Imposition d’après la dépense: un débat entre Eva Herzog et Paul Niederberger
Le débat ci-contre traite des qualités et des défauts de l’imposition forfaitaire: pour Eva Herzog, directrice des finances du canton de Bâle-Ville, celle-ci ne se justifie ni économiquement ni constitutionnellement; Paul Niederberger, conseiller aux États du canton de Nidwald et président de l’association Mehrwert Schweiz, y voit au contraire un instrument largement éprouvé qui renforce l’attrait de la Suisse et revêt une importance économique, en particulier pour les régions périphériques ou montagneuses. Le projet de réforme proposé par le Conseil fédéral, qualifié de compromis typiquement helvétique, ne semble pas convaincre les opposants. Précisons que le débat s’est tenu avant la votation du 25 septembre sur labolition de limposition daprès la dépense dans le canton de Schaffhouse.
La Vie économique: La taxation d’après la dépense – plus connue sous le nom d’imposition forfaitaire – est actuellement en révision. Les uns la considèrent comme un fléau, les autres comme une bénédiction. Quels sont pour vous les principales raisons qui militent pour ou contre ce système?Eva Herzog: Nous n’avons pas besoin de l’imposition forfaitaire. Elle est d’ailleurs en contradiction avec certaines règles constitutionnelles, comme l’égalité de traitement. Elle discrimine les Suisses par rapport aux étrangers. Enfin, elle viole le principe de l’imposition selon la capacité économique. En d’autres termes, ce régime fiscal n’est pas compatible avec les principes constitutionnels qui régissent l’imposition en Suisse. Paul Niederberger: Je ne partage pas ce point de vue. Au contraire, l’imposition d’après la dépense est plutôt une bénédiction. Pourquoi? Premièrement, les bases légales nécessaires existent. Elles se trouvent notamment dans la loi sur l’impôt fédéral direct et celle sur l’harmonisation fiscale. C’est un droit auquel peut prétendre toute personne qui remplit les conditions requises. En outre, la taxation forfaitaire présente des avantages stratégiques pour notre pays, en raison des revenus considérables qu’elle génère (668 millions de francs par an); c’est très important pour certaines régions périphériques ou montagneuses. En outre, les bénéficiaires de l’imposition forfaitaire sont des employeurs, des investisseurs et de bons consommateurs, qui se caractérisent par un niveau élevé de dépenses. La Vie économique: Madame Herzog, ces avantages devraient vous convaincre. Si ce n’est pas le cas, expliquez-nous pourquoi. E. Herzog: Il est vrai que la base légale existe, mais ce n’est de loin pas une raison suffisante pour continuer d’appliquer l’imposition forfaitaire. Surtout pas si celle-ci viole des principes fondamentaux de la Constitution et constitue une injustice. En ce qui concerne l’«attrait de la place économique», des personnes fortunées viendraient s’installer chez nous même si elles devaient payer leurs impôts selon les barèmes usuels, car la Suisse possède une fiscalité attrayante au plan international. Par ailleurs, il existe aussi parmi les contribuables ordinaires des employeurs, des investisseurs et des mécènes. Ces gens contribuent de la même manière à la prospérité du pays, voire davantage dans la mesure où ils font ces efforts tout en étant taxés normalement. P. Niederberger: L’argument de l’équité ne tient pas, à mon avis. Pourquoi a-t-on introduit en son temps l’imposition daprès la dépense? Il s’agissait de créer une procédure simplifiée, parce que les personnes concernées paient le plus souvent aussi des impôts à l’étranger et qu’elles possèdent, certaines du moins, de la fortune ou des biens immobiliers dans différents pays. De cette manière, il n’était plus nécessaire de procéder à une répartition fiscale internationale. En outre, je tiens à rappeler que les forfaitaires remplissent eux aussi une déclaration d’impôts. Ils ne négocient donc pas les montants. La détermination de l’impôt se base sur des données concrètes. À cela s’ajoute ce que l’on appelle le «calcul de contrôle», qui est effectué systématiquement. E. Herzog: L’argument qui consiste à évoquer la nécessité d’une procédure simplifiée a perdu