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Les régulateurs financiers et la crise

En quelques décennies, les organismes de régulation indépendants sont devenus un important élément du paysage politique. Avec l’éclatement de la crise financière, un large public a découvert l’existence de ces autorités de surveillance, telle la Finma helvétique, avec leurs nombreuses compétences et leur large autonomie. Leur indépendance à l’égard des pouvoirs politiques leur confère plus de crédibilité et d’efficience dans la régulation des marchés. Leur responsabilité à l’égard des institutions démocratiques est, par contre, moins nette. Le présent article prend les exemples de la Finma et de la FSA britannique, afin de déterminer si de tels organes de contrôles souffrent d’un déficit réel en matière de responsabilité et d’obligation de rendre des comptes.

Un transfert de compétences publiques


Au fil de ces dernières décennies, on a assisté dans la quasi-totalité des pays européens au transfert progressif de tâches publiques jusque là entièrement centralisées vers d’autres acteurs, que ce soit vers le haut (UE) ou vers le bas (décentralisation vers des entités régionales ou locales), ou encore «horizontalement» vers des acteurs semi-étatiques ou privés. Cet article s’intéresse au transfert horizontal de compétences d’État à des autorités de régulation indépendantes («Independant Regulatory Agencies», IRAs). Ces dernières ont pris, depuis quelques dizaines d’années, beaucoup de poids en Europe, tant en nombre qu’en compétences. Ainsi en Suisse, la Commission fédérale de l’électricité (ElCom) et l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (Finma) sont venues s’ajouter ces dernières années à la Commission de la concurrence (Comco) et à divers organes plus modestes comme l’Autorité indépendante d’examen des plaintes en matière de radio-télévision (AIEP), la Commission fédérale de la communication (ComCom) ou l’Autorité de régulation postale (PostReg). Tous ces corps ont essentiellement pour mission de garantir la concurrence, autrement dit d’empêcher la formation de monopoles ou d’autres ententes sur le marché, en particulier dans les secteurs économiques privatisés et libéralisés.Pour mener à bien leurs tâches, ils sont de par la loi indépendants du Conseil fédé-ral et de l’administration fédérale, desquels ils ne reçoivent aucune directive. Dans ces circonstances, les gouvernements élus n’ont plus à prendre eux-mêmes de décisions ré-gulatrices puisque, théoriquement, les organes de contrôles assurent dans leurs domaines de compétence une politique cohérente durable et fondée sur des expertises sectorielles spécifiques, à l’abri des changements de gouvernement, des partis ou des tactiques politiciennes. Cette situation doit assurer une plus grande sécurité en matière de droit et de planification aux entreprises et avoir par là même un effet positif sur l’économie en général. Le haut degré d’autonomie des autorités régulatrices peut, en contrepartie, déboucher sur un déficit de contrôle démocratique. Ces limites à l’obligation de rendre compte inspirent des doutes sur la légitimité des IRAs. La question est donc: comment obtenir des IRAs qu’elles répondent des conséquences de leurs choix, alors qu’un contrôle administratif direct est impossible?Ce problème a connu un regain d’intérêt avec la récente crise financière: les décisions prises par les régulateurs financiers, telle la FSA britannique, ont été fortement critiquées et ces organismes tenus pour coresponsables, ici ou là, de l’éclatement et de l’ampleur du phénomène. Compte tenu de la portée extraordinaire des décisions (controversées) des autorités régulatrices, il s’agit d’évaluer sous l’angle démocratique l’indépendance, jugée économiquement si utile, qui est la leur. À cet effet, nous nous sommes intéressés aux instruments de contrôle en vigueur pour la FSA britannique et la Finma suisse.

Des autorités de régulation indépendantes mais responsables?


