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L’industrie doit-elle constituer une partie importante de l’économie?

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On entend souvent dire qu’une désindustrialisation insidieuse risque demain de nuire à notre prospérité. D’un point de vue purement économique, la désindustrialisation – et ses conséquences – est une réalité moins nette qu’il y paraît de prime abord. La quote-part de l’emploi industriel n’a fait que reculer ces dernières années. Cela provient, en premier lieu, de la forte croissance de la productivité du travail dans ce secteur. La quote-part de la valeur ajoutée réelle de lindustrie dans le produit intérieur brut (PIB) n’a, par contre, guère varié ces vingt dernières années. En outre, les activités exercées tendent à faire disparaître la frontière entre industrie et services; par conséquent, la stricte sépa-ration des secteurs perd de son importance.

Une contraction de l’emploi industriel dans toutes les économies avancées


Dans tous les «pays industrialisés», le secteur secondaire occupe une place qui se rétrécit sans cesse. Son poids dans la population active en est la manifestation la plus visible. Au début des années soixante, près de la moitié des actifs suisses travaillaient dans l’industrie. Depuis lors, les effectifs de ce secteur ont fondu de 400 000 personnes et, de nos jours, seul un travailleur sur cinq environ y est employé.La baisse en chiffres absolus de l’emploi dans l’industrie suisse sest certes interrompue depuis la fin des années nonante. Depuis une décennie, on constate même une reprise. Toutefois, proportionnellement à l’emploi total, la régression a continué en raison de l’accroissement de la population active (voir graphique 1).Malgré ces bouleversements considérables, les indicateurs habituels montrent que l’emploi global, tout comme le niveau de prospérité, ont sensiblement progressé au cours des décennies écoulées.

La hausse de la productivité, cause principale de la désindustrialisation


La désindustrialisation est un processus historique que l’on observe dans toutes les économies développées et qui se traduit par un glissement de l’emploi et de la production industrielle vers les services (pour la délimitation du secteur industriel, voir encadré 1

Délimitation du secteur industriel


Au regard de la désindustrialisation, l’ensemble du secteur secondaire – par opposition aux secteurs agricole et des services – est souvent appelé industrie (au sens large). Outre l’industrie manufacturière, ce secteur englobe les activités minières, l’approvisionnement en énergie et l’industrie du bâtiment. Dans un sens plus étroit, le secteur industriel désigne exclusivement l’industrie manufacturière. Selon la nomenclature générale des activités économiques (Noga), cela recouvre les activités de fabrication de produits alimentaires, de textiles et d’habillement, de produits chimiques, métalliques, électriques et électroniques, de véhicules, de machines et d’instruments de précision (classes Noga 15–37).

). Cette translation fait l’objet d’explications diverses: mutation technologique, évolution des conditions de vie avec un besoin croissant en prestations de santé, d’informations et de communications, transferts de production dans des pays plus proches des débouchés ou aux coûts salariaux plus faibles, ajustements décidés par des entreprises suite à des variations dans les disponibilités de ressources limitées, etc.D’une manière générale, toutefois, l’ex-plication retenue aujourd’hui comme la plus plausible est en apparence paradoxale. Elle attribue avant tout le recul relatif de l’emploi et de la valeur ajoutée industriels à l’intense progrès technologique et aux gains de productivité élevés de l’industrie elle-même. Le secteur des services se caractérisant par un fort coefficient de travail, il ne peut pas accroître sa productivité dans des proportions similaires en recourant à des technologies à fort emploi de capital économisant de la main-d’œuvre. Ce différentiel diminue d’une part les prix relatifs des biens industriels, d’autre part le nombre de travailleurs nécessaires à demande constante.Le tableau 1 illustre cette évolution dans la période 1998 à 2008. Pour une progression comparable de la valeur ajoutée brute, les importants gains de productivité de l’industrie se sont traduits par une progression de 0,2% seulement de l’emploi dans ce secteur. À linverse, les services ont vu leur valeur ajoutée progresser principalement en raison de l’augmentation de leurs effectifs. Au total, cette évolution s’est traduite par une perte en emplois industriels de 1,5 point qui se sont reportés sur les services.

