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La Suisse souffre-t-elle du syndrome hollandais?

La Suisse souffre-t-elle du syndrome hollandais?

L’article ci-dessous traite des origines structurelles dune possible désindustrialisation de la Suisse dans les années à venir. Il part du modèle en trois secteurs qui est à la base de ce que l’on appelle «le mal hollandais». On verra que la Suisse réunit différentes conditions qui la prédisposaient à développer ce syndrome dans le passé. Cependant, une politique économique appropriée lui a jusqu’ici évité des trajectoires qui auraient pu se révéler néfastes, de sorte qu’il n’y a pas de raison de craindre une désindustrialisation aggravée.

Dans les années soixante, la découverte de gaz naturel à Groningue, aux Pays-Bas, a entraîné un «boom» des investissements et des exportations, ainsi qu’un afflux considérable de capitaux sous la forme d’investissements directs qui promettaient de donner des ailes à l’économie néerlandaise. Le changement structurel qui en est résulté lui a, toutefois, posé de sérieux problèmes. Il a eu des répercussions particulièrement néfastes sur le secteur industriel. Des emplois ont été supprimés et le pays a subi une véritable désindustrialisation. À l’époque, c’est la revue The Economist qui a utilisé le terme de «dutch disease» (mal hollandais) pour qualifier cette dérive. Elle voulait exprimer par là qu’une évolution en soi salutaire – la hausse des revenus consécutive à celle des recettes d’exportation – peut provoquer des changements structurels à double tranchant dans le pays.Le phénomène du syndrome hollandais offre un cadre approprié pour analyser l’avenir de la place industrielle suisse. En effet, il s’agit moins d’examiner l’évolution con-joncturelle que les facteurs susceptibles de provoquer à moyen ou à long terme une désindustrialisation. C’est pourquoi nous commencerons par décrire succinctement le modèle des trois secteurs qui est à la base du mal hollandais. Ensuite, nous montrerons les liens pertinents de causalité et les consé-quences que peut avoir le «boom» d’un secteur sur les autres pans de l’économie. Dans une deuxième partie, nous nous demanderons par analogie si l’économie suisse actuelle présente les mêmes traits que celle des Pays-Bas de l’époque, à cette différence près que le secteur financier remplace dans notre pays l’industrie gazière. Il en ressort que l’économie suisse n’a pas suivi jusqu’à présent une évolution qui soit véritablement caractéristique du mal hollandais, bien que diverses conditions aient pu être réunies au plan structurel. Il est, alors, particulièrement intéressant de savoir pourquoi elle a été épargnée. La réponse à cette question peut déboucher finalement sur des recommandations concernant la politique économique.

Un modèle simple basé sur trois secteurs


Le modèle utilisé pour l’analyse du syndrome hollandais a été élaboré par les économistes Max Corden et Peter Neary
Voir Corden et Neary (1982), ainsi que Corden (1984).. Très simple, il se fonde sur un secteur tourné vers le marché intérieur, un secteur industriel et un secteur appelé «en plein boom».1. Le secteur économique tourné vers le marché intérieur produit des biens et des services qui ne peuvent pas s’échanger sur la scène internationale. Cela inclut certains produits agricoles, la construction, les services personnels, les prestations du système de santé et d’autres domaines isolés du marché international. L’État et les entreprises qui lui sont proches font également partie de ce secteur. 2. Le secteur tourné vers l’exportation produit des biens et des services échangeables sur les marchés internationaux. Il rassemble les branches et les entreprises qui exportent ou qui sont soumises à la concurrence des importations. Concrètement, cela inclut les branches MEM, l’industrie pharmaceutique et chimique, une grande partie du secteur manufacturier, l’horlogerie et les instruments de précision ainsi que certaines activités touristiques. Par souci de simplification, nous ne parlerons ci-après que du secteur industriel.3. Enfin, le secteur en plein «boom» produit lui aussi des biens ou des services échangeables au niveau international. Il peut s’agir de matières premières ou d’agents énergétiques, tels que le gaz naturel ou le pétrole, mais également de prestations spéciales comme des services financiers dans le cas de la Suisse ou de la Grande-Bretagne. Cependant, l’aspect le plus important est le «boom»: ce secteur croît plus vite que les autres. Le modèle n’explique pas en détail les raisons de son expansion soudaine, mais laisse supposer qu’elle est générée par des circonstances exogènes. En gonflant les recettes d’exportation, le «boom» du troisième secteur entraîne une croissance générale de l’économie dans le pays ainsi qu’une hausse des revenus. Ce phénomène s’accompagne d’un afflux substantiel de capitaux étrangers
Dans le modèle original, ces capitaux arrivent sous la forme d’investissements directs dans le secteur en plein essor, entraînant ainsi une appréciation de la monnaie nationale.. Toute la question est de savoir comment les autres secteurs réagissent à cette expansion. L’un des principaux constats est que le secteur en plein «boom» entre en concurrence avec le secteur industriel sur les marchés des facteurs de production et qu’il provoque une appréciation réelle de la monnaie, un phénomène qui réduit encore la compétitivité internationale de l’industrie. Dans les deux cas, cette dernière subit une érosion de ses marges ou voit sa rentabilité diminuer. Cela peut aller jusqu’au retrait du marché ou à la délocalisation d’entreprises industrielles vers des endroits plus avantageux, donc à une désindustrialisation.