L’action administrative tire sa légitimé d’une chaîne ininterrompue de délégation de pouvoirs reliant les citoyens aux fonction-naires publics. Dans les démocraties parlementaires, les éléments de cette chaîne (citoyens, Parlement, gouvernement et administration), sont rattachés les uns aux autres par le mécanisme électif (parlementaires nommés par le peuple et gouvernants par les parlementaires) et par les pouvoirs directifs (ceux des responsables de l’exécutif ou ministres à l’égard des exécutants). Les fonctionnaires agissent donc en dernier ressort sur mandat du peuple souverain. En revanche, étant le plus souvent explicitement affranchies de directives extérieures, les autorités régulatrices comme la FSA et la Finma ne sont pas intégrées à cette chaîne de délégation. Il est donc difficile sinon impossible de leur accorder une légitimation qui les lierait aux institutions démocratiques, en vertu même du niveau de leur indépendance organisationnelle.Il faut, par conséquent, chercher d’autres facteurs de légitimité pour de tels organismes indépendants. On soutient, par exemple, que la séparation par rapport aux institutions démocratiques est compensée par l’exceptionnelle qualité des prestations des autorités régulatrices. Cette légitimité par les résultats repose sur le principe, exposé plus haut, qui veut que l’attribution de telles tâches à des organismes indépendants des pouvoirs politiques assure aux acteurs du marché la prévisibilité et la stabilité des politiques régulatrices, ce qui bénéficie à l’ensemble de l’économie.Si l’on juge théoriquement recevable ce type de compensation, on doit dès lors se demander jusqu’à quel point cette amélio-ration des résultats est mesurable. À cet effet, les gouvernements et les autorités régulatrices peuvent passer des conventions d’objectifs, dont la bonne exécution peut être vérifiée, en se basant, par exemple, sur des évaluations. Les régulateurs doivent ainsi prouver leurs prestations, expliquer leurs stratégies et modes opératoires et, le cas échéant, en assumer les conséquences. Évaluer les prestations d’une autorité régulatrice est, cependant, une tâche relativement ardue. Cet exercice ne débouche pas sur des conclusions claires, notamment parce que l’autorité se voit assigner plusieurs objectifs vis-à-vis desquels les divers groupes sociaux (p. ex. les banques, les consommateurs et l’État dans le cas de la Finma) ont des intérêts très variables. La performance d’une autorité est donc quelque chose d’extrêmement subjectif. De plus, les effets des décisions régulatrices sont souvent très indirects, difficiles à démontrer et à mesurer, sans compter qu’ils peuvent dépendre d’une multitude de facteurs. Dès lors, pour des autorités de régulation indépendantes, les possibilités offertes par ces mécanismes de responsabilisation à l’égard des résultats sont limitées.Une autre approche est celle de la légitimité procédurale. Celle-ci s’attache à l’impact des décisions et définit des processus transparents et vérifiables qui ménagent à tous les défenseurs d’intérêts sociaux un droit de participation susceptible d’améliorer l’acceptabilité des décisions. En théorie, la participation renforcée du public et des groupes d’intérêt concernés, combinée à un processus décisionnel ouvert, associatif et transparent, garantit la contrôlabilité des actes des autorités régulatrices, donc ils en renforcent l’acceptabilité. Ce souci de mise en conformité et de transparence est louable; toute-fois, hormis le fait que l’accroissement du nombre d’acteurs associés aux décisions en augmente les coûts et les rendent plus diffi-ciles à prendre, le renforcement de la responsabilité procédurale et la multiplication des possibilités de participation peuvent porter préjudice à lautorité régulatrice, autrement dit à sa raison dêtre. Si on les réduit excessivement, cela peut, au contraire, hypothéquer la possibilité d’obtenir un degré satisfaisant de responsabilité.

Comparaisons entre la FSA et la Finma


Dans le sillage de la crise financière mondiale, un certain nombre de régulateurs financiers ont été blâmés pour n’en avoir pas détecté ou évalué correctement les signes avant-coureurs et s’être souvent montrés trop peu indépendants à l’égard du secteur financier réglementé. Les parallèles établis ci-dessous entre la Finma et la FSA ne peuvent ni infirmer ni confirmer le bien-fondé d’une telle critique. La crise financière a, toutefois, permis de vérifier l’efficacité des structures de contrôle auxquelles ces deux régulateurs sont soumis. En accord avec les critères exposés plus haut, nous étudierons leurs indépendances respectives, la transparence de leurs procédures et les instruments de contrôle de leurs résultats, pour terminer par les répercussions de la crise financière pour chacun d’eux.

