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Adapter la politique économique extérieure suisse aux spécificités asiatiques

Depuis la fin de la guerre froide, l’importance de l’Asie n’a cessé de croître et, parmi les États qui composent son territoire, nonbreux sont ceux qui sont devenus des acteurs incontournables, que ce soit dans le domaine politique, économique, mais aussi environnemental, technologique, migratoire, stratégique ou culturel. Le dynamisme de ce continent est tel que certains prédisent l’avènement d’un «siècle asiatique». Comme la prospérité de la Suisse dépend dans une large mesure de ses relations économiques extérieures, elle doit en tenir compte. C’est dans cette perspective que le Secrétariat d’État à l’économie (Seco) a rédigé une stratégie de politique économique extérieure vis-à-vis de l’Asie dont le présent article résume les grands axes. Celle-ci ne saurait, toutefois, se substituer aux négociations multilatérales et à la politique menée avec l’Union européenne (UE), car même si les États asiatiques sont importants, ils n’en demeurent pas moins très éloignés.

L’Asie aujourd’hui


L’Asie telle qu’envisagée par la stratégie du Seco (voir encadré 1

Définir l’Asie


Définir l’«Asie» au plan géographique constitue une question relativement complexe. Le Seco a choisi pour y répondre de s’appuyer sur des critères socio-économiques tels que le produit intérieur brut, le taux de croissance ou la population; interviennent également les intérêts que la Suisse possède dans cette région du monde et les défis à surmonter, aujourd’hui et à l’horizon 2020. La stratégie du Seco se limite aux États suivants: Bangladesh, Chine (y compris Taïwan, Hong-Kong et Macao), Corée du Sud, Inde, Japon, Pakistan, Sri Lanka auxquels il convient d’ajouter l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase, plus connue sous son acronyme anglais Asean), qui comprend le Bruneï, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, le Myanmar, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam.

) se caractérise d’abord par d’importantes disparités, que ce soit entre les États de la région ou en leur sein. La régionalisation des flux économiques et sociaux crée également des espaces transfrontaliers disposant de niveaux de développement comparables. Ainsi certains chercheurs parlent d’une «Méditerranée asiatique» située entre les villes de Pusan, Osaka, Fukuoka, Shanghai, Hong-Kong, Taipei et Kaohsiung. Un autre exemple de ce type pourrait se situer autour de Singapour et du détroit de Malacca avec Ho-Chi-Minh-Ville, Bangkok, Kuala Lumpur et Jakarta. Ces espaces transfrontaliers centrés autour de mégapoles aux conditions de vie de plus en plus similaires constituent aujourd’hui les moteurs de la croissance asiatique. Ils disposent d’arrièrepays dans lesquels se concentrent les industries et où ils puisent une main-d’œuvre généralement abondante et donc peu coûteuse, souvent alphabétisée, jeune, disciplinée et travailleuse.Le développement rapide de l’Asie, ou en tout cas de ses mégapoles mondialisées, a également permis en l’espace d’une génération l’émergence d’une bourgeoisie urbaine aux habitudes de consommation comparables à celles de l’Occident. Là aussi, des centaines de millions de consommateurs transforment les flux commerciaux: que ce soit pour la consommation de biens courants, de biens de luxe, de tourisme international ou de services financiers, l’Asie ne cesse de gagner en importance au niveau mondial grâce à ces classes moyennes urbaines. Les inégalités sociales y sont également très fortes et opposent bourgeoisies mondialisées d’une part et travailleurs ou paysans migrants d’autre part. Ce facteur potentiel d’instabilité est renforcé dans certains pays par l’absence de mécanismes institutionnels permettant de désamorcer les tensions, que ce soit par un système politique démocratique ou par le dialogue social.Beaucoup d’entreprises ont délocalisé leurs usines de production dans les arrière-pays des mégapoles asiatiques pour profiter de la main-d’œuvre locale et de politiques favorables aux investissements internationaux; elles ont également profité d’infrastructures vitales à la réexpédition des produits manufacturés sur place en même temps qu’elles se rapprochaient des consommateurs locaux. Le décollage économique de nombreux pays asiatiques a donc été, en grande partie, le fruit de politiques favorables aux investissements internationaux directs. Cette industrialisation accélérée s’est souvent faite au détriment de l’environnement. Aujourd’hui, la société civile se mobilise et fait valoir que le coût des dégradations subies dans ce domaine pourrait, s’il était comptabilisé, réduire de plusieurs points le taux de croissance annuel du continent. Les gouvernements concernés reconnaissent l’ampleur du défi et commencent à prendre des mesures tout en s’efforçant de trouver un équilibre entre une nécessaire préservation de l’environnement et un développement économique permettant d’assurer la stabilité politique. D’un point de vue politique, l’Asie ne connaît pas d’intégration régionale comparable à celle du continent européen. À ce jour, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase) est la structure supra-étatique la plus aboutie même si elle demeure relativement peu contraignante pour ses membres. Les logiques nationales continuent de dominer dans cette région du monde où la méfiance et le poids du passé l’emportent souvent. Cela n’empèche, toutefois, pas les coopérations économiques bilatérales ou plurilatérales, même si nombre de gouvernements asiatiques se distinguent par des pratiques plutôt interventionnistes, voire mercantilistes. Traditionnellement, le rôle des États dans l’économie – par exemple à travers les entreprises étatiques ou des «plans quinquennaux» – reste significatif. Même lorsqu’elle est faible ou décroissante, l’influence informelle des pouvoirs en place sur le secteur «privé» demeure souvent importante.