Les liens de causalité


Le secteur tourné vers le marché intérieur bénéficie d’une progression de la demande, due à l’accroissement des revenus, et peut dès lors augmenter ses prix et ses salaires. Exposée à la concurrence internationale, l’industrie n’a en revanche aucune marge de manœuvre en matière de prix et profite donc moins de l’accroissement des revenus. Cela provoque une hausse relative des prix des biens et services non échangés par rapport aux autres; cela correspond à une appréciation réelle de la monnaie, connue également sous le nom d’effet Balassa-Samuelson. Les consommateurs en profitent dans la mesure où les produits importés coûtent moins cher. En revanche, une pression s’exerce sur la rentabilité des entreprises tournées vers l’exportation ou exposées à la concurrence des importations. Le secteur en plein «boom» a des besoins croissants de main-d’œuvre qualifiée. Ses salaires augmentent plus vite que ceux du secteur industriel. Pour rester concurrentiel malgré un capital humain limité, ce dernier doit suivre le mouvement. Étant donné que, par ailleurs, le secteur en plein «boom» se procure davantage de biens et de services auprès de celui tourné vers le marché intérieur, les prix relatifs continuent d’évoluer au détriment de l’industrie. L’État a un effet similaire: grâce à l’augmentation des revenus, il engrange davantage de recettes fiscales et peut donc étendre ses activités, ce qui l’amène aussi à consommer davantage de biens et de services provenant du secteur tourné vers le marché intérieur.Nous avons donc affaire à deux liens de causalité: d’un côté, les prix relatifs qui évoluent au détriment de l’industrie – c’est-à-dire l’appréciation réelle de la monnaie – et de l’autre, la baisse de rentabilité de l’industrie. Dans les deux cas, on a supposé jusqu’ici qu’une concurrence parfaite régnait sur les marchés des facteurs de production, et que les salaires et les prix réagissaient avec souplesse. Or, cette hypothèse ne s’est pas vérifiée. Nous devons être réalistes et partir du principe que la croissance du secteur en plein «boom» peut même alimenter des tendances récessives. Certes, ce secteur exerce une pression à la hausse sur les prix, en raison de l’augmentation de la demande intérieure. Toutefois, l’inflation exige que la politique monétaire se montre accommodante face à la hausse supplémentaire de revenus. Si elle ne le fait pas ou insuffisamment, la devise nationale s’apprécie dans un régime de taux de change flottants, tandis qu’une tendance déflationniste fait baisser les salaires et les prix. Au cas où ceux-ci restent figés à un faible niveau, il faut s’attendre à un recul de l’emploi, à une hausse du chômage ou à une nouvelle érosion des marges du secteur industriel.

