La gestion politique des entreprises fédérales d’infrastructure par le Conseil fédéral
Le présent article passe en revue les aspects pratiques de la gestion politique de la Poste, des CFF, de Swisscom et de Skyguide du point de vue du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (Detec). Ces quatre entreprises liées à la Confédération et actives dans le domaine des infrastructures représentent 95 000 emplois à plein temps, un chiffre d’affaires de 29 milliards de francs ainsi qu’un bénéfice net de presque 2 milliards (2011); elles constituent de ce fait un pan important de l’économie nationale. Garantes du service public en Suisse, elles sont pour beaucoup un symbole d’identité nationale et suscitent donc un vif intérêt au sein de la population. Il n’est, dès lors, pas surprenant que les milieux poli-tiques tiennent à conserver leur emprise sur elles, même si elles sont devenues autonomes en droit comme en fait.
Les relations entre la politique et les entreprises fédérales
Les relations qui existent entre la politique et la Poste, les CFF, Swisscom et Skyguide sont multiples. La Confédération assume différents rôles à cet égard. L’exemple de l’entreprise chargée du service de la navigation aérienne Skyguide illustre parfaitement cette situation: la Confédération est légalement responsable de la réglementation des services de contrôle aérien (loi sur l’aviation) et a délégué cette tâche à une entreprise (ordonnance sur le service de la navigation aérienne), dont elle est propriétaire à 99,7%. La Confédération surveille cette entreprise (Office fédéral de l’aviation civile / Régulation de l’aviation militaire), met à sa dispo-sition une partie de l’infrastructure (par ex. les systèmes radar pour les services de la navigation aérienne militaires) et lui fournit d’importantes prestations (service de mé-téorologie aéronautique de MétéoSuisse). La Confédération est son plus gros client en termes de prestations commandées (forces aériennes) et elle contribue largement au financement de l’entreprise par le biais des indemnités publiques.Une part importante des différents rôles assumés par la Confédération à légard de la Poste, des CFF, de Swisscom et de Skyguide sont étroitement liés aux tâches souveraines du pays, notamment lapprovisionnement de base. Ce dernier est indispensable au fonctionnement sans heurt de notre économie et de notre société; il peut même devenir vital en cas de crise. Par conséquent, il est depuis toujours considéré comme une tâche fondamentale de l’État et on estimait jadis généralement que le service public relevait de son devoir propre. Cette interprétation a évolué à partir de la fin du XXe siècle suite aux grands changements économiques, politiques et technologiques à l’échelle planétaire. La fourniture de services d’infrastructure a été déléguée à des entreprises autonomes voire privatisées. Depuis, le service public est assuré par le biais notamment de lois et d’ordonnances, complétées le cas échéant par des concessions, des conventions de prestations et des indemnités versées aux entreprises devenues autonomes. Par ailleurs, le respect de ces prescriptions fait l’objet d’une surveillance étatique.
Les différents rôles de la Confédération, une source possible de conflits
Pour garantir la sécurité de l’approvisionnement de notre pays dans le domaine des infrastructures, il n’est pas indispensable que la Poste, les CFF, Swisscom et Skyguide soient entre les mains des pouvoirs publics. C’est d’ailleurs ce que montre la situation de l’approvisionnement en pétrole, absolument vital et qui dépend, néanmoins, exclusivement d’entreprises privées, détenues partiellement ou même intégralement par des capitaux étrangers. Quoi qu’il en soit, il n’est pas prévu de débattre dans un avenir proche d’une privatisation (majoritaire) de la Poste, des CFF, de Swisscom ou de Skyguide. La préférence que les politiques accordent à une participation des pouvoirs publics dans les entreprises de service public nationales est compréhensible: en tant que propriétaire, la Confédération peut exercer son influence au-delà des prescriptions légales, des clauses de concession et des mandats de prestations, sur leur direction et leur organisation générale. La Confédération se retrouve, toutefois, dans une situation de conflit en raison de ses autres rôles. Le secteur des télécommunications illustre bien cette situation: en tant qu’actionnaire majoritaire de Swisscom, la Confédération est intéressée à ce que cette entreprise occupe une position forte sur le marché, mais en tant que régulateur du marché des télécommunications et soucieuse d’une concurrence efficace favorable aux consommateurs, elle veille à empêcher qu’un seul opérateur ne domine le marché.
