaient nécessaires dans la crise précédente. Cela correspond à un fonds de liquidation internalisé. Si on tombe en-dessous du seuil de capital de 5% des RWA fixé contractuellement, la conversion des Cocos de l’ensemble de la banque met à disposition 6% de nouveau capital. La commission d’experts estime que ce capital est suffisant pour la séparation de la banque relais et pour financer l’assainissement du reste des activités. Le capital convertible est réparti sur les deux parties de la banque avec le même ratio. Cette égalité de traitement diminue les possibilités d’actions en annulation par les anciens actionnaires et les créanciers.

Les avantages de l’approche suisse


L’approche présentée ici met, pour la première fois, en lien la dernière intervention possible des autorités de surveillance avec la survenance d’un événement prédéfini par contrat. Les gestionnaires, les propriétaires, les investisseurs et tous les autres acteurs disposeront dorénavant d’une règle claire. Ceci a un avantage particulier: les risques d’intervention officielle sont réduits. Il ne faut attendre aucune révocation juridique contre une mesure d’urgence ordonnée administrativement et une conversion de fonds de tiers en fonds propres («debt-to-equity swap»). Par leur achat, les investisseurs dans les emprunts à conversion obligatoire approuvent les conditions mentionnées, mais ils sont aussi indemnisés par un coupon d’intérêts. En défendant cette approche faite d’un surcroît d’exigences en matière de stabilité, de mesures organisationnelles et d’un modèle de financement que les banques ellesmêmes doivent garantir, la Suisse espère être mieux armée contre les futures crises financières. Malgré leur importance considérable, les deux grandes banques suisses seront de nouveau soumises aux règles de l’économie de marché si la mise en œuvre de cette réglementation aboutit. Les gestionnaires, les proprié- taires et les créanciers devront assumer les décisions qu’ils prendront et ne pourront plus espérer d’emblée reporter sur l’État les pertes qui menaceraient leur existence. Cela devrait restreindre leur goût du risque et améliorer la résistance des banques aux crises.

Conclusion


En Suisse, la combinaison de plusieurs mesures coordonnées devrait permettre de désamorcer rapidement la problématique TBTF. Ainsi souvre une alternative au régime global d’assainissement et de liquidation des banques, qui n’existera pas encore à moyen terme. La route sera, toutefois, longue jusqu’à ce que la réglementation prévue des grandes banques soit mise en œuvre efficacement. Le politique doit, en premier, introduire le train de mesures dans la législation. Même si les autorités de surveillance des banques suisses ont déjà aujourd’hui des droits d’intervention étendus, il faut les élargir dans la loi pour mettre en œuvre les exigences de prévention et d’intervention en cas d’urgence. Les banques concernées doivent diminuer leur importance systémique par des apports constructifs et des plans d’urgence appropriés. Ce n’est que si ceux-ci ne sont pas suffisants que la surveillance ordonnera des changements organisationnels concrets. On demande aussi aux investisseurs de collaborer: ils ne doivent pas se contenter de souscrire à des emprunts à conversion obligatoire sous certaines conditions et dans une mesure suffisante, ils doivent aussi être prêts à assumer les pertes causées par leurs décisions en matière d’investissement. L’objectif est de sécuriser le système bancaire, ce qui devrait motiver tous les participants à collaborer afin que le contribuable ne doive plus sauver des banques entières.

Graphique 1: «Comparaison des exigences de fonds propres pondérés en fonction des risques»

Graphique 2: «Articulation du train de mesures»

Encadré 1: Évolution internationale

Évolution internationale


Un droit de l’insolvabilité et de l’assainissement des banques permet, dans l’idéal, un assainissement ou une liquidation transfrontière ordonné. Une institution reconnue au niveau international, la «Financial Resolution Authority», serait alors responsable, dans les cas de ce genre, de coordonner l’assainissement et la liquidation des banques au niveau mondial. La complexité de ce plan et les intérêts divergents des États font qu’un régime international paraît plutôt irréaliste pour le moment. Suite à la réforme quont subie les marchés financiers aux Etats-Unis (loi Dodd-Frank), les banques en crise doivent se soumettre à la surveillance de la Compagnie de garantie du dépôt fédéral (FDIC), qui effectue leur liquidation. Le sauvetage des banques par un assainissement n’est pas prioritaire. Le financement provient des apports de toutes les banques, mais il a atteint ses limites. La FDIC développera des méthodes pour traiter les banques d’importance systémique dans les mois à venir en même temps qu’elle se penchera sur la mise en place de la réforme des marchés financiers. L’UE discute d’une taxe bancaire qui dépendrait du profil individuel de risque de chaque banque. Celle-ci devrait financer – à l’exemple du fonds géré par le Bundesanstalt für Finanzmarktstabilisierung (SoFFin) en Allemagne – la restructuration d’établissements d’importance systémique. Selon les plans actuels, les instituts financiers qui n’ont pas une importance systémique devraient aussi collaborer, ce qui suscite une résistance du côté politique.

Proposition de citation: Patrick Raaflaub (2010). Les grandes banques doivent réintégrer l’économie de marché. La Vie économique, 01 décembre.