Les effets de la crise de l’euro sur la croissance et le potentiel de production suisses
L’économie suisse a évolué de façon étonnamment favorable malgré la crise de l’euro. L’étude qui est présentée ici montre à l’aide de simulations que cela tient à la robustesse des exportations et à la forte croissance démographique induite par l’immigration. On constate, toutefois, un net ralentissement par rapport à un scénario sans crise: jusqu’à fin 2012, le PIB est inférieur de 1,7% et le potentiel de production fléchit de 1,3% à long terme. La mauvaise conjoncture à l’étranger et le franc fort ont en-traîné un recul marqué des exportations, alors que la faiblesse record des taux d’intérêt stimule l’immobilier résidentiel et ses prix.
Cet article
Les opinions présentées dans cet article sont celles des auteurs et ne correspondent pas nécessairement à celles de la Banque nationale suisse (BNS). Les estimations de cette dernière reposent non seulement sur les calculs utilisés ici, mais également sur plusieurs autres modèles et indicateurs. expose les effets de la crise de l’euro sur la Suisse, notamment sur la croissance du PIB. Il analyse également ses implications pour la structure économique, le marché du travail, le comportement en ma-tière d’investissement et le potentiel de croissance. Les études de ce type sont délicates sur le plan méthodologique, car seule l’évolution liée aux conditions prévalant effectivement est connue. Le scénario comparatif destiné à identifier ces effets – en l’espèce, l’évolution sans la crise de l’euro – doit être établi à l’aide de modèles. Il serait peu opportun de ne répertorier que les changements inter-
venus après l’éclatement de cette crise, de nombreux autres facteurs ayant également influencé le cours des événements.Nous examinerons dans un premier temps comment l’économie mondiale sans la crise de l’euro. Une multitude d’autres problèmes tels que la crise financière de 2008, le sauvetage des banques et l’accroissement consécutif de la dette souve-raine compliquent, toutefois, cette tâche. De plus, la crise de l’euro découle de dysfonc-
tionnements qui existaient déjà auparavant. Le scénario mondial sans crise devrait donc, en toute rigueur, remonter plus loin dans le temps et s’appuyer, par exemple, sur l’hypothèse d’un comportement plus prudent dans le secteur financier, d’une plus grande discipline budgétaire des États et d’une divergence moindre des coûts unitaires du travail dans la zone euro. C’est pourquoi le scénario exposé au paragraphe suivant doit être considéré comme une
approche sommaire.Nous étudierons ensuite pourquoi l’évolution économique de la Suisse face à la crise de l’euro a été meilleure que ce à quoi l’on pouvait s’attendre. Il existe deux raisons à cela: la capacité de résistance des exportations dans un contexte d’appréciation du franc et l’immigration favorisée par la libre circulation des personnes, qui ne s’est quasiment pas malgré le ralentissement conjoncturel. En revanche, la politique monétaire ne pouvait plus guère être assou-plie dans le cadre de mesures convention-nelles, après l’abaissement du Libor à trois mois à un niveau proche de zéro.Nous montrerons, enfin, dans la partie principale comment l’économie suisse aurait évolué dans un scénario sans crise de l’euro et nous y exposerons les différences par rapport à la situation réelle. Le modèle économétrique utilisé pour les simulations a été éprouvé lors de nombreuses applications. Cependant, comme tout modèle, il constitue une représentation simplifiée de la réalité. Les résultats obtenus doivent dès lors être
interprétés avec une certaine prudence.
