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L’idéologie doit faire place au pragmatisme 
en matière de politique de la santé

L’idéologie doit faire place au pragmatisme 
en matière de politique de la santé

Voilà maintenant une bonne ­décennie que le système suisse de santé use principalement des ­instruments de marché pour améliorer son rapport coût-qualité. L’article ci-contre montre à quelles frontières se heurte une politique qui met en jeu un ­marché imparfait et un système de démocratie directe.

Voyons pour commencer – en généralisant quelque peu – les attentes et les sentiments de Monsieur et Madame Tout-le-monde à l’égard du système de santé suisse: tous deux souhaitent, premièrement, être bien soignés et pris au sérieux en cas de maladie, deuxièmement, ne pas devoir attendre pour obtenir un conseil ou commencer un traitement et, troisièmement, ne pas payer de primes, taxes et participations aux frais trop élevées. Ils sont, par ailleurs, conscients qu’ils pourraient un jour tomber gravement malades et nécessiter des soins très coûteux. C’est pourquoi ils soutiennent l’actuelle assurance-maladie obligatoire à caractère social et solidaire. Madame tient en outre à pouvoir choisir librement son médecin généraliste et son gynécologue. Elle veut disposer d’un hôpital de proximité pour elle et ses 
enfants. Monsieur, de son côté, a renoncé au médecin de famille et opté pour le Centre médical de la gare, ouvert également en 
dehors des heures de travail. Ils sont relati-vement indifférents au nom de leur caisse-maladie, tant qu’elle paie les frais de traitement et répond rapidement à leurs demandes. Ils sont l’un et l’autre globalement satisfaits de la situation actuelle, même si leurs primes pèsent lourdement sur leur budget et qu’ils ne comprennent pas pourquoi leur assurance s’en sert pour faire de la publicité au cinéma. Madame Tout-le-monde est donc favorable à une caisse unique, sans concurrence ni publicité. Monsieur souhaite au contraire avoir le choix et rejette par ailleurs les réseaux de soins intégrés («Managed Care»). Cet exemple montre le cadre dans lequel on peut réfléchir sur la politique de la santé. Il existe certes une marge de manœuvre, mais celle-ci possède des limites très sensibles.

Un marché administré


Notre système de santé oscille entre marché et État. Par rapport à la réglementation étatique des autres pays de l’OCDE, en particulier de nos proches voisins, celle de la Suisse est plus discrète et généralement de nature subsidiaire. Des études comparatives montrent, du reste, que les coûts et la qualité d’un système de santé dépendent moins de facteurs d’ordre politique et du modèle de financement que de l’organisation des soins et des prestations. Aucun des systèmes étudiés ne renonce à une large réglementation étatique relative à la forme de l’assurance, à son financement ou à la fourniture des soins. Force est de constater que cela se justifie du point de vue économique, car l’axiome de la «main invisible», qui veut que les déséquilibres du marché se corrigent d’eux-mêmes, ne s’applique pas aux principaux segments du «marché de la santé». Le produit «santé» possède en effet des caractéristiques qui diffèrent de celles des autres biens et services: quand on a affaire à une assurance sociale obligatoire accordant à tous les mêmes droits aux mêmes prestations, les caisses-maladie, les prestataires de soins et les assurés cohabitent sur un marché hautement administré. Les cantons ont, en outre, un mandat constitutionnel qui les oblige à planifier la fourniture des soins de santé et à prévenir toute ­insuffisance de l’offre. La notion de «planification» doit toutefois être appréhendée ici dans un sens très large: il ne s’agit en aucun cas de fixer l’offre et la demande dans les moindres détails sur plusieurs années.

Trois défis stratégiques


Les trois défis stratégiques qui suivent illustrent ce délicat rapport entre le marché et l’État dans le domaine de la santé. Les autorités tutélaires – à savoir la Confédération et les cantons – doivent pouvoir l’affronter.