L’Asie demain


L’Asie héberge environ 60% de la population du globe, mais ne réalise que 15% de son produit intérieur brut (PIB), contre 26% en Europe, 27% en Amérique du Nord, 8% en Amérique latine et moins de 2% en Afrique
Le total de 78% s’explique par le découpage statistique de la Banque mondiale. Manquent ici l’Asie centrale, le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, les pays d’Océanie ainsi que les pays européens non-membres de l’Union européenne.. Si l’on considère le PIB par habitant, on obtient le classement suivant: environ 3700 USD/hab. en Asie-Pacifique et 1200 USD/hab. en Asie du Sud, contre 34 000 USD en Europe, 37 700 USD en Amérique du Nord, 7700 USD en Amérique latine et 1200 USD en Afrique sub-saharienne
Voir Banque mondiale, chiffres 2010.. Certes, ces données sont à relativiser, notamment en raison des immenses différences en matière de pouvoir d’achat.Ceci étant, si l’on part de lhypothèse que les taux de croissance annuels moyens se maintiendront au rythme de la décennie écoulée et échapperont au «piège du revenu intermédiaire» («middle-income trap»), la conclusion est que l’Asie est appelée à moyen terme à devenir le principal pôle économique de la planète. On constate déjà que les pays qui la composent ne se contentent pas d’être des récepteurs d’investissements directs étrangers et des imitateurs de technologies occidentales: le Japon, la Corée du Sud, la Chine, l’Inde et d’autres investissent aujourd’hui massivement dans les autres continents, les marchandises produites en Asie se retrouvent sur les marchés du monde entier, le nombre de brevets déposés est en croissance constante et les communautés d’origines asiatiques constituent des diasporas de plus en plus importantes partout dans le monde. Il convient certes de ne pas surestimer les tendances observables. Certains éléments amènent en effet à relativiser l’essor de cette région du monde. Ainsi, si beaucoup d’habits, de jouets, de chaussures, de produits électroménagers sont aujourd’hui manufacturés dans des pays asiatiques à bas coûts salariaux, ils le sont souvent dans des filiales d’entreprises occidentales qui ont délocalisé une partie de leur production. Seuls les pays asiatiques développés ont réussi à s’imposer dans la compétition mondiale en recherche et développement (R&D) et à produire leurs propres marques. Un autre facteur à souligner est la relative dépendance des principaux pays asiatiques par rapport à d’autres régions du monde concernant leur approvisionnement en ressources énergétiques et en matières premières. D’autres défis importants attendent encore l’Asie sur le chemin d’une prospérité durable, que ce soit la pollution mentionnée plus haut ou le vieillissement de la population dans certains pays ou encore les créances douteuses de systèmes bancaires parfois assez opaques. Malgré ces réserves, si les tendances actuelles se poursuivent, la physionomie du monde de demain sera fortement déterminée en Asie et les voies qu’elle empruntera auront, encore plus qu’aujourd’hui, un impact mondial.

