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Le blocage des réformes dans la politique agricole suisse et ses répercussions internationales

Ce n’est qu’à partir de la fin des années quatre-vingt que l’agriculture suisse s’est lentement affranchie du dirigisme dans lequel elle était tombée pendant la première moitié du XXe siècle. Ce changement était dicté la plupart du temps par la politique intérieure, mais souvent aussi – et parallèlement – par des accords internationaux conclus à lOrganisation mondiale du commerce (OMC) et dans l’UE. Aujourd’hui, on constate une sorte de blocage des réformes. Ne reparle-t-on pas d’imposer des contributions obligatoires aux producteurs de lait pour piloter les contingents, d’augmenter le soutien aux prix, voire de revenir aux subventions pour écouler les excédents? Pourquoi le Conseil fédéral – et surtout le Parlement – bloquent-ils la réforme agraire?



Dans cet article, il ne sera pas question de la politique agricole intérieure, mais de ses conséquences néfastes sur la sécurité de l’approvisionnement et la production rurale, surtout dans les pays en développement. Nous ne méconnaissons certes pas la situation difficile de nombreux paysans ni le fait qu’avec sa politique agricole, la Suisse est en très bonne compagnie! Dans la plupart des cas, elle exploite seulement à fond sa marge de manœuvre, sans violer le droit international. Toutefois, ce n’est pas en multipliant les contraintes, tout en valorisant les excédents, l’autarcie et les barrières aux importations que l’on améliorera les chances de la prochaine génération de paysans; bien au contraire!

Le point de la situation


Longtemps encore après la Deuxième Guerre mondiale, les agriculteurs suisses sont restés prisonniers d’un cercle vicieux qu’ils avaient conçu eux-mêmes, avec des prix et des coûts en hausse, doublés de revenus en baisse. C’est le peuple suisse qui, en rejetant clairement l’arrêté sur le sucre en 1986, imposa l’abandon du dirigisme; en 1989 et 1998, les initiatives dites des petits paysans n’obtinrent pas non plus la majorité. Le nouvel article constitutionnel (art. 104 Cst.) ne fut accepté que lorsque les paiements directs furent liés à certaines prestations. Parallèlement, l’évolution internationale plaça nos agriculteurs devant de nouveaux défis. Le 1er juillet 1995, la Suisse adhérait à l’OMC et le 21 juin 1999, elle signait l’accord agricole bilatéral avec l’UE. Après plus de dix ans, les négociations à l’OMC sont au point mort, ce qui compromet les chances de nouvelles libéralisations avec l’UE, même si la Commission de l’économie et des redevances du Conseil des États s’est prononcée contre la rupture des négociations demandée au Conseil national. La Suisse restera donc, dans un avenir prévisible, le pays qui pratique les tarifs douaniers les plus élevés du monde pour les produits agricoles et qui soutient le plus les prix (voir graphique 1).En pareille situation, les interventions parlementaires visant à revenir en arrière ont de bonnes chances de réussite. Certes, l’Of-fice fédéral de l’agriculture (Ofag) et le Conseil fédéral se sont opposés avec succès à la réintroduction des subventions aux exportations de bétail sur pied. Après une valse-hésitation, le Parlement a reconnu que cela ne ferait que renchérir et la production et la viande. Les économistes savent qu’il n’y a pas d’excédents, mais seulement des prix trop élevés. Malgré cela, la majorité des producteurs de lait exigent des contributions obligatoires pour écouler les excédents. Quant à l’industrie alimentaire, elle défend elle aussi les subventions à l’exportation prévues dans la «loi chocolatière» pour compenser le fait qu’elle utilise des matières premières indigènes. En même temps, on définit le «Swiss Made» de cas en cas et jusqu’à l’origine des noisettes utilisées dans les biscuits!