Scénario comparatif Économie mondiale sans la crise de l’euro
Le printemps 2010 peut être considéré comme le début de la crise de l’euro au sens strict. Il est vite devenu évident que le gouvernement grec ne pourrait éviter une faillite de l’État qu’avec l’aide de l’UE et du FMI. Dans le même temps, les primes de risque sur les emprunts des pays périphériques augmentaient fortement. Les effets sur la croissance du PIB agrégé de l’UE ne se sont, toutefois, fait sentir qu’environ un an plus tard. Il semble aujourd’hui quelque peu étonnant que la plupart des prévisionnistes n’aient pas tablé sur un net ralentissement de la croissance: en décembre 2010, le Seco, par exemple, prévoyait encore pour l’UE des taux de croissance de 1,7% en 2011 et de 2,0% en 2012. En réalité, ils furent respectivement de 1,4 et de –0,3%. À l’évidence, on pensait alors que la crise de l’euro ne se propagerait pas à l’économie réelle. Les prévisions pu-bliées fin 2010 pour l’économie mondiale peuvent donc servir de point de départ au scénario sans crise.Il est, toutefois, douteux que l’optimisme excessif de l’époque ne tienne qu’à ces
erreurs d’appréciation concernant l’impact que la crise de l’euro a eu sur l’économie réelle. Il semble que l’on ait également sous-estimé les conséquences du fléchissement consécutif au processus de désendettement des secteurs public et privé, qui a commencé après la crise financière de 2008. En d’autres termes, la croissance de l’économie réelle aurait été inférieure aux prévisions de fin 2010, même sans la crise de l’euro. Nous supposons donc qu’en l’absence de celle-ci, la progression de l’économie mondiale se serait inscrite entre ces projections trop optimistes et le niveau effectif.Le tableau 1 recense les principales hypothèses du scénario comparatif. Bien entendu, l’«évolution effective» présentée dans sa partie supérieure n’est connue que jusqu’à fin 2012. Celle de la période 2013-2015 suppose une atténuation progressive de la crise de l’euro et correspond à peu près au consensus prévisionnel actuel. La croissance du PIB en 2012 et celle attendue en 2013 s’établissent respectivement à 1,3 et 1,4 point en dessous des valeurs du scénario sans crise. L’écart se réduit ensuite. La performance économique de l’UE demeure, cependant, inférieure de 2,9% aux valeurs obtenues dans ce scénario jusqu’en 2015. Les taux d’intérêt à court et à long termes sont, dès lors, moindres et
le cours de l’euro par rapport au dollar s’affaiblit durablement.
Pourquoi la Suisse s’en sort-elle relativement bien malgré la crise de l’euro?
Le tableau 2 compare l’évolution de l’économie suisse, effective ou prévue, en supposant une lente atténuation de la crise de l’euro, avec plusieurs scénarios. La progression de son PIB a été de 1,9% en 2011 et d’environ 1% en 2012. Elle se porte donc
relativement bien, compte tenu du recul de
la croissance en Europe et de l’apprécia-
tion marquée du franc. Selon ce modèle, on peut s’attendre à une progression modérée de 1,3% en 2013 malgré la stagnation persistante en Europe. Deux facteurs ont profité à la conjoncture malgré la crise de l’euro:
- Face à la faible croissance mondiale et à l’appréciation massive du franc, les exportations se sont révélées étonnamment résistantes, probablement en raison d’une spécialisation accrue sur des produits dont la demande présente une faible élasticité-prix et de l’importance grandissante des débouchés extra-européens. Dans le modèle, cela se traduit par des résidus positifs de la fonction d’exportation. Si on les annule, le modèle montre l’évolution à laquelle on aurait pu s’attendre d’après les paramètres de réaction empiriques. En 2011 et en 2012, la progression des exportations ne se serait pas établie à respectivement 3,83% et 0,06%, mais à 2,40% et –0,65%. Elle aurait alors pesé sur la hausse du PIB, sur le renchérissement, sur les taux d’intérêt et sur la croissance démographique. Dans l’ensemble, l’évolution étonnamment robuste des exportations jusqu’à fin 2012 a conduit à relever le niveau du PIB de 0,7%.
- Malgré le ralentissement conjoncturel, la forte croissance démographique a presque conservé son rythme dans le cadre de la libre circulation des personnes. Pour éva-luer l’influence de ce facteur, le modèle examine ce qui serait advenu si l’immigration avait baissé plus nettement. Cette simulation fait apparaître que le maintien de l’essor démographique a généré une progression cumulée du PIB de 0,6% entre 2010 et 2013. L’effet provoqué par l’extension de l’offre est un peu plus accentué que la stimulation de l’économie par la demande (de consommation et d’immobilier résidentiel). Dès lors, la pression inflationniste diminue et le Libor à trois mois peut être maintenu à un niveau inférieur avec le même objec- tif d’inflation. L’accroissement de l’offre de travail se répercute, toutefois, négati-vement sur la croissance de la producti-vité et sur le PIB par habitant; cela en-traîne une légère montée du chômage et un taux d’activité plus faible. Sans cette forte immigration, les entre-prises au- raient été confrontées à une plus grande pénurie de personnel et à une hausse plus marquée des salaires. Cela aurait certes freiné la progression du PIB, mais augmenté la productivité et réduit le chômage.
