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Rester ou partir? La mobilité géographique des cadres et des spécialistes

Les cadres et spécialistes se sentent attachés à leur région de travail et de domicile actuelle. Leur mobilité professionnelles est plutôt faible. Les plus ouverts sont les jeunes, sans attache, de sexe féminin, diplômés universitaires et de nationalité allemande. Les principaux facteurs qui favorisent la mobilité géographique sont le salaire (prestations supplémentaires comprises), les perspectives professionnelles et les possibilités d’avancement. Telles sont les conclusions d’une étude de la Haute école de technique et d’économie de Coire (HTW Chur) et de la Haute école zurichoise des sciences appliquées à Winterthour (ZHAW Winterthur). Cette étude a été effectuée dans le cadre d’un projet soutenu par la Commission fédérale pour la technologie et l’innovation (CTI).

Disposer d’une main-d’œuvre qualifiée est indispensable à la compétitivité et à la capacité d’innover d’une économie. En Suisse, comme dans d’autres pays européens, de nombreux secteurs souffrent d’une pénurie de main-d’œuvre spécialisée. Ainsi, une étude récente commandée par le Secrétariat d’État à l’éducation et à la recherche (SER) concluait que les domaines des mathématiques, de l’informatique, des sciences natu-relles et de la technique souffraient d’une pénurie non seulement conjoncturelle, mais encore structurelle, de spécialistes
Gehrig et al. (2010)..Dans la fameuse «course aux talents», les régions économiques gagnantes seront celles qui réussiront à attirer et à fidéliser les spécialistes requis. Il faut pour cela que leur disponibilité à changer d’aire géographique soit connue en profondeur, à la fois dans son ampleur, sa structure et ses causes. Pour atteindre de façon ciblée les travailleurs étrangers, les paramètres intéressants sont avant tout la relation entre mobilité géographique et facteurs personnels (âge ou sexe, par exemple), mais aussi le profil du poste proposé.

Lien entre mobilité et profil du poste


Les études disponibles tiennent fréquemment compte du fait que la mobilité géographique des différentes catégories d’individus varie selon les caractéristiques personnelles, certaines favorisant la mobilité, d’autres l’entravant. Parmi celles-ci, citons les facteurs sociodémographiques (p. ex.: état civil), la situation professionnelle (p. ex.: métier exercé), les aspects biographiques (p. ex.: expérience de l’étranger) ou psychologiques (p. ex.: tolérance face à l’incertitude). Pour les motifs de migration, les études distinguent la plupart du temps entre facteurs de refus («push») et d’attraction («pull»). Elles abordent aussi volontiers les facteurs macroéconomiques (état du marché du travail, situation économique et charge fiscale, réseaux sociaux, proximité géographique), tout en négligeant souvent les caractéristiques microéconomiques de l’emploi dans la région d’origine et dans celle de destination. Les conditions de travail spécifiques à une activité ou une entreprise figurent en revanche au cœur des enquêtes professionnelles portant sur les préférences de la main-d’œuvre qualifiée en matière d’employeur. Ces en-quêtes oublient, cependant, généralement les questions de mobilité géographique et se concentrent surtout sur les diplômés universitaires.Pour résumer, notons que les analyses disponibles n’établissent que rarement un lien entre la mobilité géographique et les caractéristiques de l’emploi dans la région d’origine et celle de destination. Le Baromètre suisse des relations humaines 2009 («Schweizer HR-Barometer») fait, par exemple, exception, puisqu’il s’intéresse d’abord à la mobilité et à l’attrait de l’employeur
Grote et Staffelbach (2009).. La présente étude analyse également la mobilité géographique de la main-d’œuvre qualifiée en fonction du profil de l’emploi proposé.