Le problème


Malgré le protectionnisme et les subventions, le revenu réel des agriculteurs stagne ou baisse. La raison et la conséquence en sont un maintien des structures, à l’abri de la concurrence avec l’étranger. Après cinquante ans dajustement structurel (autrement appelé la «mort des paysans») relativement constant et supportable, politiquement parlant, parce qu’allant de pair avec lévolution démographique, le taux de disparition des exploitations est tombé aujourd’hui de 2 ou 3% par an à 1,5%; quant aux faillites, il n’y en a pratiquement plus. En même temps, les écoles d’agriculture sont pleines. Dans de nombreux villages, des jeunes gens dynamiques attendent en vain que leur voisin âgé abandonne enfin sa ferme.Depuis la hausse du franc, le tourisme d’achats revient en force, surtout dans le domaine alimentaire. Cela s’est traduit par une augmentation des recettes douanières, qui sont passées de 30 à tout juste 40 millions de francs en 2011. Le peuple suisse promeut la concurrence en achetant presque 5% de sa consommation à Lörrach, près de Bâle, ou à Étrembières, près de Genève, à ceci près que ceux qui en profitent ne sont pas les paysans suisses, mais leurs concurrents allemands et français. Quant aux supermarchés étrangers proches de la frontière, ils sont très souvent exploités par des détaillants suisses.La place économique suisse en souffre, mais la perte de parts de marché qui en résulte pour notre agriculture et notre industrie alimentaire ne semble malheureusement pas inquiéter le Palais fédéral. Il est vrai que les partis politiques et les associations écologiques se prononcent sur les propositions du Conseil fédéral concernant la réorganisation des paiements directs (Politique agricole 2014-2017), mais ni le tourisme d’achats ni le montant des subventions agricoles ne sont abordés, sans même parler de l’ouverture des frontières ou d’autres libéralisations, comme dans le droit foncier ou l’aménagement du territoire. Bien au contraire, puisque, pour compléter les nouvelles contributions à la sécurité de l’approvisionnement, l’Union suisse des paysans réclame encore davantage de protectionnisme pour garantir la «souveraineté alimentaire» de la Suisse: Parallèlement à la contribution à la sécurité de l’approvisionnement, la protection douanière des matières premières agricoles contribue largement à garantir une production indigène durable, diversifiée et de haute qualité. Celle-ci s’inscrit parfaitement dans le principe de la souveraineté alimentaire.Le dirigisme perdure aussi en matière de production, mais sans empêcher pour autant les excédents. En 2011, il a fallu jeter 50 000 tonnes de pommes de terre aux cochons ou les transformer en biogaz; presque 14 000 tonnes de froment ont été «déclassées», c’est-à-dire interdites de panification. Le Conseil fédéral a, en outre, approuvé un contingentement imposant une contribution obligatoire aux producteurs de lait pour réduire la montagne de beurre. C’est ainsi qu’en 2011, 9430 tonnes de beurre ont été exportées.

Aspects internationaux


Ce sont là de mauvaises nouvelles pour les agriculteurs suisses efficients, mais aussi pour les paysans d’autres pays qui peuvent fournir ces marchandises meilleur marché. Pour le beurre, il faut ajouter qu’il ne peut être écoulé sur les marchés internationaux qu’à l’aide de subventions à l’exportation, auxquelles la Suisse n’a pas droit, même sur une base dite d’économie privée. Le droit de l’OMC interdit, en effet, de subventionner les exportations de produits agricoles qui ne touchaient pas de telles contributions auparavant. Or, contrairement aux fromages, concentrés de fruits et animaux vivants, le beurre suisse n’a jamais bénéficié de subventions à l’exportation (sinon sous forme de chocolat ou de biscuits). Le Conseil fédéral ignorait-il donc que sa décision violait les règles de l’OMC et qu’elle favorisait encore le «dumping» agricole?Du point de vue de la politique du développement, un fait encore plus grave est que le beurre est même écoulé dans des pays comme la Turquie ou l’Égypte, et que les bovins excédentaires volent jusque dans les Balkans. Ces subventions sont certes autorisées par l’OMC, et les animaux aboutissent rapidement à l’abattoir, tout au moins en Italie, notre principal débouché, mais ce bétail suisse plaît aussi peu aux éleveurs indigènes que notre beurre aux producteurs turcs et égyptiens de lait.Subventionner les exportations et garantir des revenus sans conditions contraignantes ne sont pas les seules mesures dommageables au plan international. Le pilotage des importations fausse lui aussi le marché, surtout au détriment des pays en développement les plus lointains. La plupart des importations de fruits et légumes sont si bien dosées en fonction de la demande intérieure que les consommateurs ne remarquent rien, sinon le prix. Bien que les interdictions d’importer ne soient plus autorisées par l’OMC, la Suisse continue à prélever au besoin des droits d’entrée de plus de 1000%, comme c’est le cas du persil. Plusieurs fois par semaine, l’Ofag fixe combien de fruits et légumes de saison peuvent être importés au tarif minimum. Une autre conséquence importante pour la politique du développement: les livraisons en provenance d’Afrique ne peuvent concurrencer les importations des pays voisins.

