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Trois scénarios pour l’avenir de l’euro

Le sauvetage des banques privées et les milliards injectés dans des programmes conjoncturels ont fait exploser la dette publique. À présent, certains États sont, eux-mêmes, au bord de la banqueroute. La Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne et l’Italie ont perdu la confiance des marchés financiers. Lorsqu’ils parviennent à obtenir des crédits de prêteurs privés, c’est avec des primes de risque exorbitantes qui les enfoncent encore plus dans le maelström de l’endettement et risquent de les mener à la faillite. Étant donné que le soutien des pays les plus solides de la zone euro leur est devenu nécessaire, mais que les besoins dépassent leurs possibilités économiques autant que leur altruisme, la stabilité de l’ensemble de la zone euro se trouve menacée. Quel est l’avenir de la monnaie unique? La zone euro va-t-elle se désintégrer? Les gouvernements poursuivront-ils la fuite en avant? Ou opterat-on pour une restructuration de la dette?

Scénario 1: effondrement de la zone euro


Lors de la création de l’euro, ses concepteurs avaient délibérément exclu tout droit de sortie ou d’éviction. Ils voulaient signifier clairement cette impossibilité aux marchés des capitaux, car une option de libre entrée ou sortie aurait constitué dès le début un motif de spéculation, laquelle aurait elle-même provoqué des va-et-vient de fait. L’impossibilité de savoir qui appartiendrait à la zone euro et pour combien de temps aurait nourri une incertitude qui aurait fait grimper les primes de risque. Cette promesse d’éternité a donc dès le début solidement rassuré les investisseurs. Elle explique aussi le bas niveau des primes de risque appliquées aux crédits libellés en euros.S’il fallait toutefois – en violation de ce principe juridique – accepter un démantèlement de la zone euro, le débat porterait alors sur les trois solutions que voici: soit la Grèce quitte la zone euro (librement ou forcée), soit l’Allemagne quitte la zone euro, soit l’on divise cette zone entre un euro sud et un euro nord.

Sortie de la Grèce


Depuis mai 2010, la Grèce n’est plus en mesure de se refinancer par elle-même sur les marchés de capitaux privés. Sans aide extérieure, elle se retrouverait en défaut de paiement, incapable de rembourser ses crédits arrivés à échéance. Que se passerait-il si l’aide escomptée n’arrivait pas et si la Grèce était formellement déclarée en faillite? 1. Les titres d’État grecs perdraient de leur valeur et pourraient même ne plus rien valoir dans les cas extrêmes. Cela provoquerait parmi tous les créanciers un besoin aigu de provisions pour dépréciation. Les banques grecques, surtout, se retrouveraient soudain en situation de dépôt de bilan. En effet, les menaces de pertes pourraient avoir pour effet de dévorer leur capital propre au point qu’elles seraient exclues des transactions effectuées par la BCE sur le marché monétaire et qu’elles ne pourraient plus, dès lors, se refinancer à des conditions favorables. À son tour, la banqueroute de l’État mettrait à terre les entreprises grecques, mais aussi les investisseurs privés et de nombreux petits épargnants. À la différence de la plupart des autres pays victimes de la crise des marchés financiers, l’État grec étranglé ne pourrait pas venir au secours de ses banques ni de son économie. 2. Les créanciers étrangers verraient, eux aussi, leurs titres grecs se dévaloriser. Les banques et assurances françaises et allemandes, qui détiennent des quantités particulièrement importantes de dette publique grecque, seraient les premiers à en pâtir.3. L’État et l’économie grecs ne pourraient plus avant longtemps obtenir de nouveaux crédits sur les marchés de capitaux privés sans acquitter d’énormes primes de risque. Le chaos économique qui s’installerait au lendemain de cette banqueroute d’État provoquerait une implosion politique, économique et sociale qui, pour de nombreuses années, rendrait pratiquement impossible l’assainissement des finances publiques grecques et le redressement de son économie.Le même scénario se déroulerait si la Grèce, librement ou sous contrainte, sortait de la zone euro pour retourner à la drachme. Le résultat serait un défaut de paiement immédiat et total. Cela se transformerait en une onde de choc qui dépasserait les frontières du pays. Le krach bancaire se répéterait au Portugal, en Irlande, peut-être même en Espagne. L’inquiétude pousserait les épargnants à vider leurs comptes en banque. Des créanciers des pays riches de la zone euro seraient, plus tard, touchés. La dynamique qui se mettrait ainsi en mouvement aurait des effets difficilement calculables.