Des entretiens menés auprès de cadres et de spécialistes


Dans le cadre de notre enquête, nous avons interrogé des travailleurs qualifiés du secteur de l’industrie et de l’artisanat sur leur mobilité en cas de changement d’emploi. Le sondage a été effectué à l’aide d’un questionnaire en ligne, auquel ont participé 353 cadres et spécialistes (voir encadré 2

Questionnaire en ligne


− Outil: questionnaire en ligne sur la mobilité géographique (graduation selon Ott 2004).− Échantillon: 353 cadres et spécialistes du secteur de l’industrie et de l’artisanat, dont 127 d’entreprises de l’Alpenrhein. Recrutement auprès des entreprises partenaires du projet CTI (107 employés d’entreprises allemandes, 60 d’entreprises autrichiennes et 57 d’entreprises suisses). Recrutement par la société Toluna.− Phase de terrain: 9 février – 8 mars 2010.− Dépouillement: analyse de la variance (Anova) et test de Student pour des échantillons partiels selon sexe, âge, état civil, nationalité, niveau de formation et fonction professionnelle (des dépouillements par taille d’entreprise ont été faits, mais sans présenter de différences significatives).

). Étaient considérés comme spécialistes toutes les personnes exerçant une activité exigeant au moins un diplôme professionnel et comptant au moins trois ans d’expérience en entreprise. Dès qu’une telle personne avait la charge de personnel, elle était considérée comme cadre. Le questionnaire en ligne avait été précédé d’entretiens ciblés avec une soixantaine de cadres et spécialistes d’entreprises de la région de l’Alpenrhein, dont les réponses ont servi de base à l’élaboration du questionnaire.Le tableau 1 récapitule les résultats obtenus. Les principaux sont commentés cidessous.

Un trajet maximal de 42 minutes


Les lieux de travail et de domicile peuvent être distincts sans qu’un nouvel emploi nécessite forcément un déménagement permanent ou un changement de domicile. C’est pourquoi la première question posée aux cadres et spécialistes portait sur l’importance qu’ils attachent à la longueur du trajet pour choisir un emploi. Il apparaît que cette question est considérée comme importante, puisque la moyenne s’établit à 3,70, sur une échelle allant de 1 («pas important du tout») à 5 («très important»). Il existe des différences significatives selon le sexe des personnes interrogées: les femmes cadres et spécialistes attachent significativement plus d’importance à un trajet court que leurs collègues masculins. Le temps moyen maximum accepté par les personnes interrogées pour un trajet aller est de 42 minutes. La majeure partie des cadres et spécialistes (47,7%) accepteraient un trajet maximum d’une demi-heure, voire entre 30 et 60 minutes.

Attachement relativement fort à la région


Le lien de la main-d’œuvre qualifiée avec sa région est un atout pour sa fidélisation. Celui-ci résulte en premier lieu de l’intégration sociale (famille et amis, engagement politique, travail bénévole, participation à des sociétés, etc.), comme l’ont montré les entretiens personnels préalables.Pour les cadres et spécialistes interrogés, l’attachement à leur région de travail et de domicile est «plutôt fort». Sur une échelle de 1 («faible») à 5 («fort»), la moyenne est de 3,88, les femmes se sentant particulièrement plus attachées à leur région que les hommes. Les différences selon l’état civil (les personnes mariées sont plus attachées à leur région de travail et de domicile actuelle que les célibataires), la nationalité et le niveau de qualification sont également significatives. L’attachement à la région diminue au fur et à mesure que le niveau de formation croît. D’autre part, la main-d’œuvre suisse – et surtout liechtensteinoise – se sent nettement plus attachée à sa région que les cadres et spécialistes de nationalité autrichienne ou allemande.

