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Recettes fiscales, conjoncture et PIB potentiel

Les fluctuations de la demande et les impulsions monétaires à court terme n’agissent pas, à plus longue échéance, sur la production et l’emploi selon la doctrine macroéconomique dominante. Certains arguments d’ordre théorique et empirique viennent, cependant, remettre quelque peu en question cette affirmation. Or, l’évolution du PIB est, au-delà des perspectives conjoncturelles, d’une grande importance pour la planification budgétaire, en particulier lorsqu’il s’agit de détecter rapidement les changements d’orientation et de faire respecter le frein à l’endettement sans tomber dans la politique des coups de frein et d’accélérateur alternés.

Croissance potentielle et planification budgétaire


La relation entre le court et le long termes – autrement dit entre la conjoncture et la croissance à moyen ou long termes – joue un rôle capital dans la planification économique ainsi que pour la politique monétaire et budgétaire. Une politique budgétaire durable doit obligatoirement suivre l’évolution des recettes, et donc son facteur déterminant principal, le produit intérieur brut (PIB). C’est pourquoi on détermine un facteur conjoncturel dans le cadre du frein à l’endettement, qui constitue la règle budgétaire au plan fédéral. Comme les recettes varient selon les cycles conjoncturels, il faut à chaque fois se reposer la question de leur niveau pour déterminer les dépenses. Les incertitudes provoquées par la crise financière et économique quant à l’évolution du PIB et des recettes confèrent à cette question un relief particulier (voir graphique 1).La crise a également mis en lumière certaines failles de la théorie économique ayant cours actuellement. Celle-ci présuppose en principe un équilibre général, auquel le PIB reviendrait après tout choc de courte durée, qu’il soit d’ordre conjoncturel ou autre. Une analyse des fondements théoriques
Colombier (2011). et une autre empirique
Geier (2011). se sont attachées à ques-tionner cette hypothèse. Les résultats de ces études sont résumés ci-après.

Le point de départ théorique


L’approche dominante actuelle de la macroéconomie est la nouvelle synthèse néoclassique (NSN), qui est un courant du néokeynésianisme. Cette théorie prévoit qu’en raison de la flexibilité parfaite des prix à long terme, les variations conjoncturelles n’exercent aucune influence sur la position cyclique de l’économie, mesurée par exemple par le potentiel du PIB et le taux de chômage naturel
Le taux de chômage naturel est celui qui n’est pas lié à la conjoncture. Il englobe, en particulier, les chômages frictionnel et structurel.. La NSN explique les variations du taux de chômage à court terme par la rigidité des prix et des salaires, considérés comme des éléments keynésiens. La modélisation se fonde sur le modèle de la théorie monétariste du Real-Business-Cycle (RBC), à savoir un modèle d’équilibre général dynamique et stochastique (DSGE). Les résultats découlent de la maximisation intertemporelle de l’utilité d’un agent représentatif qui produit des anticipations rationnelles et ne commet donc pas d’erreurs de prévision systématiques.Une affirmation centrale de la NSN est que malgré les anticipations rationnelles, la rigidité des prix rend intenable le postulat de l’inefficacité de la politique de stabilisation qui découle des modèles RBC. Les variations de la demande modélisées en tant que chocs aléatoires exogènes peuvent générer des écarts aussi rapides de l’équilibre de long terme, à savoir des variations conjoncturelles, parce que les prix et les salaires réagissent avec lenteur. La politique monétaire est alors à nouveau utile, contrairement à ce qu’affirme la théorie RBC, car elle parvient à accélérer les processus d’adaptation menant à un équilibre de long terme, même si elle ne peut pas influencer celui-ci. La NSN considère la politique budgétaire avec circonspection. En raison de l’équivalence ricardienne de la neutralité de la politique budgétaire et des retards affectant le processus décisionnel politique («inside lag»), une majorité de tenants de la NSN recommandent de ne pas recourir à une politique budgétaire active mais de laisser agir les stabilisateurs automatiques. On peut dire par exemple que le frein à l’endettement pratiqué à l’échelon fédéral est conforme à cette recommandation.

