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L’OCDE: une organisation en mutation

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) fête ses cinquante ans. Elle a fondamentalement changé au cours de ce demi-siècle, en même temps que son environnement politique et le tissu économique mondial. Elle a évolué en trois temps: d’abord européenne, elle a pris une dimension trans-atlantique, puis mondiale. La Suisse était présente dès le début et a contribué à ces transformations
L’auteur remercie Dominique Jordan (Seco) pour sa collaboration à cet article..

M. Johann Schneider-Ammann, chef du Département fédéral de l’économie, a été l’un des quelque quatre-vingts ministres et chefs d’État à participer le 25 mai à la célébration des 50 ans de l’OCDE. L’événement s’acheva sur un dîner présidé par la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, dans le décor historique de l’hôtel Talleyrand, place de la Concorde à Paris.

Phases 1 et 2: élaboration et diffusion d’une philosophie commune en matière de politique économique


Ce n’est pas un hasard si les États-Unis assument la présidence de l’organisation en cette année d’anniversaire: c’est en effet son secrétaire d’État de l’époque, George C. Marshall, qui avait annoncé dans son discours de 1947 à Harvard la création de l’organisation dont est issue l’OCDE. Le plan Marshall de reconstruction de l’Europe avait besoin d’un secrétariat et d’un cadre multilatéral: ce rôle fut dévolu à l’Organisation de coopération économique européenne (OCEE). Elle le remplit si bien qu’à la fin des années cinquante, sa mission était accomplie. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe occidentale avait pour longtemps retrouvé le chemin de la croissance, sous l’égide des États-Unis.La réalité géopolitique avait changé entre-temps. Devant la menace immédiate de l’Union soviétique et l’influence indirecte qu’elle gagnait dans les pays en développement, il parut souhaitable aux pays libres d’Europe occidentale de se rapprocher au sein d’une organisation appelée à représenter la vision occidentale de l’économie: rôle moteur de la croissance dans la prospérité générale, libre circulation des capitaux, stabilité financière, libre-échange, économie de marché et démocratie. Ces principes figurent, d’ailleurs, dans la convention de l’OCDE. Remarquons, avec nos yeux d’aujourd’hui, que la démocratie faisait un peu figure de parent pauvre parmi tous ces intérêts supérieurs: des dictatures militaires allaient conserver des années encore le pouvoir en Grèce, au Portugal, en Espagne et en Turquie; quant aux échanges commerciaux de l’époque, ils ne nous paraissent certainement pas libres au sens où nous lentendons actuellement. L’OCDE s’enrichit au fil des ans de nouveaux membres, avec l’Italie en 1962, le Japon en 1964, l’Australie en 1971 et la Nouvelle-Zélande en 1973.L’organisation semblait avoir rempli sa mission avec l’effondrement de l’Union soviétique et l’ouverture de la Chine. Ce nen était, en fait, que la première phase; la seconde offrit loccasion à lOCDE de dissoudre le système socialiste, aux plans économique et symbolique, dans les pays d’Europe centrale et de l’Est et de les aider à reconvertir leurs structures. L’OCDE s’ouvrit ainsi, dans une deuxième phase, à la République tchèque (1995), à la Pologne et à la Hongrie (1996), ainsi qu’à la Slovaquie (2000). Elle accueillit aussi, pour la première fois, deux pays en développement: le Mexique (1994) et la Corée (1996). Pendant ce temps, ses activités s’élargissaient constamment. Spécialisée à l’origine dans les problèmes macro-économiques, elle s’est de plus en plus penchée sur les questions structurelles dans les années quatre-vingt et nonante, et couvre à présent tous les domaines, à l’exception de la culture et de la sécurité. Elle a fourni un travail préparatoire notable pour les négociations du Gatt, qui ont finalement débouché sur la clôture du cycle de l’Uruguay et la création en 1995 de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle a accompagné de ses analyses et ses rapports scientifiques la dérégulation des entreprises publiques (télécommunications, postes, transports et énergie) ainsi que la libéralisation des marchés agricoles et du travail.La modernisation des économies braque à présent les projecteurs sur le capital humain, notamment la formation et l’innovation. Parmi les productions de l’OCDE, ce sont sans doute les études Pisa que l’on connaît le mieux. Les membres étaient d’emblée tombés d’accord sur un mode de travail très informel. Des analyses comparatives en continu, des informations factuelles et des résultats d’enquêtes ont favorisé par émulation l’adoption de standards et de bonnes pratiques dans de nombreux domaines. Au niveau mondial, cela a donné, par exemple, les Objectifs du Millénaire pour le développement ou le principe du pollueur-payeur. Les grands acteurs du système sont les experts envoyés par les capitales: ils se réunissent en comités au siège parisien de l’OCDE, où quelques deux mille analystes passent en permanence au crible les derniers chiffres fournis par la science et les praticiens, puis les soumettent aux membres. Si l’organisation est aussi mal connue au bout de cinquante années, c’est peut-être justement en raison de cette orientation technocratique qui la coupe de l’actualité politique immédiate. Cela lui permet d’être un lieu d’échanges très directs et très libres, allant bien au-delà des banalités dont se contentent souvent nombre d’autres organisations internationales.