Correction faite du facteur prix, on nobserve aucun recul de la part de l’industrie


À la différence de l’emploi, la valeur ajoutée a augmenté en termes absolus dans l’industrie pendant les années nonante (voir graphique 2). Dans la période 2005–2008, le secteur secondaire a même connu une croissance supérieure à la moyenne grâce à l’immigration facilitée par la libre circulation des personnes et à la forte poussée de la demande asiatique. Le recul observé lors de la récession de 2008/2009 pourrait donc correspondre en partie à un simple retour à la tendance longue en matière de croissance.Si l’on tient compte du fait que les biens industriels sont devenus relativement meilleur marché, il est clair que la quote-part réelle de l’industrie – contrairement à la forte baisse que celle-ci a subi en terme d’emploi et de valeur ajoutée nominale – ne s’est déplacée que très modestement au cours de ces dernières décennies. Selon cette approche en termes réels, la part prise par l’industrie dans la création de richesse est donc restée plus ou moins constante depuis le début des années nonante. Cela confirme aussi le fait que la diminution relative de la valeur ajoutée nominale de l’industrie s’explique avant tout par la forte croissance de sa productivité.

Le danger d’un franc fort pour l’industrie suisse


Dans la durée, la désindustrialisation correspond à une transformation structurelle normale qui peut être attribuée à l’efficience de l’industrie. Au-delà de cette forme de mutation structurelle, cependant, des événements extrêmes peuvent aussi avoir un impact durable sur le potentiel de production des entreprises et occasionner la perte d’emplois qui, dans des circonstances normales, auraient été préservés. Un événement de ce type a été le mouvement de valorisation d’une ampleur et d’une rapidité exceptionnelles qu’a connu le franc en été 2011. De plus, en raison des tensions que provoque la conjoncture à l’étranger, de nombreuses entreprises n’ont plus été capables de compenser les surcroîts de charges résultant du taux de change par une réduction de leurs marges ou une extension de leurs zones de distribution. Une telle situation fait craindre que la force du franc n’accélère le processus de désindustrialisation au-delà du «normal» et n’entraîne des pertes d’emplois, l’abandon de sites de production et une baisse des investissements.La Banque nationale suisse (BNS) a pris la seule mesure envisageable dans un tel cas, en fixant pour l’euro un cours de change plancher qu’elle a fermement tenu jusqu’à présent. Sa prompte intervention a permis de déjouer la redoutable menace qui s’accumulait sur les entreprises. Cette politique monétaire comporte toutefois des risques non négligeables. Et même si elle est d’un grand secours à court terme pour les entreprises concernées, elle ne pourra pas faire barrage aux mutations structurelles à long terme que suscitent les gains de productivité.

Vers une industrie de cols blancs


Au total, la progression de l’emploi dans le secteur des services a largement surcompensé le recul observé dans le secteur industriel. Il en découle que les gains de productivité de l’ensemble de l’économie sont attribuables en proportion croissante au secteur des services, dont les progrès en termes de productivité sont toutefois plus lents que ceux de l’industrie.Même si, en termes réels, la désindustrialisation ne paraît pas dramatique, il est certain que la distinction entre secteurs secondaire et tertiaire a perdu de sa pertinence pour diverses raisons. Tous deux sont plus que jamais étroitement interdépendants, de sorte que les statistiques nationales ne sont significatives pour l’un ou pour l’autre qu’à des conditions précises. Le problème de fond tient au fait que la distribution statistique des entreprises entre l’un ou l’autre est fonction de l’activité principale des entreprises. Un salarié actif dans le marketing, par exemple, relèvera suivant l’employeur de l’industrie ou des services.Le secteur industriel est le théâtre d’une sorte de «désindustrialisation interne», en ce sens que ses activités consistent de plus en plus en services. Ces activités sont très importantes pour la productivité et la compétitivité des entreprises relevant de ce secteur. La «migration» de la production propre-ment dite vers des activités d’ingénierie en Suisse ainsi que l’accroissement de l’offre de services par des entreprises industrielles ont aussi pour conséquence de nettement surestimer la quote-part de l’industrie.Quant au secteur des services, il ne s’adresse plus exclusivement à la consom-mation. Les services à la production ou aux entreprises (services financiers, techniques) jouent un rôle de plus en plus important. Suite surtout aux externalisations et transferts d’activité, on assiste à une augmenta-tion des activités de services, bien que ces mêmes activités ne changent pas plus que les produits qui y sont associés.