La gestion politique passe par des objectifs stratégiques
Ces conflits d’objectifs obligent la Confédération à formuler et à publier en des termes contraignants ses intentions et ses attentes à l’égard des organes directeurs des entreprises fédérales. C’est ce qu’elle fait au moyen des objectifs stratégiques que le Conseil fédéral assigne tous les quatre ans aux quatre entreprises d’infrastructure. Ils sont publiés dans la Feuille fédérale et peuvent à tout moment être consultés sur le site internet du Detec
http://www.detec.admin.ch, rubriques «Thèmes», «Entreprises fédérales».. De cette manière, la Confédération informe clairement l’opinion publique et le marché des capitaux de ses priorités.La transparence est encore renforcée par la similarité structurelle des objectifs stratégiques assignés par le Conseil fédéral aux quatre entreprises. Le premier chapitre présente l’orientation stratégique générale: le propriétaire y définit le but et les tâches de l’entreprise qui ne figurent pas déjà dans des lois ou dans d’autres dispositions. Il formule des exigences générales envers l’activité de l’entreprise. Celles-ci concernent, d’un côté, la nature et la qualité des produits (par exemple: sécurité, ponctualité, fiabilité, disponibilité, prix, innovation, satisfaction de la clientèle); de l’autre, les principes généraux de la direction de l’entreprise (gestion des risques, communication, éthique, durabilité). Le deuxième chapitre définit les objectifs financiers que la Confédération entend atteindre en tant qu’investisseur et actionnaire de l’entreprise. Le troisième chapitre concerne le comportement de l’entreprise à l’égard de ses collaborateurs et de ses partenaires sociaux. Le dernier chapitre est consacré aux conditions sous lesquelles l’entreprise peut con-clure des accords de coopération et de participation à l’étranger.Les objectifs stratégiques du Conseil fédéral traduisent ainsi largement la «philosophie d’investissement» de la Confédération: celle-ci doit apparaître comme un modèle pour l’économie privée. Elle tient également compte des aspects politiques et économiques. Avant tout, la Confédération se considère comme un investisseur stratégique dans le domaine des infrastructures, engagé sur le long terme, qui ne mise pas sur une maximisation à court terme du rendement et de la valeur, mais sur des prestations durables et de qualité ainsi que sur les résultats solides de «ses» entreprises. Cela ne signifie pas que la stratégie de propriétaire de la Confédération soit rigide et inflexible. Contrairement aux exigences plutôt statiques que pose la garantie du service public, les objectifs stratégiques du Conseil fédéral se caractérisent par une certaine dynamique liée à l’évolution du marché, aux principales tendances marcoéconomiques et au progrès technologique. Dans la pratique, le cadre quadriennal des objectifs stratégiques semble approprié. En principe, le Conseil fédéral souhaiterait également définir une ligne de conduite politique pour la direction de l’entreprise au-delà de cette période. Bien qu’il se réserve le droit de modifier à tout moment les objectifs stratégiques, il fait rarement usage de cette possibilité pendant la période quadriennale. Au moment des révisions ordinaires, il préconise des ajustements graduels plutôt qu’une redéfinition radicale. Cette manière de procéder correspond au profil d’investisseur à long terme de la Confédération.
Définir des objectifs stratégiques, une tâche classique de l’exécutif
La définition des objectifs stratégiques incombe au Conseil fédéral. Il s’agit d’une fonction classique de l’exécutif qui est attribuée à l’échelon supérieur du gouvernement, car seul le Conseil fédéral, en cas de conflit entre des rôles et des intérêts antagonistes de la Confédération, peut évaluer les priorités. Le législatif est impliqué dans la mesure où, avant leur approbation par le Conseil fédéral, les projets des objectifs stratégiques sont soumis aux commissions spécialisées compétentes des Chambres fédérales. À l’inverse de la pratique législative, aucune procédure de consultation n’est organisée auprès des cantons, partenaires sociaux, associations de branche, organisations de consommateurs, etc. En effet, ce modèle de gestion n’a pas pour but de permettre à certains groupes d’intérêt d’imposer leurs attentes à l’égard des entreprises fédérales en influençant les objectifs stratégiques du Conseil fédéral.