L’OCDE en phase 3: le basculement de la richesse


Après son enfance européenne et son adolescence transatlantique, l’OCDE aborde en son cinquantième anniversaire une troisième phase fondamentale de transformation en un réseau global – dont on ne connaît pas en-core les structures ni le fonctionnement. Cette mutation a cinq causes.1. La mondialisation galopante rend l’harmonisation des politiques de plus en plus urgente. Le rythme de croissance exponentiel du commerce et l’éclatement des fabrications en chaînes de valeur ajoutée régionales et mondiales confèrent un caractère de brûlante actualité à la mission principale de l’OCDE: la coordination des politiques sectorielles.2. Les rapports avec les pays en développement ont profondément changé. Le sort de ces économies est étroitement lié à l’univers des membres de l’OCDE par le biais de la disponibilité et de la mobilité des biens, des capitaux, des personnes et des idées. Le développement prend une dimension horizontale, et l’OCDE devra lui consacrer une forte attention ces prochaines années.3. Les problèmes d’environnement et de climat acquièrent une envergure régionale et mondiale, et affectent les pays en développement comme les membres de l’OCDE. Cette dernière a donc adopté sa stratégie pour une croissance verte, qui doit per-mettre à ses membres de franchir le pas dans cette direction.4. Après plusieurs décennies de désindustrialisation, de délocalisation et d’ajustements structurels constants, les membres de l’OCDE doivent se concentrer sur l’extrémité de la chaîne de valeur, autrement dit les services à forte valeur ajoutée, la recherche, les études de concept et le développement des entreprises. Le marché du travail, les structures familiales, les carrières, les exigences auxquelles doivent répondre la population active et les gestionnaires en sont transformés. En réaction, l’OCDE s’est dotée d’une stratégie pour l’innovation et prépare une stratégie sur les compétences.5. Un débat de fond a démarré sur l’appréciation du bien-être humain. Alors que, durant ces 50 dernières années, il se mesurait à l’aune de la reconstruction et de la prospérité, les économistes se demandent à présent si le produit intérieur brut par habitant en donne une image bien fidèle. Ces travaux sont en partie de nature philosophique et comportent des jugements de valeur. On ne saurait donc s’attendre à disposer rapidement d’étalons concrets, universellement reconnus.L’OCDE va ainsi devoir se pencher, ces prochaines années, sur toute une série de thèmes transversaux transcendant le compartimentage entre domaines, comités et directions.Le grand bouleversement de cette troisième phase est l’essor fulgurant des pays émergents, avec le rééquilibrage économique mondial qu’il entraîne. Le groupe des pays de l’OCDE avait dominé les grands choix politiques mondiaux jusqu’à la fin de la guerre froide, mais ce n’est plus le cas: de 54% en 1995, leur participation au PIB mondial tombera en effet à 35-40% en 2020. Le cycle de négociations de Doha à l’OMC et les débats menées au sein de l’ONU sur les changements climatiques ont donné lieu à des tiraillements entre les membres de l’OCDE et les pays émergents, qui défendaient chacun leurs intérêts. Aujourd’hui, un accord sur les grands problèmes mondiaux n’est pratiquement plus envisageable sans l’approbation de ces puissances montantes. Les intérêts géopolitiques des États-Unis (qui fournissent un quart du budget de l’OCDE) se sont déplacés. Or, 25 des 34 membres de l’organisation sont européens. Cette situation la place devant un dilemme: soit elle recherche le consensus culturel et économique, au risque de perdre de son influence et de démobiliser politiquement ses principaux membres; soit elle recherche le partenariat avec les pays émergents, au prix d’une transformation à l’issue encore incertaine.Ce recentrage doit aussi servir son propre intérêt. Les défis les plus pressants ne se posent plus à l’échelle nationale, mais planétaire. Si l’OCDE veut conserver une telle envergure, elle doit trouver comment intéresser les pays émergents à ses travaux. C’est pourquoi ses membres ont décidé en 2007 d’associer systématiquement les cinq plus grands d’entre eux (le Brésil, la Chine, l’Inde, l’Indonésie et l’Afrique du Sud) à ses activités dans le cadre de sa politique d’engagement renforcé. Les paramètres ont, toutefois, changé. Par le passé, les candidats demandaient à adhérer. Même le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, tous entrés à l’OCDE en 2010, étaient encore dans ce cas; la Russie s’est elle aussi soumise à une stricte procédure d’admission. Les nouveaux pays émergents sont plus conscients de leur poids. Ils ne se montrent guère enclins à un rapprochement politique systémique. Ils appartiennent déjà, en effet, au G77, qui se considère comme un contrepoids au Nord. Les pays associés à l’engagement renforcé sont très intéressés par les analyses de certains secteurs; des échanges nourris ont d’ailleurs lieu avec leurs ministères concernés, même si le rapprochement reste ponctuel. Comme ils n’envisagent pas d’adhérer à l’OCDE, celle-ci se retrouve en position de demandeur.Les membres de l’OCDE débattent actuellement des arrangements institutionnels à mettre en place pour optimiser dans ces conditions la collaboration avec les pays de l’engagement renforcé et d’autres pays en développement. Il serait possible d’exploiter davantage la formule du forum mondial. Des conférences ponctuelles ont été organisées depuis quelque temps déjà sur certains thèmes au sein de nombreux comités (forums mondiaux sur le commerce, l’investissement, le développement, l’économie du savoir, etc.); les pays non membres intéressés y étaient invités sur un pied d’égalité. Ce format a été élargi et institutionnalisé pour la première fois en 2009, avec le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements fiscaux, qui s’était penché sur la question très importante pour la Suisse de la création d’un dispositif d’échanges d’informations en ce domaine. Cette solution présenterait l’avantage de rassembler autour d’une table les grands acteurs de chaque secteur, au-delà des limites de l’OCDE. Elle aurait pour inconvénient que les pays non membres ne seraient tenus de s’engager que sur ces questions très spécifiques pour ce qui est des travaux, des analyses, voire des décisions du groupe. Contrairement aux membres de plein exercice, ils ne seraient en revanche pas tenus de reprendre dans tous les domaines l’ensemble de l’acquis, avec ses standards et ses normes. L’OCDE deviendrait alors plus que jamais une organisation à géométrie variable.