Les effets à long terme


Un effondrement de la demande tel celui qui a eu lieu lors de la dernière crise des marchés financiers et qui a provoqué un recul du PIB suisse de 1,9% en 2009 n’a aucun effet persistant selon la NSN. Dans certaines circonstances, on peut tout de même s’attendre à ce que les variations de la demande entraînent des effets à plus long terme. Il faut tout d’abord mentionner le phénomène dit d’hystérèse sur le marché de l’emploi, selon lequel un chômage conjoncturel tend à se pérenniser avec le temps. Les raisons pourraient en être par exemple la déqualification engendrée par la durée du chômage ainsi que la diminution des chances de réemploi (effet de signal économique). Il peut, en outre, exister des équilibres multiples à long terme. Dans de nombreux pays de l’OCDE par exemple, on peut observer que la productivité du travail, déterminée en théorie sur le long terme, varie avec la conjoncture. Lorsque les syndicats parviennent à imposer le principe du «travail égal, salaire égal», une variation de la demande peut également influer sur le potentiel du PIB (modèle de l’équité de Bhaskar).À la suite de la crise financière, la NSN a essuyé les foudres d’économistes aussi réputés que Buiter, Goodhart, Krugman ou Stiglitz
Pour une critique détaillée de la NSN, voir Buiter (2009).. La critique vise en particulier la prise en compte lacunaire des marchés financiers, l’absence d’évidence empirique quant aux relations impliquées par le modèle et l’hypothèse d’un agent représentatif et de ses anticipations rationnelles. L’économie comportementale moderne démontre de manière expérimentale que le comportement effectif des agents diffère de celui de l’agent rationnel considéré par la NSN (anomalies
De Grauwe et Honkapohja (2009).). Ainsi, l’effet dit d’ancrage va conduire les individus qui disposent de connaissances incomplètes sur une situation donnée à extrapoler plutôt qu’à former des anticipations rationnelles quant à un développement futur, par exemple celui du taux d’inflation. Un tel comportement à la rationalité limitée favorisera la persistance de fluctuations conjonc-turelles.Les effets du secteur financier sur le secteur réel ne sont pas vraiment pris en compte dans la NSN. Le néokeynésianisme appliqué aux marchés financiers (NKF) part en revanche du principe que les informations sur ces marchés sont réparties de manière incomplète et asymétrique entre les usagers du marché, à savoir les entreprises et les banques
Pour une vue d’ensemble du NKF, voir Grössl und Stahlecker (2000).. Les risques de crédit et de faillite ne peuvent donc pas être entièrement diversifiés et les acteurs agissent par conséquent dans l’incertitude, contrairement au postulat de la NSN. Plus les entreprises ont recours au financement externe, plus les variations conjoncturelles se feront ressentir à long terme. De plus, des restrictions en matière d’investissements dans la recherche et le développement (R&D) peuvent freiner la croissance.Le post-keynésianisme (PKE) ne repose pas comme la NSN sur un modèle d’équilibre général et présuppose une économie monétaire explicite
Pour une introduction au PKE, voir Hein (2005).. Le fait que l’argent soit considéré comme un moyen optimal de s’assurer contre un avenir incertain donne lieu à une prime de liquidité. Celle-ci est fondamentale pour le développement à long terme d’une économie car elle peut influencer, par le biais du secteur financier, le prix des biens offerts, les investissements et donc l’accumulation de capital. Le secteur financier et la demande peuvent exercer une action sur le potentiel du PIB dans le PKE. Enfin, rappelons que certains économistes post-keynésiens ont lancé des avertissements précoces concernant l’éclatement de la bulle immobilière aux États-Unis
Voir Bezemer (2010) et http://www.voxeu.org/index.php?q=node/4035..

