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L’imposition des entreprises entre acceptation internationale et compétitivité

Les questions fiscales transfrontières occupent aujourd’hui une place de premier plan dans les agendas des organismes internationaux, comme le G20, l’OCDE et l’UE. L’attention se concentre sur l’échange d’informations et les prescriptions en matière de transparence, mais aussi sur l’imposition des entreprises internationales. La Suisse, comme d’autres pays à fiscalité modérée, est exhortée à s’adapter. Une prochaine réforme devra améliorer l’acceptation de l’imposition des entreprises tout en maintenant la compétitivité du pays.

Photo: Keystone


En principe, la conception de l’ordre fiscal (et la charge que représentent les impôts et taxes) est un élément essentiel de l’autorité étatique et de l’autodétermination. Le droit de l’État de prélever des impôts joue un rôle déterminant dans les démocraties occidentales constitutionnelles
Voir, à ce propos,la devise adoptée par les colons britanniques d’Amérique du Nord au XVIIIe siècle peu avant que n’éclate la guerre d’indépendance contre la métropole britannique: «No taxation without representation» («aucune imposition sans représentation»).. En Suisse, la Constitution fédérale définit les compétences respectives de la Confédération, des cantons et des communes en matière d’impôts. Elle énumère ceux perçus par la Confédération et limite par principe dans le temps la base légale permettant leur prélèvement. Cette dernière fait périodiquement l’objet d’une validation expresse.

Le dialogue fiscal avec l’UE


Il arrive que l’UE s’immisce dans les compétences de ses États membres et encadre étroitement leur législation en matière d’imposition directe des entreprises. Elle s’appuie notamment pour cela sur les quatre libertés fondamentales consacrées par l’Acte unique européen, l’instrumentaire contre les aides d’État, ainsi que sur le code de conduite relatif à la fiscalité des entreprises, qui fait partie des mesures juridiques non contraignantes («soft law»).La législation fiscale du marché intérieur ayant été rigoureusement et durablement mise en œuvre par chaque membre de l’UE, les États tiers sont tenus de s’y conformer à leur tour. Au cas où ils se montreraient récalcitrants, l’UE pourrait adopter des mesures discriminatoires à leur encontre. Or, des pays comme la Suisse ont des liens économiques particulièrement étroits avec le marché intérieur européen. Telles sont les bases du dialogue fiscal que mènent la Suisse et l’UE depuis 2007 sous différentes dénominations, et dont l’objectif est de modifier les aspects du régime fiscal suisse qui ne sont pas conformes aux critères discutés. Concrètement, trois statuts fiscaux cantonaux (holdings, sociétés mixtes et sociétés d’administration) sont à l’examen, de même que les réglementations concernant l’imposition des sociétés principales et des établissements de financement. Les discussions portent également sur les allègements fiscaux accordés aux entreprises en Suisse dans le cadre de la nouvelle politique régionale. Une critique est adressée aux éventuelles distorsions de concurrence qui pourraient résulter de pratiques fiscales telles que le «ring-fencing» («cantonnement des régimes fiscaux» ou traitement fiscal privilégié des revenus provenant de l’étranger par rapport à ceux réalisés en Suisse).

Les efforts de l’OCDE


L’OCDE joue un rôle central dans la formation de la politique fiscale internationale. À la demande de pays membres influents, le comité fiscal de l’organisation, conjointement avec les États du G20, a adopté un vaste plan d’action en quinze points pour lutter contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices («Base Erosion and Profit Shifting», Beps). La Suisse participe à ces travaux et y apporte son point de vue. Le projet s’étend désormais aux travaux du Forum sur les pratiques fiscales dommageables («Forum on Harmful Tax Practices», FHTP) qui passe en revue les régimes d’imposition des entreprises en vigueur dans les pays membres de l’OCDE, en s’appuyant sur un catalogue de critères. Le forum examine cinq régimes fiscaux suisses qui se trouvent également sur la liste de l’UE (les trois statuts cantonaux, les réglementations concernant l’imposition des sociétés principales et les allègements fiscaux accordés aux entreprises dans le cadre de la nouvelle politique régionale). Il procédera à leur évaluation au cours de ses travaux.