Faire confiance à des gestionnaires professionnels
Finalement, le système de gestion part du principe que de bons politiciens ne sont pas forcément de bons entrepreneurs. La Poste, les CFF, Swisscom et Skyguide ne peuvent se soustraire aux lois du marché et sont exposés à une concurrence plus ou moins intense. Dans ces circonstances, le législateur préfère placer sa confiance dans les compétences managériales d’une direction d’entreprise professionnelle plutôt que dans celles d’un service administratif public. Les instances politiques se contentent par conséquent de dicter quelles prestations et quels résultats elles attendent de la part des entreprises fédérales et laissent à celles-ci le pouvoir de décider des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Cela signifie que le Conseil fédéral octroie et respecte l’autonomie entrepreneuriale de la Poste, des CFF, de Swisscom et de Skyguide dans les limites fixées par les clauses régulatoires, les obligations contractuelles et les objectifs stratégiques.
Contrôle annuel de la réalisation des objectifs stratégiques par le Conseil fédéral et le Parlement
La responsabilité de la réalisation des objectifs stratégiques incombe au conseil d’administration, qui en rend compte chaque année au Conseil fédéral à travers un rapport. Celui-ci est confidentiel et comprend des explications détaillées sur le degré de réali-sation de chaque objectif à partir d’indicateurs définis au préalable. Les organes de direction des entreprises mènent, en outre, des entretiens réguliers avec les départements responsables. Dans le cas de la Poste, des CFF et de Swisscom, il s’agit du Detec et du DFF. Dans le cas de Skyguide, le DDPS est également impliqué. Du côté de l’entreprise, ce sont le président du conseil d’administration, le représentant de la Confédération au conseil d’administration (pour autant qu’il y en ait un), le CEO et le cas échéant des membres de la direction qui y participent. Cet échange d’informations institutionnalisé à un niveau hiérarchique élevé est très important pour permettre au Conseil fédéral d’évaluer la réalisation des objectifs stratégiques. C’est en effet ce dialogue direct entre les différents responsables des deux parties qui permet de surmonter dans les meilleures conditions l’asymétrie d’information inévitable qui existe entre le propriétaire et la direction de l’entreprise, cette dernière connaissant évidemment mieux la vraie situation de l’entreprise. Le Conseil fédéral a les moyens d’influencer de façon déterminante la qualité de ce dialogue en sélectionnant de manière rigoureuse le président du conseil d’administration.Chaque année au printemps, le Conseil fédéral procède – en se basant sur le rapport du conseil d’administration, sur des entretiens et sur l’analyse des départements compétents – à une évaluation de la réalisation des objectifs stratégiques par les entreprises fédérales. Il présente ses conclusions dans un rapport confidentiel rédigé à l’intention des commissions de surveillance parlementaires (commissions de gestion et commissions des finances des Chambres fédérales). Ces commissions organisent ensuite des auditions avec des représentants des départements responsables et des entreprises. À l’issue de ce rapport exhaustif, l’Administration fédérale des finances (AFF) publie un rapport abrégé sur la réalisation des objectifs stratégiques durant le dernier exercice.