Indépendance


La FSA a été mise sur pied dès la fin des années nonante. L’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers, la Finma, est née en 2009 de la fusion de la Commission fédérale des banques (CFB), de l’Office fédéral des assurances privées et de l’Autorité de contrôle en matière de lutte contre le blanchiment d’argent. La FSA et la Finma ont des missions très semblables (garantie du bon fonctionnement du marché financier, protection des déposants, lutte contre la criminalité financière, respectabilité de la place financière). L’une comme l’autre jouissent d’un haut degré d’autonomie financière, organisationnelle et opérationnelle. Elles sont dirigées soit par une direction et un conseil d’administration (Finma), soit par un «management board» (FSA); les membres de ces assemblées sont désignés par le Conseil fédéral dans le premier cas et par le ministère britannique des Finances dans le second. Ce dernier nomme aussi les dirigeants de la FSA, tandis que cette prérogative est réservée au conseil d’administration dans le cas de la Finma. Si l’on considère en outre que la révocation de membres du conseil d’administration est plus difficile en Suisse qu’au Royaume-Uni, l’indépendance de la Finma apparaît en définitive un peu plus forte que celle de la FSA.

Processus de décision


On est frappé par le nombre d’instruments expressément destinés à garantir la transparence et améliorer les flux d’information qui entourent la FSA. Les consommateurs ont un droit de consultation («Consumer Panel») et disposent d’une instance de recours («Independent Complaints Commissioner»). Les acteurs économiques concernés ont également leur mot à dire («Practitioner Panel»). Enfin, la FSA est contrôlée sous l’angle du droit de la concurrence («Office of Fair Trading») comme sur le plan budgétaire («National Audit Office»). Pour la Finma, le seul élément comparable est la surveillance du Contrôle fédéral des finances. Cela étant, les secteurs réglementés, dont la loi prescrit la présence au Conseil d’administration, ont aussi voix au chapitre au sein de la Finma. De même, la Finma communique assurément davantage que la FSA avec les autorités supérieures (Département des finances et Conseil fédéral). Enfin, en dépit de son indépendance formelle très affirmée, l’influence que le monde politique exerce sur la Finma au quotidien ne semble pas négligeable.

Saisie et évaluation des résultats


L’évaluation de l’activité de ces deux au-torités s’effectue sur la base de leurs rapports annuels respectifs, qui sont étudiés par les commissions parlementaires ad hoc, les responsables de la FSA étant au surplus soumis à un audit oral. À l’issue de la crise financière, chacune d’elles a fait l’objet d’enquêtes externes, dont les résultats sont aujourd’hui publiés (Finma
CdG, Les autorités sous la pression de la crise financière et de la transmission de données clients d’UBS aux États-Unis. Rapport des Commissions de gestion des Chambres fédérales du 30 mai 2010, http://www.parlament.ch, rubriques: «Organes et députés», «Commissions», «Commissions de surveillance», «Commissions de gestion», «Dossier crise financière / transmission de données clients d’UBS aux Etats-Unis».) ou se font encore attendre (FSA). La Finma et la FSA ont également fourni leur propre analyse de la crise et de leur comportement durant celle-ci[1]. Ces rapports montrent deux choses:1. Même des autorités très indépendantes comme la FSA et la Finma sont responsables à légard des résultats. L’une comme l’autre ont donc dû tenir compte des critiques et accepter de revoir certains de leurs objectifs ou procédures internes.2. Les rapports mettent au jour des lacunes, différentes d’un cas à l’autre, qui permettent de tirer des conclusions sur certains problèmes structurels fondamentaux. Pour la Finma, les Commissions de gestion (CdG) des Chambres fédérales ont souligné son incapacité à détecter suffisamment tôt les premiers signes de la crise, tout en saluant d’une manière générale les mesures qu’elle a su prendre ensuite pour la maîtriser. Les CdG sont surtout critiques à l’égard de la gestion politique de la crise au Conseil fédéral. Pour remédier aux déficiences constatées dans la reconnaissance des risques systémiques, la Finma est toutefois invitée à recourir davantage à des expertises extérieures et à réorganiser ses procédures internes
Un point très sensible a été la transmission par la Finma de données sur les clients de l’UBS aux États-Unis, une action fortement critiquée dans le public, puis déclarée illégale par le Tribunal administratif fédéral.. Loin des changements de type opérationnel recommandés pour la Finma, la FSA a surtout été mise en cause pour ses options stratégiques et sa régulation dite de «light-touch». Comme son président Adair Turner le reconnait lui-même dans son rapport, la croyance à «la capacité qu’ont les marchés, d’une manière générale, à s’autoréguler»[2] s’est traduite par une sous-réglementation dans de nombreux secteurs d’activité. Sous réserve certes d’une décision finale, la dissolution de la FSA figure même aujourd’hui à l’ordre du jour politique, tout comme la refonte de l’ensemble du système britannique de régulation financière.