La Suisse et l’Asie


Traditionnellement, la Suisse entretient d’excellentes relations politiques avec les principaux pays d’Asie. Sa neutralité et son absence de passé colonial font qu’elle n’est pas perçue comme une menace aux arrière-pensées troubles; on la considère, en outre, comme un partenaire fiable. Son implication dans la résolution de plusieurs conflits, sa coopération au développement, son aide humanitaire, ainsi que la rapide reconnaissance officielle de certains régimes s’est traduite par des relations politiques amicales, voire privilégiées. Nombre de pays d’Asie ont, en outre, une image extrêmement positive de la Suisse, combinant paysages idylliques et environnement préservé avec une grande ouverture au monde. La prospérité et une stabilité sociale et politique enviée viennent encore compléter le tableau.Aujourd’hui, la Suisse effectue plus de 13% de son commerce extérieur avec cette région du monde, contre 70% avec l’Europe, 9% avec l’Amérique du Nord, 2% avec l’Amérique latine et 4% avec l’Afrique et le Moyen-Orient. Ce pourcentage a augmenté de manière régulière et soutenue au cours de la décennie écoulée et tout indique que cette tendance va se poursuivre. Une récente étude de l’OCDE relève à ce propos que l’économie suisse a en moyenne des liens plus étroits avec l’Asie que la plupart des pays membres de l’organisation
OCDE, Études économiques de l’OCDE: Suisse, 2011. p. 14. Par ailleurs, les entreprises suisses investissent des sommes importantes en Asie au point que dans certains pays, nous figurons parmi les premiers investisseurs européens. Certes, la compétition est vive sur ces marchés où nos principaux concurrents sont les pays de l’UE, d’Amérique du Nord et de l’Asie développée. L’analyse des chiffres économiques montre toutefois que la Suisse a adopté une stratégie de niche dans certains secteurs à haute valeur ajoutée qui lui permet parfois de dégager un excédent commercial. Ce n’est, de loin, pas toujours le cas pour nos principaux concurrents européens ou nord-américains. En ce qui concerne les services, la Suisse jouit d’une bonne réputation dans plusieurs domaines comme le tourisme, la formation, l’innovation et la recherche, ou encore les services financiers. Cependant, au-delà de certains domaines d’excellence, on ne saurait négliger le fait que la Suisse est perçue en Asie comme un acteur relativement mineur sur la scène internationale. Notre non-appartenance à l’Union européenne, si elle est globalement bien perçue et qu’elle nous permet de définir notre politique asiatique de manière autonome, renforce également la perception que la Suisse n’a pas un poids politique comparable à son poids économique.