Possibilités de sanction
Même si le modèle de gestion politique des entreprises fédérales au moyen des objectifs stratégiques part de l’idée que le propriétaire et la direction de l’entreprise défendent les mêmes intérêts, des sanctions doivent être possible au cas où les objectifs du proprié-taire seraient systématiquement manqués. Au-delà des possibilités d’intervention que permet le droit public et qui découlent de la surveillance exercée par la Confédération sur les entreprises – notamment en ce qui concerne les tâches de souveraineté et les obligations de service universel – le Conseil fédéral peut également infliger des sanctions de droit privé au conseil d’administration, lequel est chargé datteindre les objectifs stratégiques. Concrètement, le Conseil fédéral a la possibilité, en se fondant sur le droit des obligations et sur celui des sociétés anonymes, de ne pas approuver le rapport de gestion et les comptes annuels, de refuser de donner décharge au conseil d’administration pour le dernier exercice et de renoncer à réélire le président et les membres du conseil d’administration. Dans le cas de l’établissement public qu’est la Poste (voir encadré 1
La réforme du marché postal
Le 17 décembre 2010, les Chambres fédérales ont adopté la nouvelle législation postale (loi sur la poste et loi sur l’organisation de la Poste). Les points clés de la réforme du marché postal sont:− l’égalité des conditions dans la concurrence que se livrent l’ensemble des prestataires;− une nouvelle autorité de régulation postale propre à ce secteur (PostCom);− la transformation de la Poste qui, d’établissement de droit public, devient société anonyme de droit public; PostFinance est séparée pour devenir une société anonyme de droit privé, dont l’activité sera subordonnée à la surveillance des marchés financiers (Finma);− un service universel de qualité et rentable (fourniture des services postaux et des services de paiement, avec monopole des lettres jusqu’à 50 g) confié à La Poste Suisse SA;− la majorité des voix et du capital dans La Poste Suisse SA reste aux mains de la Confédération (le modèle de la gestion politique de la Poste au moyen des objectifs straté-giques du Conseil fédéral n’est pas remis en question).L’entrée en vigueur de la nouvelle législation postale aura probablement lieu au cours du troisième trimestre 2012.
), il peut agir directement. Dans le cas des sociétés anonymes que sont les CFF, Swisscom et Skyguide, il peut intervenir de manière indirecte par l’intermédiaire de l’Assemblée générale. Si la direction de l’entreprise est soupçonnée de graves manquements, le Conseil fédéral a évidemment la possibilité de demander un contrôle spécial et, le cas échéant, de déposer une plainte. Dans le cas de Swisscom, le Conseil fédéral peut également, en vertu de l’article 762 du code des obligations et des statuts de l’entreprise, déléguer un représentant de l’État au conseil d’administration auquel il peut, le cas échéant, donner des instructions de vote. Jusqu’à présent, le Conseil fédéral a usé des moyens de sanction de droit privé avec la plus grande retenue.
Les expériences nées du modèle de gestion
La pratique de la Confédération en matière de gouvernement d’entreprise a été précisée depuis son institution il y a plus d’une décennie et le débat sur les possibilités d’optimisation se poursuit encore aujourd’hui. Il est néanmoins possible d’affirmer que le modèle de gestion politique des entreprises fédérales au moyen des objectifs stratégiques s’est imposé et qu’il a fait ses preuves. Pour ce faire, une entente entre les entreprises et leur propriétaire est indispensable sur les limites des compétences de chacun et sur le partage des responsabilités.Au final, la qualité d’un modèle de gestion doit se mesurer à l’aune de son succès économique. La gestion de la Poste, des CFF, de Swisscom et de Skyguide a bien évolué depuis que ces entreprises sont devenues des entités autonomes de la Confédération et qu’elles exercent leur rôle macroéconomique conformément aux attentes du public et des milieux politiques.
Encadré 1: La réforme du marché postal
La réforme du marché postal
Le 17 décembre 2010, les Chambres fédérales ont adopté la nouvelle législation postale (loi sur la poste et loi sur l’organisation de la Poste). Les points clés de la réforme du marché postal sont:− l’égalité des conditions dans la concurrence que se livrent l’ensemble des prestataires;− une nouvelle autorité de régulation postale propre à ce secteur (PostCom);− la transformation de la Poste qui, d’établissement de droit public, devient société anonyme de droit public; PostFinance est séparée pour devenir une société anonyme de droit privé, dont l’activité sera subordonnée à la surveillance des marchés financiers (Finma);− un service universel de qualité et rentable (fourniture des services postaux et des services de paiement, avec monopole des lettres jusqu’à 50 g) confié à La Poste Suisse SA;− la majorité des voix et du capital dans La Poste Suisse SA reste aux mains de la Confédération (le modèle de la gestion politique de la Poste au moyen des objectifs straté-giques du Conseil fédéral n’est pas remis en question).L’entrée en vigueur de la nouvelle législation postale aura probablement lieu au cours du troisième trimestre 2012.
Proposition de citation: Weber, Urs (2012). La gestion politique des entreprises fédérales d’infrastructure par le Conseil fédéral. La Vie économique, 01. juin.