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Croissance économique et durabilité: deux idées contradictoires?

Le concept d’économie verte se réduit, dans la plupart des cas, aux technologies respectueuses de l’environnement. Si on pousse très loin l’idée, il peut même s’étendre aux modes de vie durables. Ces réflexions négligent, toutefois, la dynamique de l’économie moderne. Il s’agit de comprendre pourquoi notre économie tend constamment à croître et donc pourquoi le progrès technique induit souvent des économies en matière de ressources bien inférieures à celles quil serait possible de réaliser.

Pourquoi l’économie moderne a-t-elle besoin de croissance?


Considérons d’abord le processus de croissance tel quil sinscrit dans le circuit économique: sans croissance, une économie est un jeu à somme nulle extrêmement désagréable qui débouche sur une lutte pour le partage des revenus: en effet, chaque gain pour l’un se traduit obligatoirement par une perte (ou une diminution du gain) pour l’autre; ainsi, une augmentation de salaire ne peut qu’entraîner une diminution du béné-fice. La croissance permet d’échapper à cette tyrannie, les autres – personnes et entreprises – peuvent s’enrichir sans que je n’en sois dépossédé.À plus long terme, il existe une autre raison pour laquelle une économie moderne rencontrerait des problèmes sans croissance
Binswanger M., Die Tretmühlen des Glücks – Wir haben immer mehr und werden nicht glücklicher. Was können wir tun?, 2006, Herder Verlag, Freiburg; Binswanger M., «Is there a Growth Imperative in Capitalist Economies? A Circular Flow Perspective», Journal of Post Keynesian Economics, 31, n°. 4:, 2009, p. 709–730.. Pour simplifier, disons que, dans une économie moderne de crédit, la croissance nécessite des investissements qui permettront d’augmenter la production de biens et de services. Les dépenses suscitées par de tels projets sont actuellement financées par des crédits bancaires, sans qu’il faille d’abord économiser l’argent nécessaire. Ce prêt augmente l’argent en circulation, ce qui accroît le pouvoir d’achat, génère directement davantage de revenus et donc de ventes en biens et services. Le bénéfice des entreprises augmente, ce qui leur permet de payer les intérêts et les primes de risque pour le capital étranger ainsi que les dividendes pour le capital propre.

Que se produit-il sans croissance?


Si le processus de croissance s’interrompt, les investissements ne rapportent plus, étant donné qu’ils ne s’accompagnent plus de revenus supplémentaires. Les entreprises ne sont plus en position de payer des intérêts à long terme ou des primes de risque. Une partie dentre elles fait faillite et l’économie entière entre dans une crise sévère. Seule la croissance peut empêcher cela. C’est ce lien fondamental entre investissements, création monétaire par le crédit et bénéfices qui accorde une telle importance à la croissance dans une économie moderne. Il est, dès lors, compréhensible que lon ne veuille pas y renoncer en raison des problèmes environnementaux actuels: elle doit continuer son œuvre, mais avec les technologies vertes.

Augmenter l’efficience seulement ne garantit pas la durabilité


L’arrivée des technologies vertes a dégagé une très large vague d’optimisme: l’on a cru que la croissance pouvait de plus en plus être découplée de la nature et de ses ressources, les dommages causés à l’environnement reculant en même temps. C’est un fait qu’il existe, d’un pur point de vue technique, des possibilités d’augmenter notamment l’efficience énergétique: songeons pour cela au domaine des transport, avec la voiture à 1,5 litre de consommation, ou au logement, avec les fenêtres super isolantes. Malheureusement, l’amélioration de l’efficience ne s’accompagne pas automatiquement d’une réduction proportionnelle des besoins dans la réalité. Il faut en imputer la faute à ce qu’on appelle l’effet de rebond, par lequel une augmentation générale de l’efficience provoque un accroissement des besoins, ce qui entraîne à son tour de nouvelles possibilités de croissance pour les fournisseurs. Ainsi, les progrès notables accomplis dans l’efficience énergétique de nombreux véhicules à moteur pourraient se doubler d’une croissance du trafic encore plus rapide. Ce phénomène contribuera, toutefois, à abaisser le coût des trajets, ce qui dégagera de nouveaux potentiels de croissance. La population conduira plus souvent, parcourra davantage de distances et utilisera davantage de voitures lourdes et luxueuses, car elle pourra désormais se le permettre
Binswanger M., «Technological Progress and Sustainable Development: What about the Rebound Effect?», Ecological Economics, 36, 2001, p. 119–132..Un autre effet de rebond significatif concerne le logement. Des chauffages plus efficients et des mesures en faveur de l’isolation ont nettement diminué les besoins en chaleur par mètre carré; dans le même temps, la surface d’habitation par habitant a tellement augmenté que ces efforts sont réduits à néant, si on calcule toujours par habitant
BMWI, Forschung für eine umweltschonende, zuverlässige und bezahlbare Energieversorgung. Das 6. Energieforschungsprogramm der Bundesregierung, 2011..