La concurrence fiscale internationale en point de mire


On peut s’attendre à ce que l’OCDE, l’UE, voire l’ONU renforcent leurs règles en matière de comportement fiscal, que ce soit envers des États ou des entreprises. C’est la conséquence d’une interdépendance économique toujours plus étroite et des contraintes qui pèsent sur la politique budgétaire de nombreux États en raison de leurs dettes. Angel Gurria, secrétaire général de l’OCDE, a déclaré devant les ministres des Finances du G20 réunis en juillet dernier à Moscou qu’avec le plan Beps, ces deux instances s’attaquaient à la plus importante réforme de leur histoire en matière d’imposition des entreprises.En raison de ces développements, les possibilités d’aménagement au niveau de la politique fiscale et au niveau technique connaîtront probablement une limitation sensible. Toutefois, cela ne changera rien dans un proche avenir au fait que chaque État détermine en principe seul l’ampleur de ses dépenses (prestations) et de ses recettes (impôts et taxes). Les États continueront de déterminer le montant de leur charge fiscale et de veiller à la compétitivité de leur fiscalité pour les individus et les entreprises, ce qui fait partie de la concurrence internationale pour créer l’environnement le plus favorable. Les États ont le droit de prélever des impôts à leur manière. Les différences apparaissent souvent dans les lignes directrices et presque toujours dans les détails. La conception politique et le financement concret des tâches de l’État, définies par le gouvernement et le législateur, sont déterminants pour la portée matérielle et le niveau de la charge fiscale. Pour que les États puissent exercer leurs prérogatives de manière appropriée en ce domaine, il faut que la souveraineté du législateur en matière d’impôts soit garantie internationalement et que la concurrence entre sites économiques soit un principe consacré. Il est intéressant de noter que, d’après le communiqué relatif à la rencontre, le 20 juillet dernier, des ministres des Finances et des gouverneurs des banques centrales du G20, le «paradigme de la souveraineté» devrait être examiné en relation avec le plan d’action Beps.La concurrence fiscale est liée à la gouvernance. Elle illustre la «Realpolitik» suisse et internationale et constitue un instrument étatique de différenciation ainsi qu’un facteur de discipline fiscale dans un cadre budgétaire. Elle permet aux individus et aux entreprises de confronter les prestations de l’État à la charge fiscale (impôts et taxes) et de procéder ensuite à des comparaisons internationales.

Le problème des mesures défensives


Les États ont recours à des mesures défensives, en particulier envers ceux dont ils estiment que le régime fiscal entraîne une distorsion de la concurrence, dont les efforts de transparence et de coopération ne sont pas suffisants ou dont la charge fiscale est trop faible. Concrètement, il s’agit de les discriminer administrativement ou fiscalement ou d’appliquer une législation relative aux sociétés étrangères contrôlées, qui touche directement ou indirectement les entreprises actives sur le territoire des États visés. La souveraineté nationale est généralement invoquée pour justifier de telles mesures. Jusqu’ici, il n’existe pas de règles ni de mécanismes internationalement reconnus pour définir les mesures défensives admissibles ou non.Les gouvernements peuvent adopter des sanctions contre un État qui enfreint les normes ou les principes juridiques internationaux. Les travaux de l’OCDE peuvent déboucher sur des modèles d’imposition des entreprises, qui obligent la Suisse et les autres pays membres de l’organisation à abolir les régimes et les pratiques susceptibles de fausser la concurrence. En ce qui concerne l’UE, ses principes de droit et ses codes – sous réserve des dispositions figurant dans les accords bilatéraux – ne s’appliquent pas à la Suisse, qui n’en est pas membre. À défaut de norme générale reconnue à la fois par l’UE et la Suisse, le dialogue fiscal permet aux deux parties de dégager des solutions. Si un régime contraire aux normes ou exclu dans le cadre d’une entente bilatérale n’est pas modifié ou supprimé, les mesures défensives pouraient en principe se justifier par l’engagement de l’État visé à respecter la règle bafouée. Il en est de même des normes du Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements en matière fiscale, auquel la Suisse participe, ce qui la lie.