Le soutien apporté à la croissance par la robustesse des exportations et la forte immigration compense le fait que la crise de l’euro a touché la Suisse à un moment où le Libor à trois mois ne pouvait plus être abaissé. Les conséquences de la limite inférieure des taux d’intérêt peuvent être quantifiées en autorisant des intérêts à court terme négatifs dans la simulation. La colonne A3 du tableau 2 montre qu’en 2012 le Libor à trois mois
serait descendu à –1%, le franc ne se serait pas autant apprécié, l’inflation aurait été moins fortement négative et la progression du PIB nettement plus élevée (1,46%, contre 0,95% en réalité). En termes cumulés sur la période 2010-2013, la limite inférieure des taux d’intérêt aurait conduit à une perte de PIB de 1,5%. En termes absolus, cet effet négatif est supérieur à celui positif généré par des exportations solides et une immigration ininterrompue. Il faut, cependant, garder à l’esprit que ces deux derniers moteurs de croissance auraient pu être inférieurs, alors qu’il n’était guère possible d’abaisser le Libor à trois mois à un niveau négatif.
Effets de la crise de l’euro sur la croissance du PIB
Le graphique 1 compare l’évolution de l’économie suisse (chiffres effectifs jusqu’en 2012, prévisions pour 2013) et le scénario sans crise de l’euro. Les valeurs annuelles correspondantes sont celles du tableau 2, colonnes A et B. Le franc, perçu comme une valeur refuge, s’est considérablement apprécié durant l’été 2011. Depuis la fixation du cours plancher par la BNS, le taux de change fluctue légèrement au-dessus de 1,20 franc pour 1 euro. Il reste néanmoins élevé,
comme l’indiquent les résidus correspondants de l’équation qui représente le taux de change dans le modèle basé sur les facteurs fondamentaux. Dans le scénario sans crise, ces «chocs» sont nuls, car le taux évolue normalement, de sorte que l’appréciation survenue en 2011 ne se produit pas. Compte tenu d’une meilleure conjoncture à l’étranger en l’absence de crise de l’euro, la croissance du PIB suisse demeure ininterrompue. Dans les faits, elle a nettement diminué depuis le début de 2011 en raison de la fermeté du franc et de la dégradation conjoncturelle à l’étranger. La différence de niveau par rapport au scénario comparatif, croissante jusqu’en fin 2012, s’inscrit à 1,7%. Le Libor à trois mois, qui aurait été relevé dès la fin de 2010 sans la crise de l’euro, est presque nul et, comme mentionné précédemment, il
serait même tombé à –1% sans la limite inférieure des taux d’intérêt. D’après le mo-dèle, la politique monétaire est plus restrictive que ce qui serait souhaitable dans ces circonstances. La faible progression du PIB et le franc fort maintiennent durablement le taux de renchérissement dans la zone négative. Celui-ci est, en moyenne, infé-
rieur d’un point aux valeurs qui ressortent du scénario comparatif.
Effets de la crise de l’euro sur le potentiel de production
La crise de l’euro a également affecté l’évolution du potentiel de production.
Comme le montre le graphique 2, après la tourmente financière et jusqu’à la fin de 2010, le PIB s’est rapproché par le bas de la courbe de ce potentiel. Autrement dit, l’écart de production, qui était auparavant négatif, s’est presque réduit à zéro. Sans crise
de l’euro, il aurait été provisoirement positif en 2011. Sous son influence, il s’est cependant creusé la même année. L’écart négatif qui en découle s’accroîtra en 2013 pour at-teindre –1,2% et il ne se comblera que début 2015. Toutefois, le potentiel de production demeure à long terme inférieur de 1,3% au niveau du scénario sans crise. Cela s’explique principalement par le recul des investissements en biens d’équipement (–7%). De plus, la crise de l’euro modifie dans un premier temps les prix des facteurs au détriment du travail (baisse rapide des coûts du capital par rapport aux coûts salariaux), ce qui se traduit par une accélération du rythme d’amortissement et par de nouveaux investissements nécessitant davantage de capitaux. Ces deux éléments se répercutent défavorablement sur l’évolution du potentiel de production (voir encadré 1
Détermination du potentiel de production
Dans le modèle macroéconométrique sur lequel s’appuie cet article, l’évolution du
potentiel de production résulte de l’amor-
tissement des anciennes installations de
production et des investissements dans de nouvelles:
- Plus les salaires augmentent par rapport aux coûts du capital (et plus le progrès technique est important sur les nouvelles installations de production), plus les installations existantes seront amorties (et remplacées) rapidement.