Défis et objectifs


La stratégie du Seco consiste donc à identifier les principaux défis que nous lance l’Asie et de proposer des mesures permettant d’y répondre. Au-delà des différences évidentes de taille, de poids démographique et de stade de développement, le défi le plus fondamental est celui de la gouvernance politique et économique. La Suisse, en tant qu’État régi par les principes de l’économie de marché, de la liberté économique et du droit, se caractérise par un État libéral et relativement peu interventionniste, une gestion fédérale et décentralisée gouvernée par la logique de la subsidiarité, une politique sociale solidaire et une grande attention portée à la durabilité environnementale et énergétique. Nombre de nos partenaires asiatiques ont une approche très différente, mêlant un fort interventionnisme étatique, un relativement haut degré de centralisation administrative, un important volontarisme dans les politiques économiques, combinés avec une structuration hiérarchique de la société et une relative opacité des processus de prise de décision. Ces différences de philosophie politique se traduisent, dans les relations de la Suisse avec les pays d’Asie, par toute une série de défis sectoriels dont voici les principaux: − fiabilité de l’État de droit et prévisibilité des systèmes juridiques, ainsi que transparence de l’information et liberté de la presse;− amélioration de l’application du droit de la propriété intellectuelle et protection des économies basées sur le savoir et l’innovation;− respect du droit du travail, des principes et droits fondamentaux au travail et des standards de l’Organisation internationale du travail ainsi que des normes de responsabilité sociale des entreprises;− réduction des atteintes à l’environnement dues à une industrialisation rapide du continent et gestion durable des ressources naturelles;− intégration accrue des pays asiatiques dans les forums internationaux pour qu’ils participent activement à la mondialisation dans des domaines tels que le réchauffement climatique, les migrations ou la régulation commerciale; − risques de pénétration des économies occidentales par la criminalité organisée transnationale, de blanchiment d’argent et de dégradation pour la réputation du secteur financier suisse qui pourrait avoir à gérer des avoirs provenant de «personnes politiquement exposées» en Asie;− en raison du statut d’«atelier du monde» de l’Asie, dépendance croissante vis-à-vis des transports internationaux aériens et maritimes, et possible fragilité des lignes d’approvisionnement.Face à ces défis, la Suisse doit renforcer ses relations avec ses partenaires asiatiques afin de défendre sa vision de ce qui constitue une bonne gouvernance économique. Pour ce faire, elle devra disposer d’informations fiables et complètes sur l’évolution socioéconomiques de cette région du monde. Il est de ce point de vue crucial de développer des instruments permettant une analyse précise des risques et formant un système d’alerte précoce des crises pouvant affecter nos intérêts en Asie. Il importe également de réduire autant que possible notre dépendance envers nos quelques partenaires en multipliant les contacts sur le continent. Il faut pour cela:− contribuer, même modestement, au renforcement de la bonne gouvernance en Asie dans les domaines présentant directement ou indirectement un intérêt pour l’économie suisse, comme l’indépendance de la justice et de la presse, la protection de la propriété intellectuelle, le respect des normes sociales;− prendre en compte les dimensions sociales et écologiques dans le développement de nos relations économiques et sensibiliser nos partenaires asiatiques aux impératifs de la protection de l’environnement, du développement durable et de la lutte contre le réchauffement climatique;− inciter les pays de la région à participer de manière active aux travaux des organisations internationales visant à définir des règles permettant de répondre aux défis planétaires du moment en surmontant les logiques strictement nationales.

Conclusion


Aujourd’hui, plus de 60% du commerce entre la Suisse et lAsie concernent la Chine et le Japon. Ces deux pays avec Singapour absorbent environ 56% de ses investissements directs sur le continent. À l’heure de développer une stratégie de politique économique extérieure vis-à-vis de l’Asie, il convient de relever que nos relations se concentrent sur un nombre limité de pays et que la Suisse ne tire pas pleinement profit de la diversité du décollage asiatique. Ses atouts sont, pourtant, monbreux: relative autonomie de sa politique économique extérieure, existence de nombreux accords économiques avec les principaux pays de la région, important réseau international, capacité à offrir des biens aujourd’hui fortement demandés en Asie et excellente réputation. S’il est exagéré de dire que l’avenir économique de la Suisse se trouve en Asie, la présente stratégie de politique économique extérieure démontre l’intérêt qu’il y a pour les acteurs suisses – privés et publics – à coordonner et à renforcer leurs efforts vis-à-vis de ce continent afin d’y promouvoir avec davantage d’intensité les intérêts de notre pays.

Encadré 1: Définir l’Asie

Définir l’Asie


Définir l’«Asie» au plan géographique constitue une question relativement complexe. Le Seco a choisi pour y répondre de s’appuyer sur des critères socio-économiques tels que le produit intérieur brut, le taux de croissance ou la population; interviennent également les intérêts que la Suisse possède dans cette région du monde et les défis à surmonter, aujourd’hui et à l’horizon 2020. La stratégie du Seco se limite aux États suivants: Bangladesh, Chine (y compris Taïwan, Hong-Kong et Macao), Corée du Sud, Inde, Japon, Pakistan, Sri Lanka auxquels il convient d’ajouter l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Anase, plus connue sous son acronyme anglais Asean), qui comprend le Bruneï, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, le Myanmar, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam.

Proposition de citation: Terence Billeter (2012). Adapter la politique économique extérieure suisse aux spécificités asiatiques. La Vie économique, 01 septembre.