Exigences et effets d’une imposition minimale


Il n’existe pas de norme internationalement reconnue qui définisse ce qu’est un taux d’imposition faible. Ainsi, l’OCDE a recours au critère «pas d’imposition ou faible imposition» pour examiner le caractère dommageable de pratiques fiscales; elle n’établit pas de seuil ni de moyen de le calculer. Au sein de l’UE, le droit en vigueur ne fixe aucune limite en deçà de laquelle on doit considérer que l’imposition est faible. En 2011, dans une proposition de directive relative à «l’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (Accis)», l’UE a défini un niveau minimal de charge fiscale pour les États tiers en vue de reconnaître la déduction d’intérêts dans le cadre de la lutte contre les abus (le taux général légal de l’impôt sur les sociétés de l’État tiers doit s’élever à au moins 40% du taux légal moyen dans les États membres). Il ne s’agit, toutefois, que d’un projet.Plusieurs États ont inscrit dans leur droit fiscal des exigences d’imposition minimale à l’égard des pays où les entreprises nationales investissent. Pour simplifier, si le pays tiers ne respecte pas ces exigences, certains des bénéfices qui y sont réalisés par une société étrangère contrôlée (SEC ou ) depuis l’étranger sont imposés dans l’État où la maison-mère a son siège. Les impôts sur le bénéfice versés dans le pays tiers peuvent être portés en déduction. Csouvent , en référence à la législation américaine. L’État qui les adopte vise à égaliser la charge fiscale qui pèse sur les bénéfices des entreprises en imposant au même niveau les établissements étrangers contrôlés par des sociétés nationales. Les investissements des entreprises nationales dans les pays tiers dont le taux d’imposition est inférieur au taux minimal requis perdent ainsi de leur attrait économique. Le marché intérieur du pays qui applique une législation sur les SEC se replie, par conséquent, sur lui-même. Les exigences d’imposition minimale inscrites dans les législations SEC sont variables et peuvent s’élever à 20% ou plus dans certains États. Il reste à savoir si ces règles sont compatibles avec la concurrence fiscale et politiquement durables. Quoi qu’il en soit, pour une série de pays, qui présentent comme la Suisse un niveau modérément bas d’impôt sur le bénéfice, elles constituent en principe un problème.À cela s’ajoute que certains États semblent ne pas appliquer leur législation SEC selon des critères uniformes pour tous les pays. Ils établissent dans ce contexte des listes blanches ou noires selon les cas, qui peuvent contenir des distinctions peu transparentes ou infondées. D’après les conditions fixées par la Cour de justice de l’UE, ses États membres ne peuvent pas appliquer une législation SEC à leurs partenaires ni aux États de l’EEE, mais seulement à des pays tiers. Une application non uniforme du droit constitue un sérieux risque de dommage et de discrimination pour les pays concernés tels que la Suisse.

Adapter l’imposition des entreprises à un environnement changeant


Sur la base de travaux préparatoires plus anciens, des représentants de la Confédération et des cantons s’emploient depuis l’automne 2012 – dans le cadre d’une organisation de projet regroupant le Département fédéral des finances (DFF) et la Conférence des directrices et directeurs cantonaux des finances (CDF) – à définir les axes fiscaux et budgétaires de la prochaine réforme de l’imposition des entreprises. Un rapport intermédiaire daté du 7 mai dernier fait le point sur le contexte, l’objectif, l’avancement des travaux et la suite de la procédure. D’autres cercles, notamment économiques, sont par ailleurs consultés. Sur la base d’un rapport final élaboré par l’organisation, le Conseil fédéral soumettra un projet à la consultation probablement en 2014.Ce projet a, en particulier, pour objectif d’adapter la fiscalité des entreprises à l’évolution internationale, tout en conservant la compétitivité de notre place économique. Les réglementations fiscales reposant sur des concepts qui ne sont plus approuvés aujourd’hui doivent être remplacées par d’autres porteuses d’avenir, de façon à trouver un équilibre optimal entre l’acceptation internationale, la compétitivité et le rendement fiscal. La sécurité du droit et de la planification dans les questions fiscales, essentielle pour les entreprises actives sur la place économique suisse, en sortira renforcée.Le rapport intermédiaire est en faveur d’une réforme axée sur trois éléments:

  • l’introduction de nouvelles réglementations spéciales conformes aux normes internationales (en particulier concernant les intérêts et les biens immatériels);
  • une imposition cantonale des bénéfices amoindrie;
  • la réduction de certaines charges fiscales, afin de renforcer l’attrait de la Suisse en général (notamment l’abrogation du droit d’émission sur le capital propre, la suppression des obstacles fiscaux au financement des groupes de sociétés et l’impôt sur le capital).


Les charges des administrations publiques devront être réparties de manière équilibrée dans le cadre de la péréquation financière existante. La diminution des recettes fiscales de la Confédération et des cantons résultant de la réforme pourra être compensée par d’autres types de financements, afin de maintenir l’équilibre budgétaire des collectivités publiques.

Délimiter clairement les pratiques inadmissibles à l’avenir


En vue de la réforme de l’imposition des entreprises, il serait souhaitable de mieux distinguer les paramètres des réglementations admissibles en matière de concurrence fiscale internationale, les pratiques et régimes qui la faussent et les aides potentiellement néfastes. Ce principe s’applique tout particulièrement au traitement fiscal préférentiel des biens immatériels ainsi qu’aux dépenses et recettes qui lui sont liées. Il faut espérer que les travaux de l’OCDE, entrepris dans le cadre du projet Beps et du Forum sur les pratiques fiscales dommageables, et le dialogue en matière d’imposition des entreprises avec l’UE permettront de clarifier la situation.

Proposition de citation: Christoph Schelling (2013). L’imposition des entreprises entre acceptation internationale et compétitivité. La Vie économique, 01 septembre.