- Le prix des facteurs influe sur leur utilisa- tion dans les nouvelles installations de production. Un renchérissement relatif du facteur travail conduit à une utilisation moindre de celui-ci pour un volume d’investissement donné, de sorte que l’effet d’extension des capacités induit par les nouveaux investissements est plus faible.
- Le volume d’investissement dépend du rapport entre la demande effective et les capacités de production existantes.
La crise de l’euro entraîne une hausse
provisoire du ratio salaire/coûts du capital
et un recul de la demande effective. Elle at-ténue dès lors le potentiel de croissance
par ces trois canaux, mais c’est le repli du volume d’investissement qui a empiriquement l’impact le plus important.
).
Effets de la crise de l’euro sur la structure de l’économie et des prix
Le franc surévalué et les taux d’intérêt très faibles – deux conséquences de la crise de l’euro – ont conduit à des transferts considérables dans la structure de l’économie et à une modification des prix relatifs (voir graphique 3). Les conditions de financement avantageuses ont favorisé les investissements dans l’immobilier résidentiel. Ceux-ci dé-passent d’environ 5% le scénario comparatif jusqu’en 2015 en raison de la faiblesse persistante des taux d’intérêt. En revanche, les
exportations et les investissements en biens d’équipement ont très fortement affectés. Dans un premier temps, l’atténuation liée à la dégradation de la situation des revenus et sur le marché du travail domine dans la consommation privée. À long terme, toutefois, l’effet stimulant des taux d’intérêt bas l’emporte, de sorte que le niveau sans crise de l’euro est légèrement dépassé. Les importations baissent bien en-deçà des valeurs comparatives, amortissant l’impact du recul de la demande sur le PIB. En 2013, la perte de PIB par rapport à ce scénario atteint
cependant un maximum de 1,7%.La modification de la structure de la
demande se reflète sur celle des prix. Seuls ceux des maisons ont été influencés positivement par la crise de l’euro du fait d’une
demande croissante dans l’immobilier: d’ici à 2015, ils dépasseront de 4% le niveau du scénario sans crise. Toutes les autres variables des prix passent en dessous des valeurs comparatives à la suite de l’appréciation du franc ou du fléchissement de la demande. Les prix de la construction sont les moins touchés, car la robustesse de la demande en prestations liées à la construction exerce un effet inverse. Dans un premier temps, la crise de l’euro influe positivement sur les salaires réels, puisque ces derniers baissent moins que les prix à la consommation. À long
terme, on assiste toutefois à une inversion de cet effet, car la situation sur le marché du travail se détériore. Le fait que les prix à l’exportation diminuent plus fortement que ceux du déflateur du PIB indique que les en-treprises exportatrices ont réagi à la hausse du franc en resserrant leurs marges. Sinon, le volume des exportations serait tombé encore plus bas par rapport au scénario sans crise.
Graphique 1: «Évolution de l’économie suisse, 2009-2013»
Graphique 2: «PIB et potentiel de production, 2010-2015»
Graphique 3: «Effet de la crise de l’euro sur la structure d’utilisation du PIB et les prix relatifs»
Tableau 1: «Évolution de l’économie mondiale, 2010–2015»
Tableau 2: «Évolution de l’économie suisse, 2010–2013»
Encadré 1: Détermination du potentiel
de production
Détermination du potentiel de production
Dans le modèle macroéconométrique sur lequel s’appuie cet article, l’évolution du
potentiel de production résulte de l’amor-
tissement des anciennes installations de
production et des investissements dans de nouvelles:
La crise de l’euro entraîne une hausse
provisoire du ratio salaire/coûts du capital
et un recul de la demande effective. Elle at-ténue dès lors le potentiel de croissance
par ces trois canaux, mais c’est le repli du volume d’investissement qui a empiriquement l’impact le plus important.
Encadré 2: Bibliographie
Bibliographie
- Stalder P., «Un modèle macroéconométrique pour la Suisse», Bulletin trimestriel, 2/2001, Banque nationale suisse, pp. 62-89.
- Stalder P., «Free Migration between the EU and Switzerland: Impacts on the Swiss Economy and Implications for Monetary Policy», Revue suisse d’économie et de statistique, 2010, 146(4), pp. 821-874.
Proposition de citation: Schmidt, Caroline; Stalder, Peter (2013). Les effets de la crise de l’euro sur la croissance et le potentiel de production suisses. La Vie économique, 01. janvier.