Mondialisation et libéralisation quasi inexistantes


À y regarder de plus près, on constate que la mondialisation et la libéralisation de l’agriculture suisse ont à peine commencé. L’adhésion à l’OMC a certes imposé une diminution des droits d’entrée de 15%, mais l’accès au marché n’a dû être relevé à 5% de la consommation intérieure que pour la viande de porc et les pommes de terre. Encore les porcs peuvent-ils être comptés («agrégés») avec les poulets, alors que le contingent de pommes de terre (pour les 5% cités) est de toute façon relevé volontairement et massivement en cas de mauvaises récoltes. Même si l’accord agricole avec l’UE et les accords de libre-échange avec les pays en développement comportent certaines franchises ou facilités douanières, le fromage est presque la seule denrée importable de l’UE en quantité illimitée et sans droits d’entrée. Les préférences tarifaires concédées à tous les pays en développement n’ont guère fait augmenter les importations. Depuis 2009, les pays les plus pauvres bénéficient d’une franchise douanière générale et quantitativement illimitée pour tous leurs produits (pour autant que la production nationale ne soit pas mena-cée). Néanmoins, les importations prove-nant de ces pays n’ont guère augmenté: ils ne peuvent, en effet, guère remplir les conditions d’entrée – en particulier pour les produits animaux – et doivent même verser les redevances destinées à financer les réserves suisses obligatoires!Depuis la crise alimentaire de 2007/08, on cherche au niveau international de nouvelles stratégies contre la faim dans le monde. Là, la Suisse officielle s’est découvert un champ d’activité. Au titre de la «sécurité de l’approvisionnement», elle fait des propositions aux pays en développement et leur recommande des projets dans lesquels la politique agricole de la Suisse est encensée comme multifonctionnelle et durable. Ce faisant, on omet de dire que le modèle suisse n’est durable que grâce aux 3,5 milliards de francs de subventions annuelles et à un protectionnisme extrêmement solide.Il frise donc l’ironie qu’à la conférence ministérielle de l’OMC de décembre 2011, la Suisse ait signé un «Pacte contre le protectionnisme» interdisant de nouvelles entraves au commerce, de nouvelles restrictions aux importations et toute mesure non conforme aux règles de l’OMC, notamment les subventions aux exportations. Conformément à une résolution du G20 adoptée peu avant à Cannes, les signataires ont en outre l’intention de revenir sur toutes les mesures protectionnistes prises depuis l’éclatement de la crise financière. Presque cinquante pays ont signé ce pacte, dont l’UE et les États-Unis. Bien qu’opposés au protectionnisme, des pays émergents comme le Brésil, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud ont en revanche refusé de le faire, et ce pour deux raisons: 1° ils revendiquent hautement leur droit d’exploiter la marge de manœuvre qui leur reste après l’échec du cycle de Doha; 2° ils soulignent qu’avec cet échec, les pays industrialisés conservent leur droit à une des pires formes de protectionnisme qui soit, à savoir les subventions à lexportation agricoles.Certes, aucune organisation internationale n’a défini jusqu’ici le protectionnisme pour le distinguer de la protection légitime de certains choix sociaux, comme dans le domaine écologique ou social. Les autres signataires de ce «pacte» ne sont pas non plus des enfants de chœur et, sur le plan quantitatif, les mesures suisses ne font de toute façon pas le poids; la question ne s’en pose pas moins de la cohérence entre les politiques économique et extérieure de la Suisse et son aide au développement.