Secondaire et tertiaire diffèrent nettement en matière de productivité


La stricte séparation en secteurs a aussi perdu de son importance du fait que les différences de valeur ajoutée et de productivité, avec leurs variations, sont parfois plus sensibles à l’intérieur d’un même secteur que d’un secteur à l’autre (voir tableau 2).Les gains de productivité macroécono-mique ne naissent pas uniquement de ceux produits par chaque branche, mais aussi des transferts entre celles qui sont faiblement productives vers d’autres qui le sont plus fortement. Certes, de nombreux domaines de services demeurent à fort coefficient de main-d’œuvre, par exemple la santé ou l’hôtellerie-restauration, qui ne peuvent pas espérer obtenir des gains de productivité comparables à ceux de l’industrie en recourant au capital
La productivité des branches de services est toutefois incomparablement plus difficile à saisir lorsque, par exemple, une prolongation des heures d’ouverture des commerces de détail vient améliorer la qualité du service à la clientèle tout en entraînant une baisse de la productivité mesurée.. La Suisse compte aussi des branches de services à très haute valeur ajoutée par emploi et dont la productivité est en forte hausse, telles les sociétés de crédit et sociétés d’assurance. Dans le secteur industriel, il se vérifie aussi que les taux de croissance des industries de haute technologie
Selon la définition qu’en donne, notamment, la Technology Intensity Definition de l’OCDE, groupe auquel appartiennent les branches 23-25 et 29-35 de la nomenclature Noga: par exemple l’industrie chimique. sont dans l’ensemble plus élevés que ceux des industries traditionnelles.

Une désindustrialisation excessive dans les pays anglo-saxons?


Les économistes sont nombreux à penser que la transformation structurelle au profit des services se poursuivra. Les États-Unis et la Grande-Bretagne sont souvent cités comme des exemples d’une désindustrialisation trop poussée, où la quote-part de l’industrie, autant dans l’emploi que dans la valeur ajoutée macroéconomique, est nettement inférieure à celle de pays comparables (voir graphique 1). À noter aussi, pour ces deux pays, que les différences à l’intérieur même des secteurs industriels et des services sont considérables et que, malgré le recul marqué de l’industrie, le total de la valeur ajoutée brute réelle a progressé ces dernières décennies. Les problèmes de ces pays sont néanmoins flagrants et chacun a en tête les images d’anciens centres industriels devenus des villes fantômes. S’ils peuvent certes être mis sur le compte des mutations structurelles et des révolutions dans les grands centres industriels, leurs causes sont plus complexes qu’il n’y paraît. Les pays anglo-saxons se distinguent par de nombreux aspects des économies du continent européen: déficiences des infrastructures publiques, inégalités dans l’accès à la formation, mauvais fonctionnement des systèmes de sécurité sociale et endettement élevé des ménages pour en citer quelques-uns. Autant d’éléments qui expliquent valablement et mieux que la diminution de la quote-part de l’industrie les difficultés auxquelles les pays anglo-saxons sont confrontés. Y sont également liées, bien sûr, de nombreuses influences défavorables, par exemple lorsqu’un faible niveau de connaissances entrave la création de nouveaux emplois et ralentit l’évolution vers les industries de haute technologie.Ces exemples montrent qu’à vouloir trop concentrer régionalement les industries, on risque de devoir un jour se soumettre à un long et pénible processus d’adaptation lors de mutations structurelles. L’État peut faire un certain nombre de choses pour alléger l’impact des problèmes occasionnés, mais il ne peut pas empêcher les mutations à long terme.

Déficit des balances commerciales industrielles américaine et britannique


Contrairement à la plupart des autres économies développées, les secteurs industriels des États-Unis et de Grande-Bretagne présentent une balance commerciale fortement déficitaire. On craint souvent qu’un pareil déficit fasse baisser les revenus d’un pays et donc diminue sa prospérité. L’élément déterminant, cependant, est le financement de l’excédent d’importations. Les ÉtatsUnis augmentent avant tout leurs dettes à l’étranger, même si les entreprises indus-trielles qui leur restent sont nettement plus productives que celles de Grande-Bretagne. Cette dernière a su largement compenser la perte des excédents industriels en augmentant ses revenus issus d’investissements à l’étranger et les exportations de services intensifs en savoir. Globalement, la balance des revenus britannique affiche ainsi un déficit sensiblement plus faible que celle des États-Unis.À cela s’ajoute qu’une balance commerciale positive n’est pas forcément un objectif souhaitable dans la mesure où elle s’accompagne toujours d’une exportation de capitaux, donc d’un manque à investir potentiel sur le plan national. Le facteur clé est la capacité ou non d’un pays à se spécialiser dans des branches et des activités offrant un fort potentiel de valeur ajoutée. En définitive, il s’agit de savoir ce qu’une société peut se permettre et, à terme, cela ne dépend plus d’exportations nettes aussi élevées que pos-sible, mais des investissements consentis, des innovations et du progrès technologique.