Et la Suisse, dans tout cela?


L’OCDE a été très utile à la Suisse ces cinquante dernières années. Son libéralisme de fond, ses décisions consensuelles, le caractère scientifique de ses recommandations ont coïncidé dans presque tous les domaines avec l’attitude libérale d’ouverture et de flexibilité de notre pays, qui a lui-même pris une part active à la préparation de nombreux codes et recommandations. L’OCDE est aussi une précieuse enceinte de rencontres techniques et politiques pour un État extérieur à toute alliance formelle. La Suisse a pu y aborder entre pairs des questions essentielles pour elle – notamment la défense et la consolidation d’un cadre général favorable à son économie dans un contexte de mondialisation – et faire avancer la réflexion à ce sujet.La crise financière de 2008 et l’irruption du G20 sur la scène internationale ont quelque peu secoué le train-train de l’OCDE. L’organisation s’attachait surtout jusque-là à convaincre et à dégager un consensus; le G20 lui a imprimé une nouvelle dynamique. Cercle informel des puissances de l’OCDE et du groupe des pays émergents, il donne depuis la crise le ton dans tous les domaines qu’il juge d’une importance globale. Il ne craint pas de recruter des organisations internationales comme l’OCDE pour obtenir des changements par des pressions politiques. La Suisse a d’ailleurs pu s’en apercevoir au printemps 2009 dans le domaine fiscal.La Suisse devra donc choisir: tient-elle à garder le maximum d’influence au sein d’une OCDE dominée par l’Europe, mais condamnée à voir s’éroder son rôle mondial, ou se rangera-t-elle du côté des membres extérieurs au G20 pour associer les nouveaux pays émergents à l’organisation, préserver l’influence mondiale de cette dernière et bénéficier des échanges avec ces nouveaux intervenants?Depuis 2009, où elle a adapté sa politique fiscale, la Suisse tire déjà une expérience positive de la seconde option. L’OCDE est représentée dans presque tous les groupes de travail du G20, même au niveau des sherpas – ce qu’elle doit d’ailleurs en grande partie au dynamisme et à l’excellent réseau mondial de contacts de son secrétaire général, Angel Gurría. Forte de l’expérience acquise en première ligne en 2009, la Suisse a insisté pour que les pays membres de l’OCDE mais non pas du G20 soient régulièrement et rapidement informés des travaux de ce dernier dans tous les domaines dont il s’occupe. L’OCDE est ainsi devenue l’une des sources d’informations les meilleures et les plus fiables sur les activités du groupe.

Conclusion


Malgré tous les changements intervenus ces cinquante dernières années, l’OCDE est restée fidèle à ses principes: aider ses membres à mener une politique d’ouverture économique en préparant et en diffusant des analyses scientifiques ainsi que des normes et des standards communs. Ces repères ont permis à la Suisse comme à l’organisation de s’engager sur des voies fiables.

Proposition de citation: Botschafter Stefan Flueckiger (2011). L’OCDE: une organisation en mutation. La Vie économique, 01 septembre.