de son actualité. Les gens fortunés emploient des conseillers fiscaux qui les déchargent de ce travail. On ne sait, en outre, pas si les personnes concernées paient des impôts à l’étranger; cela, l’imposition forfaitaire ne le vérifie pas. On ne sait pas à combien se montent l’ensemble de leur fortune et de leur revenu. Le contrôle des autorités fiscales s’adresse exclusivement aux revenus ou aux rentes perçues en Suisse.La Vie économique: Vous mettez donc en doute la nécessité d’une procédure simplifiée? E. Herzog: Une personne qui travaille en Suisse et qui y paie ses impôts peut aussi avoir des revenus et des capitaux à l’étranger. Elle doit fournir tous les renseignements pour que l’on puisse procéder à la répartition fiscale. C’est possible dans le cas de contribuables ordinaires. Je ne vois vraiment pas pourquoi cela ne le serait pas pour les forfaitaires. La Vie économique: Le canton de Zurich a été le premier à franchir le pas et à abolir l’impôt forfaitaire à partir de 2010. Quel regard portez-vous sur cette décision?P. Niederberger: Le résultat de la votation populaire m’a déçu. À mon avis, il faut d’abord en faire porter le poids à la mauvaise qualité de l’information diffusée durant la campagne. On s’est focalisé sur le principe de l’égalité de traitement. Les citoyens n’ont pas reçu d’explications suffisantes sur la véritable raison d’être de l’imposition au forfait. Les forfaitaires ont décidé un jour ou l’autre de s’établir en Suisse, parce que certaines conditions y prévalaient. Et voilà que subitement, on change la donne. Cela ne cadre pas avec le principe de la sécurité du droit. E. Herzog: Ce n’est certainement pas le manque d’information qui explique l’abolition de l’imposition forfaitaire, mais plutôt la discrimination que ressentent les Suisses aisés par rapport aux riches étrangers. Dans les classes inférieures de revenus, on a de plus en plus l’impression que l’État ne cesse de diminuer les impôts des personnes fortunées, toujours sous le prétexte de les attirer en Suisse. Une fois sur place, ils ne versent plus leur contribution. Ce système ne profite pas au bien commun. Au contraire, c’est la collectivité qui en fait les frais.La Vie économique: Sur les 201 ménages qui étaient au bénéfice d’un forfait fiscal dans le canton de Zurich, 92 sont partis depuis la votation. Que vous inspire ce chiffre?E. Herzog: Ces 92 ménages se sont installés dans les cantons environnants. La frontière n’est jamais très loin. S’ils ont la possibilité de vivre dans le canton voisin, les contribuables n’hésitent pas à déménager. C’est pourquoi il serait important d’abolir l’imposition au forfait dans l’ensemble de la Suisse. Je ne crois pas que, dans ce cas, tous les bénéficiaires quitteraient la Suisse. Notre pays offre en effet d’autres avantages: de beaux paysages, une sécurité élevée du droit, de bonnes infrastructures et une fiscalité modérée, même sans les forfaits fiscaux. P. Niederberger: En fait, on ne peut pas formuler aujourd’hui un jugement définitif sur les chiffres zurichois. Aussi longtemps que d’autres cantons continuent de pratiquer l’imposition daprès la dépense, il n’est pas possible non plus de tirer des conclusions valables au niveau national. En revanche, je suis nettement plus sceptique que Madame Herzog sur les effets qu’aurait une abolition dans toute la Suisse. La Vie économique: Monsieur Niederberger, dans quelle mesure le canton de Nidwald, que vous représentez au Conseil des États, profite-t-il de ce régime fiscal?P. Niederberger: Dans le canton de Nidwald, nous avons actuellement cent forfaitaires. Ceux-ci rapportent au total 6,5 millions de francs à l’État, si l’on additionne les impôts communaux, cantonaux et fédéraux. Cela représente environ 1,4% des recettes fiscales du canton. À supposer qu’une grande partie d’entre eux s’en aillent, je me demande comment nous pourrions combler ce manque à gagner. E. Herzog: Ils ne partiront jamais tous. Ceux qui restent seraient ensuite taxés normalement. Ils devraient alors s’acquitter d’un montant beaucoup plus élevé que leur forfait fiscal. Si la moitié seulement reste, les recettes vont déjà prendre l’ascenseur.P. Niederberger: J’en doute fort. On a, au contraire, calculé que les rentrées fiscales effectives pourraient également chuter.E. Herzog: Pourquoi diminueraient-elles? Vous vous référez aux personnes physiques?P. Niederberger: Parce que ces dernières recourraient alors aux instruments dits de l’optimisation fiscale.E. Herzog: Si le montant était inférieur, ces gens demanderaient déjà à être taxés selon le régime ordinaire. L’optimisation fiscale est une question complètement différente qui n’a rien à voir avec les forfaits fiscaux. La Vie économique: En tant que directrice des finances de Bâle-Ville et membre du Parti socialiste, vous avez une position très critique à l’égard de l’imposition daprès la dépense. Vos deux casquettes sont-elles facilement conciliables?E. Herzog: Étant donné l’idée que je me fais de ma fonction aux finances, il n’y a absolument aucun conflit d’intérêts. Nous devons veiller au respect des bases constitutionnelles, autrement dit faire en sorte que toutes les personnes soient traitées de manière égale et imposées selon le principe de la capacité économique. Cela s’applique à tous les grands argentiers, pas seulement aux socialistes. Celui qui soutient la taxation daprès la dépense ne doit pas le faire pour des raisons de technique fiscale ou de droit constitutionnel, mais parce que c’est un instrument de la politique économique, au même titre que les subventions ou les allégements d’impôts. Seulement, il doit affirmer clairement que le but est de promouvoir l’économie. P. Niederberger: L’importance économique de l’imposition forfaitaire diffère considérablement d’un canton à l’autre. À Bâle-Ville, seuls seize ménages en bénéficient. Dans le canton de Vaud, ils sont quelques milliers. Il est intéressant de constater que les chefs des finances continuent pour la plupart de défendre ce régime. La Conférence des directrices et directeurs cantonaux des finances (CDF) s’est penchée sur la question. J’imagine, Madame Herzog, que vous avez fait valoir vos arguments dans ce cadre. Néanmoins, la majorité de vos collègues reconnaissent l’utilité des forfaits fiscaux. E. Herzog: Ayant vous-même occupé cette fonction dans le canton de Nidwald, vous savez exactement comment cela se passe lorsqu’une région a – ou croit avoir – un intérêt précis à défendre et qu’elle en appelle à la tradition. Si le canton de Vaud dit que l’imposition au forfait existe chez lui depuis le XIXe siècle, les Suisses alémaniques ne vont pas risquer de fâcher tous les Romands en réclamant l’abolition. Au final, personne n’ose agir et les choses restent en l’état. Cependant, le message du Conseil fédéral n’aurait pas vu le jour si tout le monde n’avait pas su parfaitement que les seuils sont trop bas et les recettes trop faibles. Il était très clair pour tous que le système actuel est insatisfaisant. Le reste est un compromis helvétique, qui ne me satisfait pas.La Vie économique: L’imposition au forfait est souvent utilisée, en particulier par les régions touristiques et rurales, comme un instrument de la promotion économique. N’y aurait-il pas des outils plus appropriés?P. Niederberger: Bien sûr qu’il y en a d’autres. À l’heure actuelle, nous discutons de la promotion économique au Conseil des États. Mais d’où viennent les fonds qu’elle absorbe? Ce n’est rien d’autre que l’argent du contribuable. Par contre, les forfaitaires n’apportent pas que des recettes fiscales. Au niveau local, ils soutiennent aussi l’économie et les organisations d’utilité publique. E. Herzog: Je me demande bien ce que fait la promotion économique là-dedans, si les gens paient des sommes ridicules une fois qu’ils sont arrivés. Avez-vous des chiffres montrant que les forfaitaires dépensent plus que les autres? Ceux qui viennent pour de pures raisons fiscales n’ont guère de lien avec leur lieu de domicile.La Vie économique: Madame Herzog, des efforts ont été entrepris également dans votre canton pour abolir l’imposition forfaitaire. N’y a-t-il pas un risque de perdre des recettes fiscales et un pouvoir d’achat local?E. Herzog: Le Parlement nous a chargés d’élaborer une révision de la loi, afin de supprimer les forfaits fiscaux. Fondamentalement, je ne trouve