Faire ce qu’il faut là où il faut


La Suisse dispose d’un système de santé très décentralisé qui laisse aux prestataires privés une liberté thérapeutique presque totale. Depuis que la limitation des admissions de médecins spécialistes a été levée, fin 2011, il n’existe en effet plus de réglementation, ni quantitative ni qualitative, de la fourniture des soins. Selon la spécialité médicale et la région, on peut donc se trouver en situation de pénurie ou, au contraire, de (sur)saturation. Pour ce qui est des soins stationnaires, leur pilotage passe par les mandats de prestations des cantons, qui règlent les domaines de spécialisation ainsi que divers éléments visant à assurer un certain niveau de qualité (quantités minimales, exigences structurelles). On s’attend ainsi à ce que les nouvelles règles régissant la planification et le financement hospitaliers débouchent sur une concentration judicieuse de l’offre, un réseautage des niveaux de prestations, une collaboration intercantonale accrue et la mise en place de nouvelles structures de soins de base dans les régions périphériques. Une lacune majeure reste néanmoins à déplorer: la non-intégration des soins ambulatoires et stationnaires en une chaîne thérapeutique cohérente. Cela concerne en particulier le traitement de maladies chroniques très répandues, comme le diabète ou le cancer. Après le rejet des réseaux de soins intégrés en votation populaire, le marché seul ne pourra pas combler cette lacune. La mise en place et la promotion de modèles de soins intégrés requièrent en effet les efforts conjugués des autorités de l’État, des prestataires privés et des assureurs-maladie. Il est indispensable en particulier que l’assurance et le traitement des patients chroniques gagnent en attrait, grâce à une meilleure compensation des risques, à des mandats de prestations et à des systèmes de tarification appropriés.

Faire mieux au juste prix


Les prestations de santé en Suisse sont bonnes. Il est cependant possible de les améliorer et surtout d’éviter des erreurs et nombre de doublons. Des efforts dans ce sens sont certes déjà accomplis, mais laissés à l’initiative individuelle. L’image de l’assurance qualité dans notre pays est donc celle d’une mosaïque ajourée par endroits, dont il s’agit de rassembler et de compléter les éléments. Ce travail doit s’appuyer sur des directives étatiques documentant uniformément les prestations et sur une analyse indépendante de ces dernières, visant à établir si certains traitements, diagnostics et médicaments sont plus efficaces, appropriés ou économiques que d’autres. Les outils nécessaires s’appellent lignes directrices, registres et évaluations des technologies de la santé. Il y a beaucoup à faire en matière de formation des prix et de structures tarifaires. Nombre de partenaires regimbent en effet à jouer le rôle que leur assigne la loi et à négocier les tarifs hospitaliers ou de physiothérapie, de sorte que ce sont souvent les cantons qui finissent par fixer les prix. Il faut s’attendre en outre à ce que la Confédération intervienne, à titre subsidiaire, pour enfin soumettre Tarmed, le tarif des prestations ambulatoires, à la révision prévue depuis longtemps, car le système d’autorégulation par les partenaires tarifaires ne fonctionne manifestement pas. Le Parlement lui en a donné récemment la compétence, ce qui semble aller de soi.

Des spécialistes en nombre suffisant


Il est nécessaire également de mieux réguler le marché professionnel de la santé, en étant conscient des limites qui accompagnent les prévisions en matière de besoins et en veillant à maintenir l’attrait des professions concernées pour les jeunes. Il faut agir sur la définition des exigences professionnelles, le financement des établissements de formation et l’autorisation d’exercer. La réglementation de l’autorisation d’exercer des médecins fait, plus particulièrement, l’objet d’une vive controverse. À cet égard, l’instrument de pilotage idéal, qui permettra d’assurer une répartition judicieuse des médecins de premier recours et des spécialistes sur tout le territoire, est encore à inventer. Il devra notamment donner aux cantons la possibilité d’intervenir et prévoir des mesures d’encouragement et des tarifs incitatifs. Enfin, s’agissant de la fourniture des soins, il y a lieu d’élaborer de nouveaux modèles d’organi-sation et de collaboration, car l’évolution 
démographique et l’augmentation des besoins sont telles que, dans vingt ans, si nous conservons les mêmes profils professionnels et les mêmes structures de soins, nous devrons faire face à une grave pénurie de 
personnel, même en déployant un immense effort de formation. La seule chance d’échapper à cette sombre perspective réside dans l’union et la coordination des forces de la Confédération, des cantons, des acteurs de la branche et des établissements de formation.

Conclusion


Le temps est venu d’examiner les problèmes du système de santé suisse et de chercher des solutions sans a priori idéologiques. L’État n’est pas synonyme du pire, ni le 
libre marché du meilleur: des prescriptions légales et le pilotage des autorités sont indispensables pour que les initiatives des partenaires tarifaires et des acteurs du marché aboutissent à des résultats concrets. L’État se doit, toutefois, d’agir délicatement et de laisser le champ libre à l’innovation et au changement. Évitons à l’avenir les grands débats politiques sur les principes et concentrons-nous plutôt sur la recherche de solutions pragmatiques, qui rallient les nombreux 
acteurs et groupes d’intérêts concernés et servent le bien-être de la population: le mot d’ordre est «Stop à l’idéologie, place au pragmatisme!». Il faut des initiatives, que celles-
ci soient d’ordre public ou privé, et le 
soutien de la population.

Proposition de citation: Michael Jordi (2013). L’idéologie doit faire place au pragmatisme 
en matière de politique de la santé. La Vie économique, 01 mai.