Le prisme déformant des balances commerciales


L’exemple des États-Unis montre bien qu’il faut voir de manière plus nuancée l’interaction entre désindustrialisation et commerce international. Une concentration sur les services et un déficit du commerce extérieur n’entraînent pas, en soi, une croissance plus faible de la productivité et de la capacité d’innovation. À cet égard, lexemple fourni par les produits de lentreprise Apple est instructif.Face au débat officiel dominé par les inquiétudes sur la délocalisation de la production en Asie et le déficit commercial avec la Chine, on oublie que la valeur ajoutée produite par l’iPod en Chine – soit la production proprement dite – représente quelques pourcents à peine. Les matières premières et fournitures proviennent en effet largement d’autres pays. En fait, les États-Unis se sont concentrés sur les activités économiquement les plus intéressantes: l’innovation, le design, la recherche et développement et la production de logiciels. La moitié environ de toute la chaîne de valeur ajoutée (commerce de détail inclus) reste donc aux États-Unis. Les Chinois produisent et exportent certes l’iPod, mais ce sont les Américains qui continuent d’en retirer le plus grand profit, et c’est ce qui importe en fin de compte.

Graphique 1: «Emploi dans l’industrie»

Graphique 2: «Valeur ajoutée brute de l’industrie suisse»

Tableau 1: «Une forte croissance de la productivité dans l’industrie induit une baisse de croissance de l’emploi»

Tableau 2: «Productivité du travail par branche»

Encadré 1: Délimitation du secteur industriel

Délimitation du secteur industriel


Au regard de la désindustrialisation, l’ensemble du secteur secondaire – par opposition aux secteurs agricole et des services – est souvent appelé industrie (au sens large). Outre l’industrie manufacturière, ce secteur englobe les activités minières, l’approvisionnement en énergie et l’industrie du bâtiment. Dans un sens plus étroit, le secteur industriel désigne exclusivement l’industrie manufacturière. Selon la nomenclature générale des activités économiques (Noga), cela recouvre les activités de fabrication de produits alimentaires, de textiles et d’habillement, de produits chimiques, métalliques, électriques et électroniques, de véhicules, de machines et d’instruments de précision (classes Noga 15–37).

Encadré 2: Bibliographie

Bibliographie


− Coutts Ken, Glyn Andrew et Rowthorn Bob, «Structural Change under New Labour», Cambridge Journal of Economics, 2007, 31(6), Oxford University Press, p. 845–861.− Jorgenson Dale W. et Timmer Marcel P., «Structural Change in Advanced Nations: A New Set of Stylised Facts», The Scandinavian Journal of Economics, 2011, 113(1), p. 1–29.− Linden Greg, Kraemer Kenneth L. et Dedrick Jason, «Who Captures Value in a Global Innovation Network? The Case of Apple’s iPod», Communications of the ACM, 2009, 52(3), p. 140–144.− Linden Greg, Kraemer Kenneth L. et Dedrick Jason, Who Captures Value in the Apple iPad?, 2011, mimeo.− Nickell Stephen John, Redding Stephen J. et Swaffield Joanna K., «The Uneven Pace of Deindustrialisation in the OECD», World Economy, 2008, 31(9), p. 1154–1184.− Rowthorn Robert et Coutts Ken, «Deindustrialization and the Balance of Payments in Advanced Economies», Cambridge Journal of Economics, 2004, 28(5), p. 767–790.− Rowthorn Robert et Ramaswamy Ramana, «Deindustrialization – Its Causes and Implications», IMF Economic Issues, 1997, n° 10. − Rowthorn Robert et Ramaswamy Ramana, «Growth, Trade, and Deindustrialization», IMF Staff Papers, 1999, vol. 46 (1).− Schettkat Ronald et Yocarini Lara, «The Shift to Services: A Review of the Literature», IZA Discussion Paper, 2003, n° 964.

Proposition de citation: Busch, Christian (2012). L’industrie doit-elle constituer une partie importante de l’économie? La Vie économique, 01. juillet.