Le cas helvétique


L’influence de la demande sur le développement de la productivité du travail est l’un des canaux permettant la transmission des variations conjoncturelles sur le long terme. Bien que le développement de la productivité en Suisse ait varié de 1992 à 2008 plus ou moins de pair avec la demande agrégée, les variations (procycliques) se sont pratiquement neutralisées (voir graphique 2).L’hystérèse, qui est également un canal permettant de transmettre les variations de la conjoncture sur le plus long terme, se traduit par une augmentation du chômage de longue durée. Il est, toutefois, presque impossible de la distinguer empiriquement de la sélection structurelle, qui se reflète elle aussi dans le chômage de longue durée
Aeppli et Ragni (2009).. Il apparaît également que, selon l’OCDE, des facteurs institutionnels tels que la décentralisation des prestations sociales jouent un rôle en Suisse. Le pourcentage de chômage de longue durée de la Suisse pour 2009 (1,1%) étant relativement bas par rapport à la moyenne de l’OCDE (1,9%), l’hystérèse de la transmission d’influences conjoncturelles sur le PIB potentiel de la Suisse ne semble pas être très importante.En raison du faible taux de syndicalisation des travailleurs suisses (18% alors que celui de l’OCDE est de 27% pour 2008), le modèle de l’équité de Bhaskar ne paraît pas s’appliquer.Le financement externe des investissements des PME passe la plupart du temps par des crédits bancaires
Voir http://www.kmu.admin.ch/politik/index.html?lang=fr.. Selon les données du recensement des entreprises de l’Office fédéral de la statistique, 67% des salariés suisses en équivalents plein temps (référence 2008) sont employés dans des PME. Il apparaît donc qu’un comportement procyclique en matière d’attribution de crédits bancaires peut influencer le PIB potentiel par l’intermédiaire du secteur des PME. Lorsque le secteur bancaire est en crise, ce canal de transmission peut encore gagner en importance car l’érosion de la fortune nette des banques et l’accroissement du risque de contrepartie incitent celles-ci à liquider leurs créances.En temps de forte récession, le crédit servant à financer les activités de R&D à risque peut être restreint, ce qui se répercute de manière négative sur le PIB potentiel. Il faut cependant préciser que, selon l’OCDE, la plus grande partie des investissements R&D de la Suisse vient de grandes entreprises qui ont accès aux marchés de capitaux internationaux. De plus, 20% de tous les investissements R&D sont financés par l’État (référence 2004).Il est, par ailleurs, envisageable qu’une hausse trop subite du franc suisse entraîne des ajustements structurels dans les secteurs tournés vers l’exportation (par exemple la délocalisation de sites de production dans la zone euro), influençant ainsi le PIB potentiel de la Suisse à la baisse. En revanche, une hausse continue du franc suisse par rapport à l’euro et au dollar stimule la compétitivité du pays, donc accroît le potentiel du PIB par habitant.Ces premières réflexions tendent à indiquer qu’en Suisse, les variations conjoncturelles découlant de la demande peuvent influer sur le potentiel du PIB en particulier par l’intermédiaire du crédit et du taux de change.

Etude empirique sur la Suisse


L’étude de Geier (2011) mentionnée ci-dessus traite de la question de savoir si les chocs aléatoires peuvent exercer une influence persistante sur le PIB suisse et donc si, par exemple à la suite d’une récession, un déplacement durable du niveau du PIB pourrait se produire. En concordance avec une majorité d’études concernant d’autres pays, l’auteur arrive, pour la Suisse, à la conclusion que la dynamique de courte durée influence la longue durée. Cette étude a été réalisée sur la base d’analyses de séries temporelles et d’une approche non-paramétrique reposant sur les données annuelles du PIB réel et du PIB réel par habitant depuis 1914
Les données de 1914 à 1948 sont tirées d’Andrist et al. (2000)..

Résultats


Les résultats de l’étude indiquent une forte influence des variations de courte durée sur le niveau du PIB à plus long terme. Ils montrent que l’effet d’un choc de courte durée est encore amplifié, avant de diminuer par la suite. Or, selon Campbell et Mankiw (1987), l’approche de la série temporelle a tendance à surestimer la persistance des effets. On peut alors conclure qu’un choc de court terme a des effets sur le PIB à long terme, mais se dissipe partiellement avec le temps. Les répercussions à long terme sur le PIB par habitant sont moins prononcées, ce qui pourrait être lié au fait que les chocs qui ont eu lieu en Suisse ont eu tendance par le passé à provoquer des flux migratoires, le PIB subissant de plus fortes variations que la productivité par salarié.Les échantillons comportant l’hypothèse de cassures temporelles montrent une tendance plus marquée à la résorption des chocs. Les modèles sans ajustement des cassures temporelles présentent une différence sensible entre les échantillons de 1950 à 2009 et ceux de 1914 à 2009. Les premiers sont dominés par le ralentissement de la crois-sance dans les années septante alors que les échantillons portant sur un grand nombre d’années s’en ressentent moins.Les méthodes statistiques utilisées ne permettent pas de différencier nettement les causes de leurs effets. Un choc peut, par exemple, être provoqué par des avancées technologiques au niveau de l’offre. On peut ainsi imaginer qu’un choc de la demande présentera moins d’effets sur la durée qu’un choc de l’offre.