Sortie de l’Allemagne


Une sortie de l’Allemagne de la zone euro aurait de terribles conséquences tant politiques qu’économiques, matérielles et immatérielles: 1. Le spectre d’une grande Allemagne isolée éveillerait les pires craintes chez ses voisins. Ce serait la fin du partenariat franco-allemand de l’après-guerre et le début d’une politique de défiance parmi les voisins de l’ouest comme de l’est. On assisterait à une renationalisation de la politique économique et à une déroute du marché unique.2. Un cavalier seul de l’Allemagne entraînerait une revalorisation du mark. Les exportateurs allemands connaîtraient les mêmes difficultés que leurs homologues suisses d’aujourd’hui en raison du franc fort.3. Les créances et engagements de l’Allemagne au sein du système européen de banques centrales seraient dissociés de la BCE. L’Allemagne obtiendrait-elle en retour son capital social? Quelle part des crédits toxiques qui s’accumulent depuis 2010 dans les comptes de la BCE devrait-elle reprendre
Hans-Werner Sinn, «Die europäische Zahlungsbilanzkrise», dans ifo Schnelldienst, 64e année, n° 16, 31 août 2011, p. 3–8.?4. La dislocation du marché intérieur communautaire affecterait particulièrement l’Allemagne, au commerce extérieur si dynamique
Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW), Abschätzung des quantitativen Vorteils des Euro für Deutschland gegenüber einer fiktiven D-Mark, Francfort, 1er juillet 2011, mimeo.. La quote-part des pays de la zone euro dans l’ensemble des exportations allemandes est certes tombée de 45% en 1999 à 41% en 2010, tandis que celle du reste du monde progressait en conséquence. Il n’en est pas moins vrai que la valeur absolue des exportations allemandes de marchandises vers les pays de l’euro est passée de 230 milliards d’euros en 1999 à 400 milliards en 2010. La monnaie unique n’a pas seulement réduit les coûts des transactions entre les pays qui la partagent. Elle a aussi assuré de faibles taux d’intérêt aux pays du sud de l’Europe, stimulant du même coup leur croissance et créant un pouvoir d’achat qui leur a permis de financer l’acquisition de biens allemands.

Division nord-sud


C’est en Allemagne surtout que l’idée de couper l’espace euro en deux, avec une zone nord et une zone sud, trouve un écho favorable
Hans-Olaf Henkel, Rettet unser Geld!, Munich, 2010, Heyne Verlag.. Les avantages et inconvénients d’une telle solution correspondent grosso modo à ceux de la sortie d’un seul pays de la zone euro. Une division – pour autant qu’elle soit juridiquement et politiquement réalisable menacerait également de ruine les pays faibles de la zone. Leurs dettes actuelles demeureraient libellées en euros et devraient être honorées sur la base d’un euro sud faible, que personne ne souhaiterait vraiment détenir. Pour les pays périphériques aujourd’hui déjà à peine solvables, les charges d’intérêts s’alourdiraient brutalement, ce qui aggraverait automatiquement leurs problèmes.

Scénario 2: un pas en avant vers l’union fiscale et de transfert


La banqueroute de l’un de ses membres serait catastrophique pour la zone euro: nombreux, dès lors, sont ceux qui réclament un plan B qui permettrait d’avancer, pas de reculer. Il s’agirait en quelque sorte de corriger le défaut originel de l’euro. La crise des dettes souveraines européennes a, en effet, cruellement fait apparaître le vice de construction de la monnaie commune. En lançant l’euro, ses concepteurs espéraient qu’elle ferait disparaître les disparités économiques au sein de l’UE et pensaient donc pouvoir se passer d’une politique fiscale commune. Ce fut, on le voit aujourd’hui, une erreur fatale.L’euro n’a pas réduit mais accentué les disparités entre le sud peu productif et le nord performant. Il n’a pas atténué mais renforcé l’énorme supériorité concurrentielle de l’Allemagne. Les taux de change de la zone euro étant fixes et ne permettant plus aux pays du sud de dévaluer, la compensation devait s’opérer par les marchés de biens et du travail. L’Allemagne a pu ainsi exporter en grandes quantités et ses excédents commerciaux n’ont pas diminué, mais augmenté. C’est surtout dans le domaine de l’emploi que l’écart s’est creusé: alors que l’Allemagne s’achemine vers le plein emploi, le nombre de chômeurs explose dans le sud de l’Europe.Une monnaie unique qui ne s’accompagne pas d’une politique fiscale commune n’est pas viable. Dans toutes les unions monétaires – même très fédéralistes, c’est-à-dire décentralisées – les États membres se résolvent tôt ou tard à confier une part essentielle de la politique fiscale à l’autorité fédérale. Songeons à la Suisse, par exemple, où l’impôt de défense nationale (aujourd’hui impôt fédéral direct) frappant le revenu ainsi que l’impôt sur le chiffre d’affaires (aujourd’hui TVA) frappant la consommation, piliers majeurs de la fiscalité fédérale, ont été introduits respectivement en 1915 et en 1941.