pas cela très judicieux: les cantons qui procèdent ainsi voient leurs contribuables déménager de quelques kilomètres pour retrouver les mêmes avantages. J’estime que nous avons besoin d’une solution, qui serait l’abolition à l’échelle nationale.P. Niederberger: Moi aussi, je déplore qu’un canton ait choisi isolément de supprimer les forfaits fiscaux. Cependant, la solution ne peut pas consister à obliger les autres à suivre son exemple. La Vie économique: Le Conseil fédéral a élaboré un projet de réforme, qui sera bientôt débattu au Parlement. Que pensez-vous de sa proposition? P. Niederberger: Tout d’abord, le Conseil fédéral a affirmé clairement qu’il reste attaché à l’imposition forfaitaire et qu’il la considère comme un instrument de la politique économique régionale. La révision vise surtout à relever les valeurs seuils pour l’impôt fédéral direct (IFD). Cela pourrait déjà s’avérer difficilement supportable pour certaines régions périphériques. En effet, beaucoup de forfaitaires n’appartiennent pas à cette classe élevée d’impôts. En revanche, le Conseil fédéral a laissé aux cantons la liberté de fixer eux-mêmes les seuils pour les impôts communaux et cantonaux, préservant ainsi leur souveraineté fiscale. Je trouve cela positif. E. Herzog: Manifestement, le Conseil fédéral s’est senti obligé de renforcer quelque peu l’acceptation des forfaits fiscaux en proposant cette petite révision, car sinon, le système aurait été menacé. Il a donc prévu d’augmenter légèrement le seuil de calcul, qui s’élèvera à sept fois les frais de logement pour l’IFD. À mon avis, il est faux de laisser les cantons fixer eux-mêmes leurs barèmes. De même, le Conseil fédéral se contente de leur adresser une simple recommandation, où il les invite à augmenter leurs impôts tant sur le revenu que sur la fortune; à Bâle-Ville, nous le faisons depuis longtemps. Ces choses-là devraient se régler au niveau national. C’est pourquoi la révision est stérile, selon moi, et ne va pas changer grand-chose. P. Niederberger: Pourquoi devrions-nous abandonner un système qui a fait ses preuves et nous fragiliser nous-mêmes, juste au moment où les pressions viennent de tous les côtés, que ce soit avec l’affaiblissement du secret bancaire ou avec la force du franc? La place financière suisse est en grande difficulté. Je ne peux pas cautionner un tel autogoal. La Vie économique: Quelles conséquences aurait, à vos yeux, une abolition des forfaits fiscaux dans toute la Suisse?P. Niederberger: On devrait s’attendre à ce que la plupart des forfaitaires s’en aillent. La Suisse n’est de loin pas le seul pays à pratiquer la taxation daprès la dépense. Il existe, en outre, d’autres pays attrayants en Europe, que ce soit par leurs paysages ou leur sécurité.E. Herzog: Il est tout de même curieux que les millionnaires soient attirés par les régions les plus belles, comme l’Arc lémanique. Ces gens viendraient aussi en Suisse s’ils devaient payer des impôts ordinaires sur la fortune et le revenu. Je suis fermement convaincue que notre pays restera attrayant, même sans imposition forfaitaire, pour les riches étrangers qui n’ont pas d’activité lucrative en Suisse. La Vie économique: Pensez-vous que la Suisse maintiendra ce système à l’avenir ou qu’elle l’abolira?P. Niederberger: Ces derniers temps, plusieurs votations cantonales ont eu comme objet l’imposition au forfait. À Glaris, la Landsgemeinde l’a maintenue de justesse. En Thurgovie, les électeurs ont également refusé de l’abolir. Différentes interventions parlementaires sont encore pendantes. J’espère que ces deux exemples seront suivis dans les autres cantons.E. Herzog: Je trouve bizarre que les citoyens approuvent le maintien de la taxation daprès la dépense, alors qu’eux-mêmes paient normalement leurs impôts et gagnent pour la plupart beaucoup moins que les forfaitaires. Peut-être faut-il effectivement fournir encore plus dinformation à la population (rires).La Vie économique: Madame Herzog, Monsieur Niederberger, je vous remercie de cet entretien.
Proposition de citation: Spescha, Geli (2011). Imposition d’après la dépense: un débat entre Eva Herzog et Paul Niederberger. La Vie économique, 01. octobre.