Sortir de l’impasse


Que faire pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouve actuellement l’agriculture suisse? Les limites imposées à cet article ne permettent daborder que deux aspects internationaux de la question.Jusqu’ici – et dans la droite ligne des protecteurs du paysage et de l’environnement –, les agriculteurs ont toujours insisté sur le fait que l’on ne pouvait garantir leur revenu qu’en soutenant les prix et en fermant les frontières. Or divers travaux de recherche de l’EPFZ ont démontré que même si l’on abolissait totalement le protectionnisme et les mesures de soutien des prix, la surface agricole utile resterait la même et les prestations écologiques continueraient en particulier à être fournies – pour autant, notons bien, que les paiements directs restent inchangés. Ainsi «libérée», la production agraire pourrait réaliser les objectifs constitutionnels de la politique agricole, à savoir contribuer substantiellement «à la sécurité de l’approvisionnement de la population, à la conservation des ressources naturelles et à l’entretien du paysage, [enfin] à l’occupation décentralisée du territoire» (art.104 Cst.). Un tel scénario «OMC+» aurait, il est vrai, de lourdes conséquences: dans les zones de plaine, les revenus des paysans ne pourraient être maintenus que par de nouveaux efforts du côté des prix et des coûts, ce malgré la diminution massive de la main-d’œuvre à laquelle il faudrait s’attendre.Dans tous les cas, il convient d’abandonner l’idée de l’autarcie la plus étendue pos-sible – avec ou sans accord de libre-échange agricole avec l’UE. Plutôt que de produire de nouveau davantage de fourrages, un terrain sur lequel la Suisse n’a pas la moindre chance d’être vraiment compétitive, la voie de l’avenir ne peut être que la spécialisation. Du côté des prix bas, la part «M-Budget» de la consommation intérieure ne pourra bientôt plus être assurée qu’avec des matières premières achetées aux prix mondiaux. Dans le segment supérieur, en revanche, les clients «inélastiques», ceux qui veulent du parmesan ou du jambon de Parme original quel qu’en soit le prix, ne se laisseront guère tenter par le sbrinz ou la viande séchée suisse. L’agriculture suisse doit donc défendre ses parts de marché sur le vaste terrain des prix médians, en s’engageant à fond et avec l’aide des instruments étatiques appropriés, et gagner de nouveaux clients avec ses produits phare et une forte dose de «Suissitude», y compris à l’étranger. Dans le contexte d’un franc suisse surévalué, le défi est particulièrement ardu, mais tout compte fait, le volume de production pourrait être maintenu et même augmenter de valeur. Les vins suisses montrent peut-être la voie: bien qu’ils ne soient pratiquement plus protégés à la frontière, ils sont déjà compétitifs.

Conclusion


La politique agricole est tombée au rang de cuisine interne. La dispute sur les fonds et contre-prestations se limite aux experts et aux bénéficiaires, le monde politique préférant s’occuper d’autres questions. L’agriculture productrice aurait justement besoin de nouvelles perspectives. Faute de visions ambitieuses, il sera difficile d’ouvrir volontairement les frontières et de renoncer au soutien des prix. Or, l’on pourrait déréglementer et moins garantir beaucoup de choses, pour laisser plus de place à la responsabilité individuelle et à l’esprit de compétition qui caractérise des agriculteurs, des producteurs et des commerçants entreprenants et ouverts au risque.

Graphique 1: «Estimation de la part des aides à la production dans le revenu brut des agriculteurs, moyenne 2007–2009»

Encadré 1: Bibliographie

Bibliographie


Message du 1er février 2012 concernant l’évolution future de la politique agricole dans les années 2014–2017 (Politique agricole 2014–2017).– Office fédéral de l’agriculture, Rapport agricole 2011.– «Das Gespenst des Protektionismus geht um», NZZ, 17 décembre 2011, p. 27.– «Einkaufstourismus erhöht die Zolleinnahmen», NZZ, 8 février 2012, p. 11.– «Verteilkämpfe um die Milch», NZZ, 22 décembre 2011, p. 11.– «Es gärt in Mostindien», NZZ Folio, 1/2012, p. 32.– «A Beyond WTO Scenario for Swiss Agriculture: Consequences for Income Generation and the Provision of Public Goods», dans Häberli Ch. et Huber R., Yearbook of Socioeconomics in Agriculture 2010, pp. 361–400.– Dietler C., Flury C., Demhardt I. et Giuliani G., Fakten und Einschätzungen zum Agrar-Freihandelsabkommen mit der EU (FHAL). Fazit aus 14 Faktenblättern, 2010, Pluswert gmbh, Flury&Giuliani GmbH.– Union suisse des paysans, Perspectives 2014–2017 et souveraineté alimentaire, prise de position du 8 juillet 2011.

Proposition de citation: Christian Haeberli (2012). Le blocage des réformes dans la politique agricole suisse et ses répercussions internationales. La Vie économique, 01 avril.