Une mobilité géographique moyenne


La condition indispensable pour recruter des travailleurs extérieurs est qu’ils soient foncièrement disposés à abandonner leur lieu de travail et de domicile actuel pour leur nouvel emploi. Parmi les cadres et spécialistes, cette mobilité géographique n’est que moyennement répandue: sur une échelle de 1 («mobilité faible») à 5 («mobilité élevée»), la moyenne est de 2,76. On retrouve des différences significatives selon le sexe, l’état civil, la nationalité et le niveau de qualification. Il est intéressant de remarquer que les femmes font preuve d’une mobilité géographique significativement supérieure aux hommes. Les célibataires sont plus mobiles que les personnes mariées, les Allemands plus enclins que les Suisses, Liechtensteinois et Autrichiens à changer de domicile pour motif professionnel. Comme il fallait s’y attendre, la mobilité croît sans ambigüité avec le niveau de formation. D’autres différences significatives se manifestent selon l’âge et la fonction (cadre ou spécialiste): avec l’âge, la mobilité a tendance à diminuer; jusqu’à 24 ans, cadres et spécialistes sont plutôt disposés à déménager, alors que les travailleurs âgés de 55 à 64 ans accusent la mobilité la plus faible. Quant aux cadres, ils se montrent significativement plus mobiles que les spécialistes.

L’avenir professionnel et la sécurité financière sont autant de facteurs incitatifs


À l’étape suivante, nous avons recherché quels facteurs d’ordre professionnel affectent la mobilité. Les personnes interrogées devaient évaluer sur une échelle de 1 («faible») à 5 («très importante») la probabilité d’accepter un emploi à 100 km de chez elles si certaines conditions professionnelles étaient remplies.Le graphique 1 montre que les motifs qui incitent le plus à la mobilité sont de meilleures perspectives de carrière (3,55) et une sécurité financière plus grande (3,53), suivis de près par la possibilité de développer ses compétences (3,48). En comparaison, la possibilité de faire quotidiennement la navette est celle qui favorise le moins la mobilité (2,88), ce qui confirme la réponse quant au trajet admis (42 minutes au plus) et permet de supposer qu’en cas de trajet plus long, le changement de domicile serait préféré aux navettes quotidiennes.Si la disposition générale à changer de domicile pour des raisons professionnelles est plutôt faible (2,76), la mobilité géographique passe à 3,28 en moyenne dès qu’un emploi promet des améliorations concrètes. À examiner de nouveau les différences de réponse sous l’angle sociodémographique, c’est surtout l’état civil (p=0,034) qui s’avère significatif, puisque les célibataires présentent toujours une mobilité supérieure à celle des personnes mariées, quelles que soient les conditions de travail considérées. La nationalité (p=0,002) des personnes interrogées est aussi source de différences significatives. Ainsi, les cadres et spécialistes de nationalité allemande se montrent toujours plus enclins à déménager, quelles que soient les conditions de travail prises en compte. Le tableau est le même en ce qui concerne les caractéristiques de l’emploi offert. Le niveau de formation (p=0,030) est encore significatif pour l’option «développement des compétences personnelles»: la mobilité croît avec la qualification, ce qui n’est pas une surprise.

Conclusion


Pour chaque entreprise comme pour des régions économiques entières, recruter et fidéliser la main-d’œuvre qualifiée est une gageure importante pour rester compétitif. Bien connaître les facteurs qui favorisent ou freinent la mobilité fournit des repères pour la gestion du personnel dans les entreprises et pour la politique régionale.Notre enquête montre que l’attachement à la région de travail et de domicile actuelle est plutôt fort. Inversement, la mobilité géographique des cadres et spécialistes est généralement moyenne, encore qu’il y ait de nettes différences selon la catégorie. Ceux qui présentent une mobilité relativement élevée sont surtout les cadres et spécialistes allemands, jeunes et sans attache, dotés d’un diplôme universitaire, voire d’un doctorat, ce qui recoupe largement les résultats d’autres études
Voir, par exemple, Erlinghagen et al. (2009).. Il est frappant de constater que les femmes interrogées font preuve d’une mobilité supérieure à leurs collègues masculins. Les cadres sont également plus mobiles que les spécialistes. Il faudrait donc cibler systématiquement ce premier groupe en cas de recrutement à l’étranger.Les perspectives de carrière, l’amélioration de la situation financière et les possibilités de développement personnel accroissent significativement la mobilité, ce que confirme l’enquête Prognos (2008). Ces facteurs ne peuvent cependant être considérés globalement comme incitatifs pour recruter des cadres et spécialistes externes, de même que leur absence ne peut être interprétée comme un facteur négatif, étant donné que les différentes catégories de travailleurs ne leur attribuent pas la même importance à chacun
Voir aussi Grote et Staffelbach (2009).. Ainsi, les célibataires sont ceux qui réagissent le plus aux incitations financières, alors que les personnes mariées seront plus disposées à changer de lieu de travail et de domicile face à des perspectives de carrière intéressantes. Il convient donc de tenir compte de ces différences de préférence pour l’embauche.Dans l’ensemble, il ressort que la plupart des cadres et spécialistes préfèrent rester où ils sont plutôt que de partir, ce qui est une bonne nouvelle du point de vue de la fidélisation de la main-d’œuvre qualifiée. Pour fournir de façon ciblée l’offre appropriée à la bonne catégorie de personnel, les entreprises doivent bien différencier les souhaits de leurs collaborateurs et de leurs employés potentiels. Pour triompher dans la course aux talents, il importe donc de pratiquer une politique du personnel axée sur les besoins du groupe cible.