S’inspirer de l’exemple des États fédéraux


L’Union monétaire européenne doit s’accompagner d’une union fiscale. Ce qui n’implique nullement une harmonisation des législations ou des barèmes fiscaux. L’exemple d’États fédératifs comme les États-Unis ou la Suisse montre qu’une union fiscale s’accommode fort bien de la souveraineté fiscale d’entités diverses: Confédération, cantons et même communes.Il n’est pas davantage indispensable de mettre sur pied un modèle administratif à la française, dans lequel un centre alloue un budget aux États membres, fait appliquer les décisions centrales par des préfets et sanctionne le représentant fautif en le remplaçant. On pourrait fort bien, s’inspirant de l’exemple helvétique, choisir un modèle où chaque pays de la zone euro conserve son autonomie fiscale et où l’arbitrage est assuré par les primes de risques du marché du crédit. Il faudrait, alors, impérativement suivre une discipline budgétaire très stricte et mettre en œuvre, en cas d’insolvabilité d’un État, une procédure de faillite rigoureuse, bien plus rigoureuse que celle de l’actuel pacte de stabilité de l’euro, qui s’avère être un tigre de papier.L’exemple suisse montre la voie à suivre: les cantons étant seuls maîtres de leur politique financière, ils répondent seuls de leurs dettes. Il n’existe pas en Suisse de clause de renflouement des dettes cantonales par la Confédération. La législation fédérale exige toutefois des cantons qu’ils prélèvent certains impôts selon le cercle d’assujettis, l’assiette et le régime des déductions qui leur sont dictés. Elle prévoit surtout une procédure en cas de faillite d’un canton, quand celui-ci n’est plus en mesure d’exercer ses tâches ni de tenir ses engagements. Il y a alors exécution par la Confédération, puis intervention de celle-ci, y compris, dans les cas extrêmes, par des moyens militaires.Pour la zone euro, cela signifie qu’en cas d’insolvabilité d’un État membre, il faudrait passer automatiquement du modèle d’autonomie helvétique au modèle administratif français. En contrepartie du sauvetage, le pays surendetté se voit retirer sa souveraineté financière. Des préfets européens prennent la place des autorités fiscales nationales pour recouvrer l’impôt et appliquer les mesures d’économies et de privatisation. Les programmes d’aide du Fonds monétaire international (FMI) aux pays en développement surendettés ont précisément cette fonction. Plus les mécanismes européens de sauvetage ressembleront à ceux d’un fonds monétaire européen, plus il sera facile d’envisager l’application de cette procédure à des pays de la zone euro en crise.Pour être viable, l’euro a besoin d’un mécanisme de stabilisation commun qui assure aux pays surendettés de la zone l’aide financière urgente dont ils ont besoin en période de crise. L’actuel système européen de surveillance financière (SESF), ou le mécanisme européen de stabilisation (MES) qui le remplacera dès 2013, doit aider les pays de la zone euro surendettés à obtenir de nouveaux crédits à des taux favorables et de longue durée, ce qui les dispense d’avoir à solliciter les marchés privés. En échange, les pays bénéficiaires doivent renoncer à une partie de leur souveraineté nationale. Ils sont obligés d’appliquer des programmes d’économies ou de procéder à certaines privatisations.