Analogie avec la situation suisse et faits stylisés


Dans le cas des Pays-Bas, les liens de causalité esquissés ci-dessus sont bien documentés. La découverte de vastes gisements de gaz naturel s’est traduite par une vague de désindustrialisation. Confrontées à l’appréciation rapide et vigoureuse du florin, des entreprises industrielles riches d’une longue tradition ont dû se battre pour survivre. Actuellement, l’Australie présente une configuration similaire à la suite du «boom» persistant des matières premières dans le monde
Voir Corden 2012.. On rencontre aussi des symptômes du mal hollandais dans quelques pays moins développés, par exemple lorsque l’exploitation d’importants gisements de matières premières entrave l’industrialisation projetée. Durant la crise des marchés financiers, on a appliqué maintes fois ce modèle à des situations dans lesquelles il ne s’agissait pas de la découverte ou de l’exploitation de matières premières. Mentionnons par exemple l’afflux d’investissements directs en Irlande, qui a entraîné jusqu’en 2007 une hausse des recettes d’exportation, ou l’expansion rapide du secteur financier au Royaume-Uni
Voir Laidler 2008.. En ce qui concerne la Suisse, il est facile d’établir une analogie entre le secteur financier – en particulier la gestion de fortune – et la découverte de gaz naturel aux Pays-Bas (ne serait que parce que l’argent est volatil et qu’il présente de ce fait certaines ressemblances avec le gaz). Comme nous l’avons déjà mentionné, l’aspect déterminant du modèle est que le troisième secteur croît plus vite que le reste de l’économie, que le produit de ses exportations est élevé et qu’il génère d’importants flux de capitaux. Tout cela est vrai pour le secteur financier suisse et en particulier pour la gestion de fortune
La gestion de fortune agit comme un chauffe-eau: une masse de capitaux affluent vers la Suisse, provoquant une forte demande de francs, avant de repartir vers l’étranger pour y être investis. Une partie de ces capitaux restent toutefois en Suisse, où ils exercent un effet positif sur les revenus. Si les investissements ne retournaient pas à l’étranger, il ne fait aucun doute que l’inflation augmenterait fortement ou que le franc s’apprécierait encore davantage.. En outre, ce secteur a incontestablement connu un «boom» durant les dernières décennies. Il a largement profité de la mondialisation financière, soit de la levée des contrôles sur les mouvements de capitaux et de l’ouverture internationale des marchés les concernant
Voir Seco 2006.. Signalons à cet égard le rôle particulier joué par la gestion de fortune, en lien avec le secret bancaire. Le succès relatif du secteur financier s’est manifesté notamment à travers le niveau élevé des gains et des salaires moyens. En conséquence, l’allocation de ressources a été faussée dans l’ensemble de l’économie et bénéficie indubitablement au secteur financier. Le «boom» de ce dernier a également eu un effet salutaire sur les caisses de la Confédération, des cantons et des communes. En outre, le secteur financier relativement important de la Suisse a de tout temps profité de la force du franc et contribué à son appréciation. Depuis l’effondrement du système de Bretton-Woods, son cours réel, pondéré par les exportations, tend effectivement à s’apprécier de 0,5% par an. L’îlot de cherté suisse est, en outre, bien connu. L’industrie constitue, enfin, la base de nos exportations et tant dans la chimie-pharma que dans l’industrie MEM, la part des marchandises exportées dépasse largement les 50%. Dans l’ensemble, la réalité suisse présente donc de nombreux parallèles avec le modèle utilisé pour expliquer le syndrome hollandais.

Que faire?