L’effet de rebond


L’effet de rebond dans les transports montre bien que le découplage ne peut pas être attendu des seules améliorations de l’efficience technique. De tels espoirs – qu’ils s’incarnent dans des facteurs 4, 5 ou 10 – tendent à surestimer les effets de découplage réels. L’effet de rebond doit être pris en considération, du début jusquà la fin, lors de l’élaboration des stratégies en matière de durabilité. Il est important d’établir des conditionscadres qui le réduiront autant que faire se peut. Cela signifie, par exemple, qu’il ne faut pas rechercher le salut dans une extension continue des transports publics, en ce qui concerne les déplacements de proximité. Une accélération des parcours conduit surtout à éloigner le logement du lieu de travail . Il faut une vue d’ensemble. Il conviendrait, ainsi, de se demander si, à une époque où l’ordinateur est omniprésent, il est nécessaire de déplacer une majorité de gens tous les matins au même moment afin de les retenir pendant 8 à 9 heures dans un espace défini du territoire urbain, pour qu’ils s’en retournent ensuite, toujours en même temps, loin chez eux
Binswanger (2006), p. 173–179..On reste obstinément attaché à cette manière de travailler, bien peu durable et gourmande en déplacements, héritée de l’époque industrielle, alors qu’elle ne se justifie plus dans de nombreuses professions. Les communications mobiles et le traitement informatique offrent une vraie chance à la durabilité. Elle n’est pas assez saisie. Ni le télétravail ni la mobilité du lieu de travail (les employés sont à l’extérieur et peuvent travailler à différents endroits) ne sont répandus. Ces possibilités demandent des modifications dans l’organisation du travail et dans notre manière de vivre, si nous voulons faire preuve de davantage de durabilité. L’ordinateur sest facilement inséré dans l’espace professionnel; il est, par contre, beaucoup plus compliqué d’adapter l’organisation du travail à cette révolution technologique. Tant qu’on ne comptabilisera pas ce que fait l’employé à son travail, mais combien de temps il y est présent, on ne changera guère la situation des flots de pendulaires qui émigrent matin et soir.

Comment prévenir l’effet de rebond?


Le prix joue d’abord un rôle. Si l’énergie et les carburants sont relativement bon marché, toute amélioration dans leur efficience mènera à une augmentation de la demande. Il est possible de contrer ce problème avec un impôt écologique approprié, dont le taux progresserait parallèlement à l’efficience. Cela n’est, toutefois, guère populaire et donc difficile à mettre en place. Il serait bien plus efficace – et encore moins populaire – d’établir des limites absolues, comme la surface habitable par personne. Le plus grand espoir d’éviter l’effet de rebond est de montrer ses effets néfastes sur la qualité de vie. Les longs trajets pendulaires ne sont pas seulement nuisibles à l’environnement, ils mettent à mal la satisfaction que l’on devrait retirer de la vie
Binswanger (2006), p. 110.. Une vie professionnelle flexible – que ce soit au plan spatial ou temporel – entraîne donc un surcroît de durabilité et de satisfaction. Il faut en prendre davantage conscience.

Proposition de citation: Mathias Binswanger (2012). Croissance économique et durabilité: deux idées contradictoires. La Vie économique, 01 mai.