Scénario 3: restructuration de la dette


Jusqu’ici, dans la zone euro, le monde politique a surtout mis l’accent sur les aides financières publiques. Il a cherché ainsi à gagner du temps dans l’idée de laisser aux pays de l’euro fortement endettés une chance de procéder à des réformes structurelles qui les sortent peu à peu de l’endettement. La réalité a brutalement ruiné cet espoir. Les déficits structurels de certains pays de la zone euro sont si catastrophiques qu’aucun remède n’est envisageable à court terme. Sont également en difficulté des États membres d’importance moyenne, comme l’Espagne et l’Italie, dont les besoins financiers excèdent les possibilités des pays de la zone euro actuellement en meilleure posture. Une solution doit être rapidement trouvée si l’on ne veut pas les voir aspirés dans la spirale infernale de l’endettement. Les modèles de rééchelonnement prévoyant une mise à contribution des créanciers présentent, dès lors, de plus en plus d’intérêt
L’inflation est un autre moyen de réduire l’endettement. Elle agit comme un impôt sur la fortune et dévalorise toutes les créances par petites étapes. La BCE est en mesure de provoquer de l’inflation de façon plus ou moins autonome. Le fait qu’elle n’y soit pas formellement autorisée par ses statuts ne constitue pas un obstacle insurmontable. En achetant de la dette souveraine, par exemple, elle a déjà outrepassé les règles en vigueur..Le refus (allemand) d’une union de transfert durable comportant des euro-obligations rend plus probable l’option de la restructuration de la dette avec participation des créanciers privés. Dans cette option, les prêteurs renoncent à une partie de leurs créances pour pouvoir au moins sauver le reste. La possibilité pour un pays de la zone euro de faire faillite sans nécessairement sortir de la zone commence à faire son chemin dans les esprits. La procédure qui veut que les entités qu’il convient de sauver de la faillite ne soient plus les États de la zone euro, mais les banques privées directement affectées par l’insolvabilité de l’État a pour nom «procédure d’insolvabilité ordonnée». Au lieu de collectiviser des dettes publiques, il s’agit de recapitaliser les banques qui, en raison de la faillite d’un État, doivent procéder à des amortissements (trop) élevés. Selon cette approche, défendue par la directrice du FMI Christine Lagarde et des auteurs comme Harald Hau et Bernd Lucke, la zone euro suivrait l’exemple suisse du sauvetage de l’UBS en automne 2008 ou l’exemple allemand de la Commerzbank
Harald Hau et Bern Lucke, «Die Alternative zum Rettungsschirm», Frankfurter Allgemeine Zeitung, n° 216, 16 septembre 2011, p. 12.. Suite à l’étatisation (partielle) de banques privées, l’autorité recevrait aussi quelque argent au titre des dividendes et des remboursements aux institutions financières nationales. Il reste toujours à connaître le montant de la facture finale pour le contribuable. Les exemples de l’UBS et de la Commerzbank permettent d’espérer que le coût ne sera pas excessif.Même avec une restructuration de ce type, il serait indispensable de soutenir les pays de la zone euro devenus insolvables par des aides communautaires. Leurs économies se trouveraient, en effet, pour un temps coupées du marché international du crédit et souffriraient d’un crash bancaire national. Le fonds d’aide devrait offrir aux pays faibles de la zone euro des crédits temporaires à des conditions avantageuses afin de leur permettre de recapitaliser leurs banques. En contrepartie, les États concernés devraient mettre ce répit à profit pour engager des réformes structurelles efficaces. S’ils y parviennent durablement, ils retrouveront relativement vite des conditions de crédit intéressantes sur le marché des capitaux privés. En sauvant des banques plutôt que des États, on couperait aussitôt court aux spéculations sur la survie de l’euro. La crise monétaire se transformerait de nouveau en une crise de la dette à la résolution de laquelle seraient tenus de participer à due proportion non seulement les contribuables, mais aussi les créanciers privés.Les décisions prises au sommet extraordinaire de leuro, à la fin octobre 2011, suivent le scénario du désendettement. Remises de dettes, recapitalisation des banques et effet de levier pour le parapluie de sauvetage sont les trois piliers sur lesquels repose la gestion de la crise européenne. Cela permettra, à grand renfort dargent, de gagner du temps et de retrouver la confiance des créanciers privés dans des emprunts dÉtats sécurisés dont lacquisition relève dune décision économiquement sensée. Cela devrait prendre encore quelques temps avant den arriver là.

Tableau 1: «Dette publique rapportée au PIB, 2011»

Proposition de citation: Thomas Straubhaar (2011). Trois scénarios pour l’avenir de l’euro. La Vie économique, 01 novembre.