Conclusion


Selon diverses théories économiques, les variations de courte durée touchant la demande ou d’autres facteurs peuvent parfois présenter des effets persistants. Dans le cadre de la NSN, ces effets ne peuvent guère être représentés, notamment en raison du fait que les interactions entre des agents hétérogènes sont ignorées. Le fait que le secteur financier soit largement négligé – notamment quant aux risques de faillite et de refinancement – est un aspect central, qui s’est d’ailleurs révélé avec force lors de la crise économique et financière. Or une dynamique de courte durée peut devenir d’autant plus importante que la part de financement externe des entreprises est grande.La crise des marchés financiers de 2008 et la forte récession qui a suivi en 2009 ne semblent guère avoir eu d’effets à long terme sur le PIB potentiel de la Suisse. En 2010, l’économie de la Suisse présentait déjà une dynamique importante et les perspectives économiques sont toujours aussi positives. Ainsi, il n’a pas été nécessaire d’adopter des mesures d’économie extraordinaires sur le plan fédéral pour satisfaire aux conditions du frein à l’endettement.Toutefois, une série de risques pèsent encore sur le développement conjoncturel à venir. Mentionnons par exemple la force persistante de la monnaie en rapport avec la crise provoquée par l’endettement dans la zone euro et aux États-Unis ainsi qu’une conjoncture domestique dopée par un octroi généreux d’hypothèques et un secteur de la construction en plein essor, mais qui pourrait ne pas se révéler durable. Il n’est pas possible d’exclure à l’heure actuelle que les suites de la crise des marchés financiers et de la conjoncture ne se répercutent encore sur le potentiel du PIB de la Suisse par l’intermédiaire des crédits ou des cours de change et – indépendamment des décisions budgétaires et fiscales – n’entraînent une charge structurelle supplémentaire pour les budgets publics.

Graphique 1: «Recettes structurelles de la Confédération»

Graphique 2: «Évolution de la productivité et croissance économique en Suisse, 1992–2008»

Tableau 1: «Effets des variations conjoncturelles sur le PIB potentiel en Suisse»

Encadré 1: Bibliographie

Bibliographie


− Andrist F., Anderson R. G. et Williams M. M., Real Output in Switzerland: New Estimates for 1913-1947, Federal Reserve Bank of St. Louis, mai-juin 2000, pp. 43–70.− Aeppli D. C. et Ragni, Th., Ist Erwerbsarbeit ein Privileg?, Seco Publikation Arbeitsmarktpolitik n°. 28, Secrétariat d’État à l’économie, Département fédéral de l’économie, 2009.− Bezeme, D. J., «Understanding Financial Crisis through Accounting Models», Accounting, Organizations and Society, 35, 2010, pp. 676–688.− Buiter W., The unfortunate uselessness of most «state of the art» academic monetary economics, VoxEu.org, 6 mars 2009. Internet: http://www.voxeu.org/index.php?q=node/3210− Campbell J.Y. et Mankiw N.G. «Permanent and Transitory Components in Macroeconomic Fluctuations», American Economic Review, 77(2), 1998, pp. 111–117.− Cochrane J. H., «How Big is the Random Walk in GNP?», Journal of Political Economy, 1998, pp. 893–920.− Colombier C., Konjunktur und Wachstum Teil I – Eine Betrachtung aus theoretischer Sicht, document de travail de l’administration fédérale des finances, n° 16, 2011.− De Grauwe P. et Honkapohja S., «The Macroeconomy», dans European Science Foundation (éd.), Vital Questions – The Contribution of European Social Science, 2009, pp. 16–19.− Geier A., Konjunktur und Wachstum Teil II – Eine empirische Untersuchung für die Schweiz, document de travail de l’administration fédérale des finances, n° 17, 2011.− Grössl I. et Stahlecker P., «Finanzierungsbedingungen und Güterangebot: Ein Überblick über finanzökonomischen Ansätze und deren geldpolitische Konsequenzen», Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik, 220(2), 2000. pp. 223–250.− Hein E., «Reale und monetäre Analyse: Post-Keyensianismus und Neu-Keynesianismus im Vergleich», dans Hein H., Heise A. et Truger A. (éd.) Neu-Keynesianismus – der neue wirtschaftspolitische Mainstream?, Marburg, 2005, pp. 137–178, Metropolis-Verlag.

Proposition de citation: Carsten Colombier ; Alain Geier ; (2011). Recettes fiscales, conjoncture et PIB potentiel. La Vie économique, 01 juin.