Graphique 1: «Mobilité en fonction des caractéristiques d’un emploi, moyennesa»

Tableau 1: «Récapitulation des réponses au questionnaire par catégorie sociodémographique (moyennes)»

Encadré 1: Le projet CTI

Le projet CTI


Le présent article se base sur les résultats d’un projet soutenu par la Commission fédérale pour la technologie et linnovation (CTI), Attrait régional pour les cadres et spécialistes de la région de l’Alpenrhein («Regionale Attraktivität für Fach- und Führungskräfte in der Region Alpenrhein», juillet 2009 à avril 2011). La région de l’Alpenrhein se compose ici des cantons suisses de Saint-Gall, Grisons, Appenzell-Rhodes intérieures et extérieures, ainsi que de la Principauté du Liechtenstein.

Encadré 2: Questionnaire en ligne

Questionnaire en ligne


Outil: questionnaire en ligne sur la mobilité géographique (graduation selon Ott 2004).− Échantillon: 353 cadres et spécialistes du secteur de l’industrie et de l’artisanat, dont 127 d’entreprises de l’Alpenrhein. Recrutement auprès des entreprises partenaires du projet CTI (107 employés d’entreprises allemandes, 60 d’entreprises autrichiennes et 57 d’entreprises suisses). Recrutement par la société Toluna.− Phase de terrain: 9 février – 8 mars 2010.− Dépouillement: analyse de la variance (Anova) et test de Student pour des échantillons partiels selon sexe, âge, état civil, nationalité, niveau de formation et fonction professionnelle (des dépouillements par taille d’entreprise ont été faits, mais sans présenter de différences significatives).

Encadré 3: Bibliographie

Bibliographie


− Erlinghagen Marcel, Stegmann Tim et Wagner Gert G., «Deutschland ein Auswanderungsland?», Wochenbericht des DIW Berlin n° 39, 2009, pp. 663-669.− Gehrig Matthias, Gardiol Lucien et Schaerrer Markus, Der MINT-Fachkräftemangel in der Schweiz, Berne, 2010, Bureau BASS.− Grote Gudela et Staffelbach Bruno (éd.), Schweizer HR-Barometer, Zurich.− Ott Kathleen (2004), Geografische und berufliche Mobilitätsbereitschaft im Berufsverlauf: Der Einfluss von Persönlichkeit, sozialem Umfeld und Arbeitssituation, 2009, document électronique, http://sundoc.bibliothek.uni-halle.de/diss-online/04/04H214/prom.pdf (05/01/2011).− Prognos AG, Gründe für die Auswanderung von Fach- und Führungskräften aus Wirtschaft und Wissenschaft, Berlin, 2008.

Proposition de citation: Andrea Mueller ; Nicoline Scheidegger ; Silvia Simon ; (2011). Rester ou partir? La mobilité géographique des cadres et des spécialistes. La Vie économique, 01 mars.