Conclusion


Peut-on parler d’un problème de contrôle à propos des autorités de régulation indépendantes? Les deux organismes cités cidessus jouissent d’un haut degré d’indépendance, celle de la Finma étant plus particulièrement prononcée en ce qui concerne le personnel. Sur le plan procédural, on constate que plusieurs instruments poussent formellement la FSA à la transparence et à l’ouverture, tandis que ces influences sont plutôt informelles pour la Finma, même si elles sont indiscutablement présentes. En ce qui concerne leur responsabilité en termes de résultats, les deux autorités régulatrices obéissent à des structures très semblables. Le problème du contrôle apparaît plus aigu pour la Finma: son indépendance tend à être plus forte que celle de la FSA et elle est moins soumise à des instruments de contrôle formels.Après évaluation des mesures prises avant et pendant la crise, la FSA fait toutefois nettement moins bonne figure que la Finma. Il convient, certes, de rester prudent avec ces évaluations, qui d’ailleurs ne sont pas au cœur du présent article. Il faut, toutefois, reconnaître que les nombreux instruments de surveillance censés s’appliquer aux opérations de la FSA n’ont pas suffi à peser sur les orientations stratégiques de lautorité. En dépit d’un plus haut degré d’indépendance formelle, tout indique que la Finma est plus impliquée dans la vie politique que sa consœur britannique.A priori, les carences des régulateurs financiers en matière de détection précoce de la crise ne sont donc pas à mettre au compte de leur caractère institutionnel. Il semble aussi qu’un contrôle effectif des interventions des autorités régulatrices indépendantes soit en principe possible. L’efficacité des modalités de contrôle institutionnelles est cependant très inégale et difficile à évaluer. Voilà pourquoi une analyse approfondie de l’indépendance et de l’obligation de rendre des comptes des autorités concernées – menée en lien avec d’autres acteurs sociaux et politiques, nationaux et internationaux – apparaît nécessaire.

Encadré 1: Remerciements

Remerciements


Le présent article découle d’un projet de recherche des universités de Lausanne et Zurich, réalisé dans le cadre du programme prioritaire «Democracy» soutenu par le Fonds national suisse de la recherche. Pour l’aide qu’ils nous ont apportée, nous exprimons aussi notre reconnaissance aux participants du séminaire de recherche «Accountability and Legitimacy of Regulatory Agencies», organisé au printemps 2010 à l’université de Lausanne sous la direction de Yannis Papadopoulos et Jan Biela.

  1. FSA, The Turner review. A regulatory response to the global banking crisis, 2009. Pour des informations plus actuelles, cliquez ici; Finma, Crise des marchés financiers et surveillance des marchés financiers, 2009; http://www.finma.ch, rubriques: «À propos de la Finma», «Publications», «Rapports» []
  2. FSA (2009), p. 81. []

Proposition de citation: Jan Biela ; Martino Maggetti ; Manuel Puppis ; (2011). Les régulateurs financiers et la crise. La Vie économique, 01 janvier.