Bien qu’elle réunisse en principe toutes les conditions d’une désindustrialisation si l’on se réfère au modèle mentionné, la Suisse fait toujours partie des pays de l’OCDE dans lesquels l’industrie fournit la plus haute valeur ajoutée par habitant. Son économie a visiblement pu surmonter les mutations structurelles évoquées, ce qui lui a évité une désindustrialisation. À quoi cela tient-il? Sans prétendre à l’exhaustivité, en voici quelques raisons importantes:1. La Suisse n’a jamais soutenu l’industrie par une politique spécifique, bien qu’il eût semblé logique de le faire, compte tenu de la pression latente exercée sur ce secteur. Cela a eu jusqu’ici l’avantage de pousser le secteur industriel à procéder de lui-même aux transformations nécessaires, accroissant ainsi sa valeur ajoutée.2. À l’absence d’une politique industrielle explicite s’ajoute un marché du travail jugé très souple par les experts. C’est là aussi une condition importante pour que le changement structurel puisse se réaliser de manière efficace. 3. La politique monétaire a toujours accordé la priorité aux taux de change flottants. Cependant, elle n’a pas hésité à affaiblir le franc lorsqu’une telle mesure s’imposait en dernier recours, comme c’est de nouveau le cas actuellement. Le secteur industriel a ainsi échappé à un changement structurel au mieux inefficace – car excessif. 4. Le secteur industriel lui-même s’est habitué à la surévaluation traditionnelle du franc: il s’efforce d’éviter la concurrence en matière de prix et de coûts, pour se concentrer sur l’innovation et la qualité. Si l’industrie a pu rester compétitive dans ces deux domaines, c’est aussi parce que la Suisse a mis sur pied un système efficace de formation et d’innovation. Les entreprises elles-mêmes investissent des sommes importantes dans la R&D et s’engagent dans le système spécifique de formation duale. 5. L’ouverture des marchés est un élément important. Tandis que la mondialisation s’intensifiait, la politique économique a posé correctement les jalons: la Suisse a continué d’ouvrir ses marchés non seulement aux biens et aux services, mais également aux facteurs de production. Cette politique vaut en particulier pour l’accord sur la libre circulation des personnes. La main-d’œuvre qualifiée, voire très qualifiée, constitue le principal facteur de production des secteurs exportateurs. Lindustrie compte dautant plus là-dessus quelle doit simposer par linnovation. Louverture du marché du travail lui a permis délargir ses possibilités de recrutement au-delà des frontières. Elle a pu dès lors alléger sensiblement la pression sur les salaires et maintenir sa rentabilité.6. Un autre point important concerne la limitation de l’activité de l’État. De nombreuses analyses consacrées à la maladie hollandaise parviennent à la même conclusion: le marasme économique qui a suivi la découverte de gaz naturel aux Pays-Bas s’explique principalement par l’activité démesurée de l’État et par l’économie de rente qui l’accompagnait. Or, la Suisse dispose du frein à l’endettement, un instrument essentiel pour stabiliser l’activité étatique. La concurrence fiscale, liée au système fédéraliste, est aussi un moyen d’endiguer les débordements de l’État.Si la Suisse parvient à maintenir cette configuration, elle a peu de raisons de craindre une nouvelle vague de désindustrialisation, d’autant que son secteur en plein «boom» va plutôt subir un redimensionnement. Cette évolution soulèvera d’autres problèmes, tout aussi importants, mais elle devrait en contrepartie donner une bouffée d’oxygène à l’industrie.

Graphique 1: «Valeur ajoutée industrielle nominale par habitant (en euros), 2010»

Graphique 2: «Évolution de la valeur ajoutée réelle brute en Suisse, 1980–2011»

Graphique 3: «Effet de l’appréciation du franc, selon le degré d’implication dans le commerce extérieur»

Encadré 1: Bibliographie

Bibliographie


− Corden Max W. et Neary J. Peter, «‹Booming Sector and De-Industrialisation in a Small Open Economy», The Economic Journal, vol. 92, 1982.− Corden Max W., «‹Booming Sector and Dutch Disease Economics: Survey and Consolidation», Oxford Economic Papers, vol. 36, 1984.− Corden Max W., «The Dutch Disease in Australia: Policy Options for a Three-Speed Economy», Melbourne Institute Working Paper Series, Working Paper n° 5/12, 2012; http://www.melbourneinstitute.com/downloads/working_paper_series/wp2012n05.pdf.− Laidler David, The Dutch Disease – Notes by a Monetary Economist, polycopié, 2008; http://www.ucalgary.ca/files/conference08/Dutch%20Disease%20June%2024.pdf− Seco, L’importance des activités financières dans le PIB suisse, Tendances conjoncturelles – hiver 2006, Secrétariat d’État à l’économie SECO, Berne; http://www.seco.admin.ch, thèmes, situation économique, tendances conjoncturelles.

Proposition de citation: Boris Zürcher (2012). La Suisse souffre-t-elle du syndrome hollandais. La Vie économique, 01 juillet.